LA REGLE PRIMITIVE - Chapitre Premier :::: (Le 4ème H - Tome 1)
LE QUATRIEME H
Tome I
LA REGLE PRIMITIVE
LIVRE
I
CHAPITRE PREMIER
--- - ---
« Qui sème peu récolte peu. En terre qui rien ne
vaut, bonne semence sèche et défaille. »
Livre
des Ressources – 2ème Tercet
(Puits
d’Orangis – Colonie d’Intendance de La Ligne
- Cinquième Profondeur)
Le vent s’est remis à balayer l’Hammer Fest : alourdie
de plaques de glace, la mer racle le fjord jusqu’en dessous de la coupole. Orangis
aurait pu finir par ressembler à Sephta : un souvenir d’acier rougeâtre
hérissé de carcasses métalliques. Mais de ce côté-ci de la passe la carapace de
béton résiste, enfoncée devant le spectacle du choc des deux océans
éternellement lancés l’un contre l’autre à des milliers de kilomètres.
A l’intérieur, des tonnes de matériel hors d’usage encombrent
le Puits sur toute sa descente, dont la Septième attend qu’elles soient triées,
évaluées puis recyclées.
Des anciennes cohortes de prêtres ils ne restent que
six au Ligodon, avec Molin. Il y a Doug Anachur et ses deux fils, puis Hevrardt
Utriche, la famille d’Evander Pallati et les trois lapons : Kjolen Magvik,
Jagannath Thorsund et le vieux Kiel. Vingt-sept moines sont venus remplacer les
autres, sans Tobbe pour les conduire. C’est Anachur, le CommIntendant, qui
préside les services.
Molin finit par rentrer la tête à l’intérieur de sa
capuche, le nez à moitié gelé. Sans l’avertissement de la console principale il
n’aurait eu de prétexte pour remonter ici qu’après les Troisièmes Cycles :
autant dire dans un siècle. Provoquer cette avarie avait accéléré le début des
ennuis mais à ce stade, quelle importance ? Les autres réunissaient
probablement déjà des piles d’affaires autour de sacs solides à des kilomètres
les uns des autres, aussi loin d’ici qu’il était possible : en matière de
problèmes, dès qu’ils se mettraient en route, on ne ferait pas mieux.
Prudemment, il enjambe le chambranle. Il est sous le
dernier plafond, à une seule épaisseur de béton du dehors. La plupart du temps,
les cultures retournées finissent par prendre. Ici, c’est une autre histoire.
Les autres colons se contentent de ce qu’il veut bien leur raconter. Peut-être
qu’ils s’en foutent. En attendant, il s’astreint à inspecter la serre, au cas
où il aurait été suivi. Impossible d’être sûr. La puanteur traverse déjà ses
filtres. De longs mètres d’échelle en dessous, un sillon sur deux est couché.
A mi-chemin de la descente il marque une pause. Ca
siffle par intermittences du côté des plafonds, de quoi faire faire demi-tour à
n’importe qui d’encore à peu près sensé. Un pied en bas il se réajuste, puis entreprend
la traversée qui le mènera à l’autre bout de la rangée.
La plaque qui protège les câbles pend sur un
gond : à l’intérieur, un jus noirâtre figé par le gel recouvre une partie
des cordons de distribution. L’écrou fissuré roule dans sa paume, il manque de
le perdre avant de tanguer un peu accroupi, à la recherche de son équilibre.
Une lorgnette à longue focale peut-elle zoomer suffisamment depuis l’un des
contreforts de la serre, à cette distance ? L’objectif d’une caméra
thermique, peut-être. La petite pièce tourne une première fois autour de son
axe puis s’évase laidement sur le filetage avant de se tordre, puis de retomber
dans la rainure. Il hésite, jette un œil alentour puis ramasse deux feuilles au
hasard parmi celles qui jonchent le sol autour du coffrage. Tout en haut, une
nouvelle bourrasque siffle derrière la meurtrière. Un jour malhabile traverse
le panneau enterré au ras de la poutrelle. Deux bandes incolores, l’une d’un
gris sale, l’autre d’un blanc laineux.
De l’autre côté de la porte coulissante qu’il referme dix-neuf
minutes plus tard la bouche terriblement sèche, l’autochenille l’attend. La
capsule s’enfonce dans le ventre de l’appareil et arrivée à mi-hauteur,
les gicleurs de stérilisation crachotent sur son corps délesté de la
combinaison.
Les feuilles, trop larges, dépassent du compartiment d’analyse.
