LA REGLE PRIMITIVE - Chapitre Seixième :::: (Le 4ème H - Tome 1)



CHAPITRE SEIZIEME


--- - ---



« Entre eux se tiennent les hommes de la Règle »
Livre des Aventiens – 2ème Tercet


(Hammerfest / Svalbard – Surface )


Nu face au pupitre de commande, le Milicien conduisait à pleine vitesse. Dans son dos, les deux autres avaient engagé une conversation hachée traversant difficilement la barrière sonore du moteur, les hanches ceintes d’un linge règlementaire. Au contraire d’un Georges électrique, indifférent à son torse flasque gigotant avec obscénité, Léonard se contentait de relancer mollement la discussion, décontenancé par sa propre nudité.  « … Envisager la Remontée avec le Mur : tu parles d’une débilité ! Sa faiblesse, c’est pas seulement la Conclave, c’est juste quatre millions d’Enfouis qui ne lui reconnaissent plus aucune allégeance ! Des informaticiens, des militaires, des politiques, des scientifiques !… Des scientifiques, Léo. »
Son genou lui faisait horriblement mal. La chute avait envoyé sa rotule heurter la contremarche et il lui semblait que son articulation affichait un renflement de mauvais augure. « …Les Nihilistes ne m’effraient pas : ce sont juste de pauvres types. A force de leur donner de l’importance, on se coupe des vrais sujets. Maulian est tellement pathétique, avec ses airs de vétéran… Les choses ont changé, non ? Regarde donc autour de toi, merde regarde moi ça : qui aurait encore envie de passer la prochaine décennie au fond d’un trou ? »
Léonard tourna la tête à la rencontre du paysage. L’horizon défilait par à-coups, couronné d’un ciel anthracite. Ils longeaient une lande piquetée de végétaux noueux sur lesquels le vent rabattait des rafales de neige, de gros blocs de pierre succédant à des tertres. L’absence de ruines dans le décor n’y changeait rien : c’était terriblement triste. Le rempart constitué par le mur de hangars agricoles qu’ils dépassaient à tombeau ouvert, surmonté de ces interminables meurtrières par lesquelles l’Hammer Fest s’immisçait par séquences, restait au moins vaguement rassurant : un semblant d’architecture les séparait de l’immensité hostile étalée de l’autre côté, jusqu’à la fin du monde semblait-il. Un vêtement quelconque aurait été le bienvenu, quoi que ce fût qui n’obligeât pas à coller son corps directement sur la ferraille. L’habitacle semblait propre, c’était déjà ça. Et heureusement, les sièges du Worlex n’étaient pas recouverts de toile ni rembourrés de mousse. Il frissonna en cherchant - malgré une posture déjà inconfortable - comment limiter la surface de chair qu’il offrait au strapontin : depuis qu’il était sorti du Chevron, son souci de l’hygiène tournait à l’obsession. Son aversion pour les tâches ou les flaques, la poussière, les salissures en tous genres, les moisissures, l’air conditionné, les conduits de ventilation, sa crispation à l’idée de la promiscuité – il était à la torture dans cette cabine, à la merci d’une simple quinte de toux ou d’un éternuement, exposé à moitié nu à des poignées de microbes invisibles -, s’il en sentait parfaitement la disproportion, n’en demeurait pas moins mordante. La panique, d’ailleurs, n’était jamais loin : il devait, sans discontinuer, chasser de violentes pulsions comme cette envie actuelle de se lever et de foutre l’engin sans dessus-dessous, chaque renfoncement, chaque trappe, chaque alvéole, chaque soute jusqu’à mettre la main sur un spray désinfectant ou un gel bactéricide. Heureusement, le flot de paroles de Preutt emplissait une part suffisante de son esprit pour lui éviter d’être complètement noyé par le stress.