Ca ruinera probablement la possibilité d’échantillonnage. L’engin met une
poignée de secondes avant de démarrer puis commence à s’ébrouer vers la
tourelle qui barre la voie 112 dans un nuage de charbon. Les lapons ont fini
par le traiter plus ou moins comme l’un des leurs. Certains des enfants de la
communauté, dont les fils Anachur, sont même autorisés à jouer avec Nadun
jusqu’au sixième quart. Mais quand le retour du véhicule-chenille est annoncé
par les lampes d’alerte, soin est pris qu’aucun visiteur ne soit plus là à
fouler le sol de sa dépendance.
A chaque début de Cycle, une fois qu’il est passé à la
pépinière échanger le même grommellement avec le vieux Kiel, les moines
attendent de le voir passer. On imagine, d’en bas, la difficulté de conduire
son charivari sur la plateforme de l’ascenseur de délestage. On ergote sur le
temps qu’il met pour grimper jusqu’aux ellipses. On retrace mentalement sa
course jusqu’à ne plus pouvoir que l’imaginer, là-haut, retourner des blocs de
terre gelée du côté de la lande, là où seules les larges dalles coulées vers
l’ouest protègent encore du dehors.
La rétroplantation s’étend sur trois hectares de
pénombre fumante. La surface des anciennes serres, elle, est vaste comme trois
fois le Ligodon-bas : vingt-sept hangars aux portes closes, alignés les
uns face aux autres dans l’obscurité, abandonnés au froid. En forçant la
succession de ces gestes minutieux qui lui permettent de conduire seul l’énorme
véhicule, Molin hâte l’allure. Les chenilles, plaquées au sol par la masse,
éclatent des pierres au hasard. Au kilomètre trois, les traces de ses
précédentes traversées bifurquent vers le Nord - il en a laissées à peu près
tout le long, par ici. Larges comme des rails. Cela devrait le rendre soucieux
mais il y a plutôt cette molaire qui refuse de le laisser tranquille. Il pousse
le moteur en grimaçant d’une joue. Bientôt, il a suffisamment roulé pour que le
dôme crevassé de Sephta se mette à émerger par à-coups dans l’encadrement des soupiraux,
pendant que les phares de l’autochenille ratissent le sol défoncé. Ils l’ont
laissé tant de temps croupir ici avec Rett pour toute compagnie, tant de cycles
à tourner en rond les yeux usés d’avoir à heurter une paroi trop proche, où
qu’ils aillent tous les deux, où qu’ils se trouvent : ici, le regard doit
porter loin. S’il n’y avait cette maudite dent… Pour les lapons, Sephta n’est
qu’une ruine recrachant des nappes de radiations de façon imprévisible. Ils
peineraient à croire que les autres s’apprêtent à faire le voyage jusqu’ici. Ce
qui est drôle, c’est qu’aucun de ceux qui se préparent ne sait à quel point
l’ancienne jumelle d’Orangis flanque désormais la trouille. Ils en feront dans
leur froc.
Repeints de façon grotesque, les chiffres indiquant
l’entrée des anciennes voies raccordant les deux Cité-Puits défilent maintenant
en ordre serré, éclairés par de vieux falots. 13-C, 17-113… A force, les plans
de l’ancien Réseau sont gravés dans sa tête. Il scrute le manomètre, agacé par
la brillance des projecteurs de la grande tourelle qui lèchent déjà le haut du
blindage. Toute cette lumière projetée sur ce no man’s land, quel intérêt ?
Le Worlex s’immobilise à la frange du halo. Pourquoi
quelqu’un surgirait-il de là-bas cette
fois-ci ? Moteurs au point mort, le carter glisse finalement à
rebours. Quelques instants plus tard, le bras mécanique se déploie sous l’effet
des deux leviers que Molin incline simultanément depuis le pont arrière, qu’il
a rejoint à la force des bras par-dessus les barres de bastingage : le mât
hydraulique se retrouve dressé au-dessus du linteau de la 6-411, courbé comme
un dard. D’un geste sec, il l’abat sur une première ferrure. Le choc résonne,
se répétant d’écho en écho jusqu’à la tourelle. Il scrute à nouveau l’horizon
en repassant la langue sur sa dent gâtée. Penché à l’intérieur de la cabine, il
recommence. Cette fois, le coup frappe trop bas. Après une tape mesurée sur le
levier de droite, il lance finalement la pelle droit-devant.
La porte octogonale s’est enfoncée bizarrement,
laissant entrevoir, des deux côtés, une volée de rails. C’est par là qu’il fera
foutre le camp à Nadun avant qu’ils arrivent. Pleins gaz.
Au moment
précis où les gueules plates des ascenseurs apparaîtront, les courants
d’aspiration vont se déverser dans la coursive. La zone-tampon délimitant
l’entrée du Puits d’Orangis déverse maintenant une marée de photons sur le
pare-brise. Les doigts de Molin se hâtent au-dessus du clavier de commande
jusqu’au contacteur coincé entre deux balises. Derrière lui, dans l’obscurité,
la porte défoncée de la 6-411 godaille sur elle-même. Depuis combien de temps
n’a-t-il pas ressenti une telle fatigue ? Les yeux rivés sur l’obélisque
métallique, il bascule le commutateur. La cellule ne réagit pas au signal
envoyé depuis la cabine. Son pouls s’accélère, le Worlex poursuit sa route vers
la tourelle de distribution dans une charge idiote. Il ramène le commutateur
dans sa position d’origine et d’un geste un peu moins rapide, le repousse.
Là-bas, le transbordeur se détache enfin du mât : après avoir décrit un
grand arc de cercle, il vient télescoper le marchepied.
En bas, au Ligodon, une première série de lampes
réagit. A la surface, on est indifférent au raclement des chenilles qui
lacèrent le bitume une centaine de mètres en dessous : au pied de la falaise,
un cylindre de tôle a réussi à accrocher une pointe de rocher et tangue dans
une cuvette d’eau mousseuse la tête à l’envers.
Quand on les a débarqués Rett et lui aux portes du
Ligodon, seuls deux véhicules civils étaient en service. Malgré l’étanchéité
très approximative de leur cabine (des plaques de plomb rivetées à même le
châssis), il s’était porté volontaire. Le premier tracteur avait lâché assez
rapidement. Le deuxième avait mieux tenu mais cette fois, plus aucun membre de
la colonie n’avait voulu remonter avec lui. Six GrandCycles à martyriser des
hectares brûlés par le gel, dans l’immensité des deux dernières plaines de la
série Sud. Puis Nadun était né. Rett avait failli y rester. A cette époque, à
chacun de ses retours, les logiciels de contrôle enregistraient un nouveau
record de radiation. Pour une couverture, ça ressemblait plutôt à un suicide.
Mais pas une des voies raccordant les deux gigaforages l’un à l’autre ne lui résista :
il les explora toutes, violant consciencieusement chaque verrou de la ligne
d’étanchéité isolant Orangis de sa voisine.
La Laponique, peu encline à l’étonnement, s’était
contentée de le regarder monter et redescendre. Les plus jeunes avaient pris ça
pour de l’abnégation, les autres, pour une perte de faculté mentale. Les déments
ne manquaient pas dans les Profondeurs : si celui-là voulait creuser sa
tombe là-haut plutôt qu’en bas, après tout qui cela gênait-il ? Au pire,
on mangerait peut-être un jour autre chose que des algues ou des champignons.
Fallait voir. Personne n’oubliait non plus que Molin, sa femme et son fils
étaient les seuls à ne pas être cantonnés au Ligodon de leur plein gré. Ils
comptaient parmi ceux que l’Avent avait expatriés même si, objectivement, ce
qui leur avait valu d’être exilés ici n’avait pas vraiment d’importance. Qui,
dans les souterrains, n’était pas entaché d’une abomination quelconque ?
Pour le Worlex, Molin avait jugé, à l’issue du sixième
GrandCycle, s’être montré suffisamment patient. La pertinence d’un raisonnement
duquel ne transpira pas plus de vanité que de concupiscence lui valut
l’approbation des prêtres-ouvriers, à l’issue de ce Senon exceptionnellement
pris dans le réfectoire crasseux. A la fin de son exposé, à demi levée autour
de la table, la Laponique toute entière s’accordait sur l’acquisition d’un
meilleur véhicule. Les motifs très contestables qui conféraient à la relance
d’une culture aérienne - dont lui seul avait la tâche - un caractère impérieux
avaient été habilement noyés dans une démonstration étayée de pousses choisies,
de schémas rigoureux annotés de chiffres et de planches botaniques charmantes
qui circulèrent entre toutes les mains. Seul Doug Anachur y lut autre chose que
le souci de faire fructifier une vieille retro-serre. Les pousses qu’il avait
tenues du bout des doigts ne l’avaient pas impressionné. Les plans de semences,
certes bien dessinés, étaient irréalistes. Molin enfin, jusqu’ici si taciturne,
avait été volubile. Quand survint le coup de théâtre - à peine émise, la
requête avait été acceptée -, de perplexe, le CommIntendant était devenu
soucieux. La Septième ne les dotait jamais de rien, d’ordinaire. Pour éviter
que des questions ne finissent par être posées – tôt ou tard, l’engouement
cèderait la place à la jalousie -, il avait fustigé Molin face au Chapitre tout
entier lors de la répartition des Nouveaux Quarts en citant les Us :
« … Frères, l’Ordre a décidé de faire dotation à
notre communauté. Pour ce faire, le Couvercle devra être ouvert. Devant le
risque que cela entraîne pour nous tous, rappelons-nous qu’il ne faut requérir Areie
ni pour avoir plus d’étendue, ni plus de confort, ni pour notre aise. Vous
pouvez requérir pour deux choses : l’une pour échapper et laisser un mal hors
de notre enceinte. L’autre, pour mieux faire le service de la Règle. Et telles
doivent être les seuls motifs pour lesquels vous devez demander. » Cela
avait fait glousser les prêtres et ricaner les moines.