« … des anciens réseaux dont nous n’avons que peu de nouvelles, des mètres entiers de Profondeur qui sont hors de notre contrôle, sur sept niveaux : les voilà, les conséquences de cette politique à la con. On devrait se désengager de cette coalition, je t’assure. Redevenir des bâtisseurs chacun à notre idée, au lieu de rester en bas avec cette Règle comme un bâton, des putain de gendarmes… »
Il s’efforçait de réagir à la conversation par à-coups. Certaines de ses pensées étaient fluides, d’autres nettement plus confuses, tout dépendait de son anxiété qui pour l’heure battait la houle. Panthéa était brillante et intuitive, mais ce n’était pas forcément le cas de ceux qui l’entouraient : ce Convers, par exemple, lui avait fait mauvaise impression. De quelque façon qu’il considère les choses, il lui semblait qu’il n’y eût pas d’autre choix, finalement, que de reprendre l’enfant. Ce Conseil avorté aurait-il laissé suffisamment de temps à Balt pour convaincre le vieil Estheb de soustraire le gamin à la surveillance de Jeen ? Isoler l’enfant le temps qu’ils s’accordent, eux, sur la marche à suivre – en substance, extrader le petit porteur en Sixième après avoir prétexté une évasion (ce que son père semblait déjà considérer comme quasi-inexorable) puis organiser l’indépendance technique du Chevron, tout ça en échange de la fourniture d’une antenne médicale extérieure qui puisse assurer aux Mines un site de décontamination complet de grande capacité sur le sol de cette côte. Qui sait ce qu’Estheb allait, lui, demander en échange ? Tel que Léo connaissait Balt, celui-ci n’hésiterait pas à lui promettre n’importe quoi. Il se demanda s’il était déjà en train de participer à une sorte de putsch. Quelles étaient les chances pour que le Convers soit de retour à Inari avant que Balt ait réussi à conclure un accord avec le Retsam ? Un soubresaut plus rude que les autres les fit tanguer d’un côté à l’autre.
« Ca va, derrière ? »
Preutt ne lui répondit pas. Il se contenta d’empoigner une barre de maintien.
« … L’Avent a été idéal pour sortir du chaos, okay… Moi-même j’y ai cru, tu en es témoin. Mais tout ça, c’est fini : on ne peut pas éternellement jouir des effets d’une bonne passe. La roue finit par tourner. Tôt ou tard, l’Avent doit céder la place et il est préférable que cela se fasse selon une logique : crois-moi, il vaut mieux, même pour elle, que nous détruisions tout nous-mêmes. 
- Elle est toujours aussi bonne La Mère, non ? Le regard égrillard de Jean-Paul, jeté par-dessus l’épaule tout en gardant l’œil sur la route, ne trouva qu’un écho maussade.
- De quoi ?...
- Panthéa : encore le plus beau cul des Profondeurs, non ? »
Léo tenta d’esquisser un sourire qu’il ne parvint pas à mener à terme, au contraire de leur pilote qui malgré le peu de succès de son intervention, retourna à sa conduite la mine hilare.
Une minuscule brindille, délogée d’un interstice, fit son apparition sur le plancher de la cabine en tranchant de sa petite ligne biscornue sur le sol en acier bosselé. L’Asiatique se sentit soudain mal-à-l’aise, puis dut affronter une vague de solitude. Preutt n’était pas de nature à philosopher : il discourrait comme un tribun, une liste d’arguments punaisée sur la poitrine. Quant à Jean-Paul… Il les trouva soudainement totalement stupides.
 « … Toute cette spiritualité dont on s’est gavés, elle doit céder la place maintenant. D’ailleurs, si on regarde bien, aucune tentative d’unifier toutes les religions en une seule n’a jamais rien donné. » Georges tourna la tête vers le hublot : « Autant filer la Septième à Estheb, pour ce qu’elle va nous servir… » 
Le scientifique leva prudemment un pied pour le ramener à hauteur de son siège, dévoilant un peu plus de son anatomie qu’il ne l’aurait voulu. En tirant inutilement sur son vêtement, il objecta quelque chose sans trouver le courage de regarder son voisin de cabine dans les yeux : « Savoir ce qui est ou n’est pas religieux, c’est un débat sans fin… »
Filer la Septième aux ascensionnistes. Les termes du contrat d’Inari étaient donc déjà fixés comme si Panthéa et Emmerick étaient de simples variables. Comme s’ils allaient se laisser faire, ou opposer une si faible résistance qu’il n’était pas nécessaire d’inclure ce paramètre dans la négociation. Sous-estimer le rôle des Frondes était déjà idiot, mais passer outre la férocité, l’opiniâtreté, l’intelligence avec laquelle Panthéa allait s’opposer à eux dans cette bataille tenait de l’amateurisme. De la plus pure mégalomanie. Et puis, c’était sans compter sur tous ceux qui voyaient toujours dans la Règle quelque chose de sacré. Les contestataires étaient les plus bruyants, évidemment : en quoi cela témoignait-il d’une volonté globale, populaire, générale, de remonter à la Surface ? Le bruit et la fureur ne garantissaient rien. Le bruit et la fureur ne disaient rien d’autre que du bruit, et de la fureur.