Cela correspondit au moment où, depuis la Cité-Mère,
le Haut Dévot contacta Doug. Le CommIntendant dut se rendre à l’évidence :
le cours du temps sous l’Hammer-Fest, jusqu’alors placide jusqu’à la pesanteur,
allait connaître des saillies. Sur l’instant il ne sut pas vraiment jauger ce
que cela signifierait pour lui, ni même quel type de sensation cela lui
procurait. De l’excitation. De la jalousie. Un sursaut d’amour pour ses fils -
qu’il trouva immédiatement dangereux. Le souvenir de sa femme l’avait même
agrippé, comme une mâchoire rouillée se refermant sur un doigt. En tout cas, le
sommeil le quitta.
Molin, lui, n’en tira aucune gloire. Rien venant de la
Septième n’était gratuit. Nadun grandissait plus vite que ces graines que lui
refilait le vieux Kiel, qu’il balançait pourtant scrupuleusement dans les
sillons noirâtres du Niveau d’Accueil. Son fils s’était allongé cycle après
cycle à vitesse constante, comme une machine miraculeuse, jusqu’à atteindre
l’âge.
A la faveur d’une accalmie, les coordonnées d’un vol
furent communiquées au Ligodon-bas depuis un avant-poste. Le pont aérien
atteindrait la cheminée centrale sans numéro d’identification, dans le cadre
d’une procédure exceptionnelle : l’ellipse supérieure d’Orangis, désignée
comme point de livraison, était pourtant la seule ne pouvant être commandée à
distance. Doug était anxieux, Kjolen survolté.
La pointe d’un affreux crépuscule gris se levait sur
l’Hammer-Fest lorsque l’appareil s’annonça. Invisible jusqu’à la dernière
minute depuis les focales de surface à moitié bouchées dont Doug Anachur
scrutait nerveusement le retour d’image, le quadrimoteur surgit dans le ciel
opaque, sa forme oblongue se frayant une trajectoire à travers les scories
tourbillonnant au-dessus des moutons d’écume sur lesquels s’avachissait le
Svalbard. La commande d’ouverture du couvercle d’Orangis avait été lancée
depuis trente-sept minutes mais bien que cette tâche les ait quasiment tous
mobilisés dans l’ancienne salle des machines, aucun d’entre les colons ne se
porta volontaire pour accompagner Molin plus haut. Pas même Kjolen, qui après
quelques hésitations, finit par s’abriter derrière une impérieuse vérification
des installations d’eau après avoir levé pour la troisième fois la tête en
direction des ellipses.
La bulle dans laquelle Molin prit donc place seul,
engoncé dans une combinaison usée jusqu’à la corde, se mit à gravir la cheminée
le long de la distance séparant la deuxième piste d’appontage de la première.
Une première sirène annonça la rupture d’étanchéité au moment où l’ombre du
quai semi-circulaire l’avala.
Tout en haut, le venteau de la coupole du Fort ouvrit
un croissant à une bande de jour opaline qui s’évasa précautionneusement sur
l’entrée béante du forage. Quand Molin émergea au-dessus du ponton, il fut pris
d’un intense vertige : un pan de ciel démesuré éclatait de toute sa
blancheur sur la visière de son casque. Il baissa la tête trop tard, les yeux brouillés
de myriades étincelantes. En dessous, sur sa gauche, les sillons concentriques
de l’ellipse apparaissaient d’anneau en anneau, dessinant l’extraordinaire
circonférence du quai rotatif. La piste à l’abandon devait faire un kilomètre
de diamètre, au bas mot. Le couvercle finit de racler ses étraves et s’encastra
presque entièrement dans sa mortaise. Un silence inquiet succéda à un dernier
claquement. La Cité-Puits était ouverte.
Des grappes de flocons se collaient aux parois comme
des bulbes, d’autres voletaient en spirale et l’écho d’un borborygme grésillait
dans ses écouteurs. Avec lui, le Puits tout entier sembla jauger du phénomène lointain
qui secouait sa structure empêtrée de poussière. C’est finalement un hurlement
fumant qui s’abattit dans le cylindre, précédant d’une poignée de secondes
l’apparition de l’avion vertical dont l’ombre obstrua instantanément le quart
de l’ouverture. Tout en haut, une volée de plaques de blindage se détacha puis
dans un envahissement de décibels, l’engin tout entier s’introduisit dans
l’embouchure d’Orangis, moteurs retournés. Molin avait machinalement enfoncé la
tête dans les épaules, le souffle des turbines créant un maelstrom de courants
ascensionnels. Avec une vitesse surprenante, sa vision fut bientôt réduite à un
défilement de plaques et de tuyères, tandis que la niche de commande sur
laquelle il avait pris place était prise de tremblements. Il dut reculer d’un
pas mais sitôt le souffle passé, cramponné au bastingage, il se pencha pour
suivre la masse hurlante : le dos mordoré de lumière, le quadrimoteur
entamait une incroyable rotation à l’intérieur du conduit pour placer son nez
face à l’ellipse, comme un défi aéromécanique. En approchant la piste, il posa
un premier train avec une surprenante délicatesse. Avant même qu’un deuxième
appui ne stabilise l’appareil, le sillon ploya avec une souplesse improbable,
puis céda.
Au tiers de la rotation de la tourelle, depuis la
haute cabine du Worlex, on peut voir les vestiges de l’accident : l’ossature
de la première ellipse grimace dans le vide, tantôt rompue avec netteté tantôt
vilainement hachée. Alors que la tranchée de sortie de la tourelle lui est
annoncée par une lampe intermittente, Molin se remémore quelques détails tout
en s’attelant mécaniquement à la succession de contacteurs qu’il doit libérer.
Le couvercle s’était désenclavé avec un souffle
sinistre : de tous les côtés, des lampes inconnues clignotaient avec
énervement. La lumière se retirait de l’ellipse, qui emportait maintenant avec
elle l’appareil à moitié couché en tournant lentement sur son axe. Pétrifié, il
avait regardé les lignes de l’appareil défiler, les nacelles, les moteurs
caressés par un dernier filet de lumière, tous dans un angle bizarre. D’en bas,
aucun signe des autres. Il venait d’arracher une lance à gaz de la sellerie
mobile au moment ou le moteur gauche, violemment arraché, s’était mis à rouler
sur la piste en direction de l’abîme. Il avait forcé pour ôter la sécurité de
l’outil bloqué contre sa cuisse, le grincement de la carlingue griffant de tout
son poids les sillons goudronnés perçant par dessus les sirènes du système
d’alarme incendie. Lorsque son missile atteignit la rotule IMRA, le résultat ne
fut pas celui escompté : le vérin, sectionné à mi-hauteur, s’abattit sur
la carlingue. Mais l’ellipse se figea. La première fissure se dessina vite.
Elle fut suivie d’une autre qui courut jusqu’au pied du vérin décapité. Sous la
vibration du moteur de l’aile droite qui s’emballait en frappant le sol dans
des gerbes de fumée, elle s’élança ensuite vers la queue du C-87 et la piste
entière, à la suite d’un instant de grâce, se détacha dans l’obscurité. Le
couvercle finit sa course, enfermant le drame sur lui-même.
Le visage du premier homme qui jaillit du cockpit
arrière coiffé d’une cagoule de cuir, qui se distord au contact de l’atmosphère
délétère du Puits. Cette main blanche qui émerge depuis l’intérieur de
l’appareil au milieu d’une langue de flammèches crépitantes. Une secousse le
ramène aux diodes qui clignotent sur la partie incurvée du tableau de commande.
L’entrée de la tranchée de Nerthe approche. Il vérifie machinalement les
contreforts des tranchées voisines. Celle de Béatriss, qui ouvre sur le fjord.
Celle d’Ilanrhoss, qui part vers Sephta. Vides. Noires. Les portes
soigneusement arrachées de leurs gonds par le Worlex.
Les capteurs de carlingue s’alignent sur les faisceaux
des cellules, les verrous libèrent les freins de réserve, le câble se distend.
Bas dans le ciel, une deuxième couche de nuage monte
de l’étendue liquide et s’amoncèle au-dessus de Septha. La neige cesse au
profit d’une bruine acide. Une ombre gris-noire se détache alors du ciel et
vient plonger la coupole d’Orangis dans l’ombre avant de glisser lentement vers
l’intérieur des terres.