Cette fois, Preutt hurla pour se faire entendre de Jean-Paul, le moteur du véhicule-chenille étant en proie à une embardée faisant vibrer toute la carlingue : « Fais gaffe, on devrait pas tarder à arriver au croisement : faut pas rater la tranchée, sinon on va faire un sacré détour. – puis à nouveau vers Léonard : Tu vas voir. Le site est superbe. Tu vas pouvoir nous faire des miracles. Puis, en se tournant vers Jean-Paul : « Un truc de pointe qu’il va nous faire, notre Léo ! »
Il n’avait aucune envie de voir quoi que ce soit. Il se foutait pas mal du bout de lande pelé que Georges avait choisi pour implanter sa colonie extérieure. Il allait certainement l’obliger à sortir de la cabine pour lui décrire son projet dehors, à coup de gestes pompeux et d’explications barbantes. En réponse au pouce stupidement levé par leur pilote, il tenta fugacement de se figurer à quoi ressemblerait Areie dirigée par Estheb. Il fixa le paysage derrière la tête de Georges. De la terre brûlée par le gel, et des collines sinistres. Les yeux à nouveau fixés sur le fétu il ne l’écouta plus vraiment, décontenancé à l’idée que le petit morceau de plante puisse rouler jusqu’à ses pieds. Le Chevron résisterait-il à être envahi, traversé, franchi par tous ces types ? Antoñ. En voilà un qui donnerait du fil à retordre. L’idée du vieux lézard terrorisant la Ligne toute entière depuis les sous-sols l’amusa un peu, jusqu’à ce que des images confuses de pugilat ne se mettent à l’assaillir. Un nouveau cahot fit sauter la brindille sur elle-même, qui changea d’alvéole.
 « Merde ! » Sous les efforts de Saintauret, le Worlex tourna laborieusement à quatre-vingt dix degrés, déviant définitivement de la route d’Alta. Il lui sembla qu’ils s’enfonçaient en direction de la zone dont Maulian avait cherché à les éloigner en contournant presque totalement la géode. Lui aussi essaierait de forcer les portes pour récupérer son rejeton dès qu’il apprendrait la manœuvre. Il se vit soudainement cerné. Son pouls gonfla bizarrement dans sa jugulaire, les mots de Preutt échouant à traverser le voile qui s’abattait sur ses pensées : seule la brindille lui apparaissait nettement, comme dans le faisceau d’une torche. L’explosion souleva les soixante-deux tonnes du Worlex dans un nuage de gaz avant d’envoyer l’engin percuter un pilier de béton.
Le bras écrasé par le panneau de contrôle, Léonard loucha sur la brindille collée contre son nez, la tête comme entourée de coton sifflant. Par le hublot fissuré, le spectacle de la lande à l’envers, le ciel charbonneux retourné vers le bas, n’avait pas de sens.


*** * ***


(Liaison ferroviaire Orangis/Sephta – Ancien réseau d’Intendance - Deuxième Profondeur)

Rêve-t-il, ou sont-ils en train de flirter juste à côté d’eux ?
Dans la petite cabine, les genoux de Maulian et de Panthéa se touchent.
« Je sais ce que tu penses. Avec ta Conclave. Mais c’est précisément à cause de ça qu’ils veulent le raser.
- Vous avez tous joué avec le feu Panthy. Ca vous arrange de me faire porter le chapeau mais ce que vous avez fait, ou plutôt, ce que vous avez laissé Léo faire… Vous avez parlé de relents de radioactivité mais ce qu’il en est en réalité, vous n’en savez rien. Absolument rien. Ca les rassurerait de lui rendre Nadun, je suppose ? C’est ça le truc ? Qu’il s’en démerde ? Qu’il fasse en sorte que tout le monde l’oublie, lui et le Mur ? Même votre Règle, tiens. Georges n’était probablement pas loin de te proposer de les foutre tous les deux en Sixième !
- Nous n’éliminerons pas le problème en enfermant Nadun et le Mur dans une des salles étanches d’Iola » intervint Emmerick. « Le temps que Léo fasse le tour de la phénoménologie de l’Œil, ils auront déjà ouvert plusieurs Couvercles. - Il parlait sans les regarder, la tête tournée contre la double-porte -. Le plus insupportable dans cette histoire, c’est qu’il a raison de penser que le Mur est notre seule chance de comprendre ce qui peut se passer : il abrite peut-être ta menace nihiliste, mais s’ils s’étaient donnés la peine de continuer à le consulter, ils sauraient que le schéma synaptique la jugule. Il rajouta comme pour lui seul : et ça les aurait rendus moins stupides… » Après une inspiration, il trouva finalement le courage de lever la tête vers Maulian : « Les barrages bio-numériques empêchent très efficacement toute incursion dans les hauts-programmes. Le Mur nous lie. Il nous protège. » Il ramena tout aussi rapidement les yeux sur la vitre opaque. C’était trop dur. Lui parler normalement était trop dur. La sentir là, contre lui, complètement sous son charme. « L’abattre, ce n’est pas faire disparaître ton père sous une pile de décombres : c’est juste donner le champ libre à ses idées, que Georges et Balt laissent s’épandre sans réagir dans leurs coursives et qu’ils s’apprêtent à libérer à la Surface sans plus aucun moyen de les circonscrire. Ta Conclave n’est jamais qu’un signal : c’est tous ceux qui sont avides de le recevoir qu’il faut abattre. Si plus personne n’y tend l’oreille, elle peut bien rester incrustée dedans jusqu’à la fin des temps ta Prédiction, qu’est-ce que ça peut bien faire. »
Panthéa essaie de le forcer à la regarder en s’appuyant un peu plus contre son épaule mais il tient fixement ses yeux collés ailleurs. Sa tentative de l’amadouer en lui affirmant qu’il a raison produit l’effet inverse : « Mais c’est pire que ça. Abattre le Mur encouragerait beaucoup de déçus et de laissés pour compte à s’attaquer au système qui le remplacera. Georges a oublié ce qui fait la force du Mur, et vous aussi on dirait : sans le caractère sacré, impressionnant, menaçant de la Règle, le Terminal deviendra une sorte de défi pour tous ceux qui seraient tentés d’en finir avec nous. Ce qu’il fabrique à Odz ressemble déjà à ça : une place forte à faire tomber.
- Bah, il pense que les gardes de Jean-Paul suffiront. Ils sont assez entraînés, en même temps... » Maulian lance un regard à Panthéa. Cet entêtement à ne pas les regarder serait presque risible s’il n’était pas évident que la mort du pauvre Jeen ne l’avait diablement secoué. Quelle était la véritable nature de ses rapports avec le jeune Convers, pour qu’il leur joue cette scène ? Peut-être couchaient-ils ensemble. Certains des regards qu’il lançait dans le décolleté de Panthéa laissent pourtant supposer qu’il n’était pas tout à fait insensible aux charmes féminins : l’idée qu’il partage sa couche avec un homme était aussi étrange que plausible. Même laid comme l’était Jeen. Sans le moindre charme, esthétiquement parlant. Comment savoir, avec Maverick ? Avec Hört-Henri – tiens, c’est la première fois que Maulian repensait au fils d’Hymett, quelle drôle de souvenir -, ils n’avaient jamais trouvé le moyen de dépasser ce côté souffreteux, un brin pleurnichard, capricieux même : ces deux-là n’avaient eu de cesse de subir les évènements, pas foutus de puiser en eux la force de s’opposer aux choses ni même aux gens. Incroyablement brillants, et flippés à mort. C’est à lui que lui avait fait penser Jeen, sans même qu’il ne le réalise : à Hört-Henri. Cette révélation l’affecte plus qu’il ne le voudrait dans la mesure où Rett elle-même, très facilement, lui rappelle régulièrement Hymett : ce côté instinctivement protecteur, cette insupportable supériorité maternelle. Emmerick avait noué un