Après le gigantisme glacé des niveaux de surface, la
lourdeur de la construction réglementaire contraste : l’entrée de l’ascenseur
de délestage émerge directement de la roche, un pan entièrement recouvert de
ces petits bouquets repoussants qui poursuivent leur mutation silencieuse sur
le chemin des filets d’eau qui suintent depuis la Surface. A l’époque où Molin
avait accepté d’en asperger le pourtour de l’entrée, le vieux Kiel, en pariant
sur la moiteur ambiante, était convaincu que les lichens coloniseraient le
périmètre. C’était il y a longtemps. Des mousses plus évoluées leur ont été
promises, depuis. Ils sont toujours à chercher quoi en faire.
Le prêtre engage l’engin sur le plancher disjoint de
l’élévateur, manœuvre, puis stoppe les moteurs. La descente va durer quarante
minutes, la température terriblement monter. Le moteur du Worlex expectore une
nappe noirâtre mollement dispersée par l’air recyclé censé ventiler la cabine.
Tout le long du boyau, jusqu’en bas, les Profondeurs sont murées. Les deux
premières l’ont été par les Lapons dès que le commandement militaire a plié
bagage. Le reste des colons s’est décidé à souder le palier de la
Troisième : bien qu’ailleurs ce soit un privilège d’y être relié, que
restait-t-il dans ces tunnels vides qui justifiât de s’y ouvrir ? Par trois
fois donc, les boursouflures laissées par les chalumeaux grimacent le long des
doubles portes.
Curieusement, rien ne se passa directement après le
crash. Les moines se chargèrent stoïquement de faire disparaître les traces de
l’incident, avec le même détachement que d’habitude. Molin essaya de
s’adjoindre les conseils d’Evander Pallati pour étudier le fonctionnement du
Worlex mais l’ingénieur se montra globalement peu amène. Il dut se résoudre à
devoir tester seul chaque commande de l’autochenille avant de s’attaquer à
leurs interactions. Le temps fila. Il surprit plusieurs fois Doug Anachur
guetter ses allées-venues à mesure qu’il s’enhardissait aux commandes de
l’engin, qu’il envoya à plusieurs reprises dans le décor. Des angles de murs
entiers chutèrent dans les coursives périphériques, sans que la carlingue n’en
subisse vraiment de dommages. L’engin était d’une robustesse à toute épreuve. Quand
il estima en maîtriser suffisamment le fonctionnement, le CommIntendant
entamait déjà la préparation des enfants pour les Conversions.
Ils finirent par le contacter par l’intermédiaire d’un
agent transfrontalier. Les Mines en envoyaient de temps en temps. Celui qui se
présenta aux portes du Ligodon, après avoir exigé de rébarbatives vérifications
qui obligèrent Doug Anachur à exhumer des registres couverts de chiffres
improbables, trouva discrètement le moyen de lui confier un pneu avant de
repartir précipitamment au milieu d’un repas durant lequel les Lapons lui témoignèrent
une telle hostilité que, fait rare en ces recoins de Cinquième, il laissa son
écuelle à moitié vide. L’immondice de la bouillie qui lui avait été servie
participa probablement de cette décision radicale.
La lecture du message provoqua chez Molin une étrange
réaction. En substance, elle l’informait de l’arrivée prochaine des Six et à
cet effet, lui demandait la « sécurisation du BCM ». Elle n’avait pas
changé. Autoritaire, et inconsciente. De cet instant, la nervosité l’étreignit.
Il avait eu tout le loisir de mesurer les options qui s’offriraient à lui le
moment venu, mais rien n’y fit. Combien de temps s’était écoulé sans qu’elle ne
daigne lui adresser le moindre signe, ni ne lui fasse transmettre la moindre
preuve qu’il n’était pas, pour elle au moins, uniquement le « fils
de »?
Ainsi le monde revenait à lui de chaque côté du
Ligodon : au Nord comme au Sud, des voies allaient être rouvertes mais
seul l’enfant comptait, à présent. Et cette angoisse-là, cette peur irraisonnée
de mal faire, de l’entraîner vers un précipice quelconque, rien ne pouvait la
soulager. Pour le reste, la partie n’était-elle pas déjà jouée ?
Quatrième palier. Les grilles se lèvent sur un tunnel
mal éclairé. Le Worlex repart à l’assaut d’un quai, enrubanné de volutes
d’échappement. Les parois deviennent inégales et la chaleur fait ondoyer des
vagues devant les phares. Lorsqu’il freine face au dock, les volets de blindage
sont baissés. L’engin toussote, puis se tasse. Il est déjà debout pendant que
la cabine finit sa course.
La console manque lui afficher un refus. Le logiciel
reconsidère les analyses radiologiques à deux reprises avant de finir par
valider son entrée. Surtout à cause des feuilles. Il écope d’un Avertissement
Sanitaire, une fois de plus.