lien très personnel avec Hört-Henri : peut-être que la ressemblance avec Jeen, qu’il trouve maintenant de plus en plus évidente, l’a chamboulé comme elle est en train de l’étonner lui-même. Est-ce bien sain de trouver une similitude quelconque avec un de ceux de la Fosse à chaque nouvelle personne que le hasard met sur son chemin, se demande Maulian. Est-il resté bien plus marqué par l’expérience à laquelle son père l’a obligé à participer - en ruinant sciemment toute possibilité de relation entre eux - qu’il ne l’aurait cru ? Cette pensée le secoue. Elle lui déplaît immédiatement. Elle lui déplaît terriblement. Il dévisage Panthéa : elle a bien réussi, elle. A la fois la même – toujours aussi certaine de plaire, décidée, intransigeante – et totalement changée. Définitivement libérée, dirait-on, de la jeune femme inquiète et ravageuse qu’elle était. Comment s’y était-elle prise ? Le seul, dans ce compartiment, qui aurait pu interpréter l’attitude d’Emmerick comme une bouderie méprisable ne le fait pas : Doug Anachur se tient coi face au Haut Dévot, la tête penchée sur le côté, l’observant sans expression. Le CommIntendant rêve juste de lui casser la gueule. Il l’écoute en envoyant virtuellement ses poings écraser cette saloperie de paire de lunettes.
« Voilà pourquoi Nadun doit être formé et instruit en dehors de l’influence de Léonard : s’il doit faire l’objet d’une expérience, ce ne doit pas être avant que nous nous soyons assurés de ce qu’il est réellement en mesure de faire. Définir ce qui l’attire, et l’en détourner. Empêcher qu’il ne devienne une icône. » Emmerick ressent l’envie impérieuse de leur préciser les choses. De se faire comprendre. Exactement comme avant. Ni Panthéa ni Maulian n’ont besoin de ses éclaircissements mais il ne veut plus que ces deux-là agréent par compassion, ou pour se débarrasser de lui. Les regarder se frotter les genoux avec ce sourire niais l’insupporte. « Et nous n’aurons pas le temps de le préparer correctement. Pas après ce qui est arrivé à Jeen, en tout cas. » Enfoncer le Convers ne sert plus à rien mais l’aigreur le tient par la manche. « Déjà que… 
- Georges et Léo savent pertinemment l’objectif que nous poursuivons. Et si on prouve que le Mur est sûr et que Nadun est suffisamment instruit, alors ça les oblige à respecter l’équilibre. Et l’équilibre, ils n’en veulent plus : la partie va être serrée, inévitablement. Emmerick…
- Ils vont tout faire pour accélérer la manœuvre. » C’est au tour de Maulian d’empêcher de se faire isoler de la conversation : Panthéa vient d’adopter cette stratégie qui l’agace, toute en douceur et mièvrerie. « Surtout Léonard. Pour sûr qu’il ne souhaite pas que le Mur soit démoli : il veut y amener mon fils, et regarder ce qui se passe.
- Evidemment : maintenant que tu l’y as conduit, il sait que ce n’est qu’une question de temps pour qu’il cherche à y retourner… » : le coup d’œil a été bref, mais la férocité bien réelle.
Panthéa semble réfléchir. Doug lui jette un œil distrait, sans changer de posture. Après un instant d’hésitation et un ultime regard en direction de Maulian – un peu inquiet cette fois - elle abat sa dernière carte.
 « C’est bien pour cette raison que je vais te demander d’aller à Inari, Emmerick. »
Les traits du Haut Devot se figent. Doug a redressé sa tête et la regarde, interrogateur. Seul Maulian a réussi à ne rien laisser paraître. Elle l’a pourtant fauché comme les deux autres. 
« Tu joues un drôle de jeu, Panthy. Colle-lui Maverick sur le dos et sois sûre que Nadun va faire une connerie. Merde, si vous n’aviez pas cette peur stupide qu’il vous dépasse, vous lui accorderiez ce que Léo et les autres vont lui faire miroiter : là, vous auriez une chance.
Jeen cesse enfin de fixer la banquette :
- Lui faire miroiter quoi ? Et comment diable feraient-ils ?
- Mais où crois-tu qu’ils se rendent tous les trois maintenant, Mav’ ? Chacun de leur côté, dans leur laure ? Rôh, flûte, on n’a pas pu terminer le Conseil, des méchants nous ont interrompus, rentrons à l’autre bout du Réseau et envoyons-nous un message pour convenir d’un nouveau rendez-vous, c’est ça ? Merde Panthy, faudrait peut-être arrêter de le materner maintenant non ? Après les saloperies que vous étiez prêts à vous jeter en travers de la gueule… Et Balt, Mav’, t’en fais quoi de Balt, hein ? Il était en train de jouer aux dés peut-être ? Il était en pleine partie, il ne pouvait pas lâcher ? Ou je ne sais pas, il avait une impérieuse envie de chier ? C’est pour ça qu’il était pas là, hein ? Quel genre de tour de passe-passe est-il en train de vous faire celui-là, tu crois ? Quel genre de truc à la con ? A partir de maintenant, réfléchissez bien : parce que si Nadun s’échappe et se retrouve tout seul dans les Profondeurs, je vous le dis : vous avez tous du souci à vous faire… »

En dessous d’eux la plantation s’étend à perte de vue, endormie dans la moiteur des correcteurs d’atmosphères.
« Ces types avaient juste faim. De la tête de la petite colonne s’avançant pas à pas sur la passerelle, Maulian lui répond à travers son masque. Et ici, nous sommes chez eux.
- Ici, c’est Orangis. Et comme de l’autre côté, c’est à l’Avent. Comment peux-tu prendre leur défense ? Tu viens de leur tirer dessus…
Doug ferme la marche. Sa tête lui fait mal et la puanteur du caoutchouc l’écœure.
- Tu les as vraiment vus partir vers la tranchée ? On n’aurait pas pu les obliger à nous laisser passer ? Rompue par l’effort, Panthéa évolue sans plus aucune grâce au-dessus du vide.
- Pour leur indiquer comment entrer dans le Ligodon ? J’en ai eu six. Les autres sont partis d’eux-mêmes. Je n’ai rien pu faire.
- Tu vois ? Ils ne méritent rien d’autre… poursuivit Emmerick sur le même registre, embuant ses hublots de vapeur.
- C’étaient des Reclus ? Des malades, ou bien…
- Des Sames. Je n’ai abattu que les plus offensifs, et je m’en serais bien passé. » Il enjambe un étai en forme de V annonçant la fin du chemin suspendu, et s’attaque au verrou d’une petite barrière. Lorsqu’il en vient enfin à bout, il se retourne en direction du Haut Dévot : « Et je ne suis pas vraiment sûr que toi, tu en aurais été capable. Tu saurais encore tuer quelqu’un, Maverick ? »
Le prélat le toise sans répondre, pressé de pouvoir rejoindre à son tour la petite esplanade : la hauteur à laquelle ils se trouvent lui donne le tournis. Derrière, Doug profite de la halte le buste penché, ahuri par le spectacle du désastre végétal pour l’entretien duquel Molin, Cycle après Cycle, a quitté le Ligodon aux commandes du Worlex : les alignements de graminées malades s’étendent de loin en loin, avachis comme après le passage d’un cyclone. Cramponné à la rampe latérale, il oscille à la recherche d’une parcelle qui donnerait un signe de santé mais partout, la même toundra malade s’étale. L’odeur de pourriture est insoutenable. Il tente de resserrer davantage le filtre de son masque déjà coincé sur la dernière encoche, combat une sorte de spasme, grimace bizarrement puis après l’avoir soulevé urgemment, vomit sur ses bottes.
La Mère, elle-même à bout de forces, s’est retournée : Emmerick a saisi autoritairement le bras du CommIntendant pour ne pas qu’il chute par-dessus la rambarde. Il la regarde en quête de quelque chose à travers le double vitrage de ses lunettes et des hublots mais il ne reste rien de l’arsenal de détermination dont elle était encore parée le demi-Quart plus tôt. Lorsque qu’elle s’apprête à se hisser sur le garde-corps, Emmerick doit même l’empoigner à la ceinture pour lui faire franchir la contremarche. Quand elle lui adresse ce maigre sourire, les parois de son masque se tordent, compressant les poches qui ont gonflé sous ses yeux. Il lui renvoie à son tour une sorte de grimace avant d’appuyer une main sur sa cuisse pour faciliter sa montée. Il se retourne ensuite pour venir à l’aide de Doug, qui lui lance un regard vitreux. Maulian s’est attaqué au volant de la porte. Doug est à son tour sur la plateforme. Lui qui sait la distance qu’il leur reste à descendre doute soudainement de ses forces.