Le périmètre de sa laure n’est plus soumis au système
des psaumes d’accès : la Porte-Croix s’ouvre d’une simple pression du
pied. Par habitude, il marmonne quand même une phrase incompréhensible destinée
à d’éventuels observateurs - rien qui ne ressemble à un psaume, au demeurant.
Lorsqu’il atteint le sous-sol l’enfant se précipite, vêtu du Load, le vêtement
connectique : on entend le bruit de sa progression dans le conduit nord et
bientôt ses pieds jaillissent de l’étroite ouverture cylindrique. Nadun a du
mal à masquer sa joie. Sa joue est fraîche. Il sera grand. D’une main, Molin
fait sauter le verrou de la vanne antérieure et ôte son manchon. Passée au
crible, cette combinaison n’a rien révélé de plus concernant les modes
opératoires de ces patrouilles qu’ils envoient en cas de crise. Pour la
première fois, il sourit à l’aide de vieux traits qu’on ne lui connaît guère en
dehors de ses appartements.
La combinaison re-dévoile son corps. Se vêtir, se
dévêtir, se revêtir, le rythme laborieux des souterrains pèse sur ses jambes
dont les veines saillent.
« Où est ta mère ? »
Par deux fois il se cogne contre les parois en
retenant un juron. Accroupi sous la patère, le garçonnet recueille la
combinaison et la roule autour de son avant-bras : à peine l’a-t-il jetée
dans la trappe que Molin s’engouffre dans le conduit Est qu’il ne prend pas la
peine d’éclairer. Après quatre mètres de reptation malaisée, il finit par
rester assis au bord de l’écoutille. Nadun l’y retrouve, à peine essoufflé.
Agrippé à son dos il se donne enfin le droit de rire. Découpée devant eux dans
le contre-jour du hublo-néon, une grande silhouette portant le Liaj[1] les fixe d’une laideur hypnotique.
« Tu peux te découvrir. Je ne suis pas accompagné. »
D’une main, Rett attrape le collet du masque et le
retourne sur un flot de cheveux châtains. Ses hanches larges, ses épaules
frêles tout autant que sa grande taille la démarquent facilement d’entre les
compagnes des prêtres du Ligodon-bas, des lapones râblées. De ses doigts elle
frôle la joue de Molin. Nadun l’aime comme on aime sa mère. Molin, on ne
saurait dire : sa grimace sous la caresse pourrait aussi bien être de
l’agacement. Leur fils est là, les yeux levés sur cet instant, à la recherche
de ce sentiment dont il affronte l’ambigüité. Il a lu grâce à son Œil jusqu’au
moindre de leurs baisers, qui ont été rares. Il a aussi lu avec cet Œil le
mutisme des autres, qui ne Le portent pas. Il est aussi sûr - il ne pourrait en
être autrement- que le mutisme de son père est différent de celui de sa mère.
Sinon, comment pourrait-elle, lorsqu’il « sent » tant de choses qu’il
ne comprend pas, croiser son regard et prononcer ce simple je sais, chéri ?
Son père, lui, le regarde plutôt comme une chose. Oui M’Da sait, et connaît
certainement tout de l’Œil. Au combien ça peut faire peur, au combien ça peut
faire mal, tout le chaud ou le froid que ça peut faire, dans la poitrine ou
dans le ventre. Il accepte alors, lorsqu’elle lui répète sans jamais
d’impatience qu’il ne peut en être qu’ainsi. Molin aussi, à sa manière, le lui
dit. Lorsqu’il lui renvoie ce regard aux pupilles brillantes, comme s’il allait
pleurer.
Parfois, l’enfant devine aussi que certaines choses
veulent rester tues. Des douleurs ou des doutes qui le rassurent sur ses
propres douleurs et ses propres doutes. Des choses à propos de M’Da ou même de M’Pa.
Des choses qu’ils pensent savoir lui cacher. Elle pense que son Œil peut
ignorer la multiplication de ses cellules irradiées, alors qu’il les entend :
toutes ses cellules malades dans le corps de sa mère, elles appellent en lui
d’autres cellules avec lesquelles elles échangent et dont il perçoit le
murmure, tout comme il sent comme si c’était le sien la dessiccation de son
poumon gauche, flétri comme un ballon vide.
Désigné, lui
a-t-on expliqué avec ces mots tellement simples qu’ils n’ont pas trouvés de
sens. Pour servir l’Ordre. Des ses organes intacts, et de l’Œil des Maîtres de
Chapitre : voilà ce qui est dit de l’Œil par son père qui lui, ne laisse
rien échapper de ce qui lui court dans le cœur, hormis quelques colères dont
Nadun n’a nulle envie de chercher ce qu’elles lui inspirent.