Il l’a trouvée pendue, à leur retour.
Le petit muret qui les sépare arrive à mi-hauteur. Allongée sur le banc de pierre, Panthéa a laissé aller sa tête contre le carrelage et chacun d’entre eux, d’un œil désinvolte, peut détailler sa nudité sans grande difficulté à travers la vapeur recouvrant les boxes attenants d’un même nuage irritant la rétine. Le petit convoi les a laissés harassés à l’orée du Niveau d’Accueil d’Orangis : impuissant, Maulian avait suivi des yeux le groupe de Reclus chercher abri droit dans la mauvaise direction. En se résignant à redescendre vers le Ligodon par la trans-minière, il les savait condamnés à une harassante marche à pieds.
Ils jouissent du répit momentané imposé par le logiciel d’accueil de la Clôture : une asepsie de type C a été automatiquement sélectionnée, pour une durée de seize minutes. L’odeur épouvantable des détergents successifs - un mélange de souffre et de parfum bas de gamme - prend chacun d’eux à la gorge mais après le déchaînement climatique de la côte et le terrible inconfort des wagonnets, cette pluie vaporeuse entrecoupée de silences peut passer pour une sorte de délassement. Emmerick, malgré les consignes, a tenu à garder une sorte de caleçon long. Les deux autres, dans le bassin réservé aux hommes, se sont entièrement dévêtus. Dans l’étrange résonnance humide de la soute, Doug profite soudainement de l’arrêt du quatrième programme de jet pour rompre la léthargie vaseuse dans laquelle ils se sont tous plongés. La façon dont il le fait, en tout cas, les oblige à l’attention.
« Ramenez-moi Rod. » Il s’est adressé à Emmerick, qui hésite encore à qualifier de torture ou de soulagement le traitement qu’il est en train de subir. Le Haut Dévot le toise sans un mot alors il se tourne vers Molin, qui garde les paupières closes depuis leur entrée dans l’étuve. Il lui trouve les jambes étrangement croisées haut l’une sur l’autre. « Mon grand est à la Laure. Ils me l’ont renvoyé d’Utjoski, vous étiez au courant ? »
Maulian réajuste vaguement sa tête contre le carrelage. Ürge était revenu une jambe en moins. Une dalle de la piste d’entraînement s’était fendue sous l’effet d’une secousse sismique légère, qui avait pourtant ouvert une faille de près de dix mètres en travers de la coursive principale d’Utjoski alors que l’aîné des Anachur avait engagé une course effrénée aux trousses d’un autre Prétendant dans le but, semblait-il, de lui coller une dérouillée. Un certain Hammi. Le gosse ne s’en était pas sorti. Lui était resté emprisonné de longues heures avant qu’ils ne réussissent à l’extirper des décombres. L’amputation avait eu lieu dans des conditions passables : à certains égards, il ne s’en était pas mal tiré.
«  Je suis sincèrement navrée de ce qui est arrivé, Anachur. » La voix de Panthéa perce la brume depuis l’autre côté du muret. « Nous allons effectivement tenter de subtiliser Rodney aux mains du Père Estheb, ce qui, ne nous voilons pas la face, ne sera pas facile. Mais je vous promets que nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour qu’il vous soit rendu. Emmerick vous doit bien ça. »
A travers le mur de pluie des brumisateurs, il lui semble que le ton qu’elle vient d’employer est empreint d’une sorte de sècheresse. La curiosité lui fait mécaniquement tourner la tête dans sa direction mais le spectacle de sa poitrine constellée de gouttelettes lui fait instantanément rabaisser le menton. Il a l’impression de voir Molin sourire mais il s’emploie à chasser le rouge qui vient de lui monter aux joues. De la place qu’il a choisie d’occuper, Maulian, lui, a une vue imprenable. A travers ses paupières mi-closes il profite du spectacle depuis leur arrivée, tâchant d’ausculter ce qui sépare ce corps alangui de celui qu’il a connu, autrefois. A vrai dire, il a eu peu d’occasions de la voir ainsi, éclairée en plein, la lumière jouant avec le reflet des différentes aspersions dont elle vient d’être enduite en soulignant de façon terriblement crue la courbe de ses seins et de son ventre, creusant l’ombre de son entrejambe poilu et de ses aisselles. Elle lui semble légèrement plus épaisse, plus pleine. Bandante à mort.