Dans la cavité oblongue de leur laure, ils se
dispersent finalement chacun à une tâche pouvant sembler précise. L’oxygène
manque. Ce sera bientôt le Senon. Nadun rassemble quelques couverts grossiers.
Molin est assis sur le banc de l’entrée. Elle le regarde se masser le
cou : après tout, quel mal y a-t-il à renoncer à fixer son attention sur
quelque chose ? Sa bouche se tord un peu. Il surveille ses jambes, ses mollets,
ses cuisses. Ses cheveux, aussi. Il monte sous la Surface, tous les deux
Quarts. La silhouette de cet homme-là, celui qui part vers la machine, c’est
celle de l’homme auquel on l’a amenée, autrefois. Le temps, ici, passe
lentement. L’ont-ils brisé, comme ils l’espéraient ? L’ont-ils
suffisamment tenu à distance, suffisamment ligoté, avec cet enfant qu’on l’a
obligée à lui donner ? Comment savoir : il est froid. Comme un mur.
La main de Rett corrige à son tour plusieurs fois la
chute de ses cheveux. Son maquillage est trop prononcé. Sans miroir, elle fait
au mieux. Sur le banc, Molin s’affaisse imperceptiblement. Il la regarde du
coin de l’œil et comme elle surprend son regard il ne prend pas la peine de se
détourner. Nadun a ces yeux lui aussi. Sans teinte réelle. Elle lui sourit puis
donne un petit signal avec tact, alors l’enfant se retourne vers son père. Mais
Molin ne l’attrapera pas comme il le fait parfois en le déposant sur son épaule
comme s’il était un bagage. Aujourd’hui, il rejoint seul l’alcôve pour baigner
ses mains. C’en est ainsi depuis deux Cycles.
« Humda, Rod pourra-t-il venir prendre ici son
Frugal ?
- Je ne sais…
- Allez ‘Mda, s’il te plaît…
- NADUN !
L’enfant se fige, ses lèvres pincées. Les yeux de
Molin sont gris.
- Rod ne viendra pas. Plus maintenant. Tout ça c’est
fini. Et tu dois vérifier le havresac.
- Mais…
- Bois. »
Il jette un regard vers sa mère. Sur la planche
oblongue qui fait office de table, trois gobelets attendent. Molin prend place.
Le petit tabouret à trois pieds sur lequel Nadun s’est assis tangue tandis
qu’il fait passer sa jambe droite sous sa cuisse, puis il grimace en reniflant
la timbale du fond de laquelle la deuxième ration d’eau du Quart, peu filtrée,
dégage une odeur nauséabonde.
« Aurons-nous une ration, ce soir ?
- Non chéri ; du Poree, je pense.
- Encore du Porree ?... M’da, j’en veux
pas ! Ca fait au moins la douzième
fois depuis le début du
GrandCycle !… Moi, je… »
Dans un fracas, le banc sur lequel Molin était assis bascule
contre la paroi trop proche. Il tient le bras de l’enfant serré dans sa main
comme une allumette fragile. La grimace de Nadun laisse entrevoir un instant
d’effroi tandis qu’il est écrasé vers le sol. Son tabouret oscille un instant
avant de basculer à son tour sur la tranche avec un bruit mat, le privant d’appui.
La bouche de Molin s’approche à quelques centimètres de son oreille,
prolongeant le corps arc-bouté par-dessus la table : Espère. Espère que
chaque Cycle jusqu’à ton dernier souffle t’apporte de quoi nourrir ta faim...»
L’enfant balbutie des syllabes incompréhensibles les
yeux embués de larmes. L’étau sur son bras se relâche. Rett a refermé ses
lèvres qu’elle tenait entrouvertes. Elle rassemble son courage pour parler
lorsque la lampe orangée de la Clôture, vissée au-dessus de l’unique meuble de
la pièce, se met à clignoter.
« Voilà le Senon… »
D’un trait, Molin vide son gobelet. L’amertume lui
fait plisser les commissures de ses lèvres, c’est comme si l’on avalait du
souffre. Levé, il essuie sa bouche du dos de la main, se gratte la hanche, puis
fait demi-tour. L’enfant, soigneusement, conserve la même posture. Rett,
immobile, trempe ses lèvres dans l’eau putride, par petites rasades.
.
[1] Cagoule
traditionnelle portée par les femmes aventiennes usiné à partir d’un masque à
gaz, qui dissimule le visage et les cheveux
Commentaires
Enregistrer un commentaire