Le signal sonore annonçant le redémarrage des jets ramène chacun à ses pensées. Se retenant de franchement sourire, il sent sa queue coincée entre ses cuisses palpiter à coups d’afflux sanguins. Avec un peu d’appréhension, Emmerick déglutit, un œil toujours sur le CommIntendant. Il se décide finalement à fermer les paupières à son tour.
Son petit espion n’avait pas tenu le choc. Incapable de le renseigner de quelque façon que ce soit sur Nadun, le plus jeune des fils d’Anachur s’était montré aussi veule qu’inutile. Parfaitement minable. Et voilà qu’en remerciement, son père exigeait de le tirer de là. L’édifice de surveillance qu’il avait mis sur pied s’effondrait comme un château de cartes tout en fragilisant davantage – si c’était possible – le peu de considération dont il jouissait encore auprès de Panthéa. Pour couronner le tout, la Mère ne manquerait pas de lui mettre sur le dos la quasi-désintégration de leur principal informateur au Nord : en mettant successivement à mal ses deux fils, ils sont sur le point de perdre Anachur. Sans compter que depuis leur retour d’Areie, Maulian et lui en sont inexplicablement venus à sympathiser. Reste le vieux Kiel. A moitié sénile, mais plutôt serviable. Une bien maigre alternative. Là où quelque chose cloche, c’est que malgré ça, elle vient de lui demander de sauver la situation à Inari. Est-ce une sorte de punition, ou cherche-t-elle à lui prouver quelque chose ? Un signe d’affection dont il n’aurait plus été capable, ces derniers temps, de lire le témoignage, aveuglé qu’il était tout à la fois par le Mur, l’échec de ses recherches et cet isolement qui le tuait à petit feu ? Par l’horrible meurtre de Jeen ? En même temps, qui protègerait le Mur s’il était occupé à Inari, précisément au moment où Georges parlait de le démolir ? Enfin, comment réagira Nadun en le voyant débarquer ? Et le vieil Estheb ? Et dire que les deux autres vont probablement en profiter pour… Le jet, en atteignant son visage, lui enfonce violemment les joues. Sous la puissance de la pression, la barrière de ses lèvres s’entrouvre et l’arrosage vient frapper directement contre ses dents, qu’il serre pour empêcher sa bouche d’être remplie. Il lui faut Teuque.

*

« Tu en reprends souvent ? »
Elle fixe le plafond sans rien regarder de précis. Le parfum aigrelet de la sueur, mélangé à celui du foutre, traverse le nuage gris-bleu qui flotte à mi-hauteur. Maulian, vaguement dépité d’avoir agité la petite pompe à eau sans le moindre résultat, finit par enclencher la ventilation. Elle s’étire mollement, rêvant d’un linge humide avec lequel elle pourrait finir de s’essuyer. Malgré les différents tissus froissés qui jonchent le sol, le résultat de leurs ébats lui colle encore désagréablement l’entrejambe et il faut dire que la chaleur qu’elle a trouvée si agréable au moment où il lui glissait brutalement le pantalon le long des chevilles, ou il lui emprisonnait les bras dans l’unique rechange qu’elle avait emporté pour lui dévorer les seins, cette chaleur désormais mêlée d’odeurs lui tourne la tête. L’effet, dont elle avait oublié la force, l’empêche de bouger : elle reste immobile les jambes à demie écartées sans éprouver de gêne. L’Ambre circule lentement en elle, la plongeant dans cette paresse molle qui la laisse inerte face à un relent de culpabilité. Elle le regarde se gratter le torse avant de reluquer ses fesses quand il se tourne pour enfiler le sous-vêtement qui a atterri en boule derrière la sempiternelle chaise à dossier. Elle l’ausculte dans son tricot de peau blanc, les cuisses cintrées dans le coton usé, les pieds nus émergeant drôlement de la partie élastique. Elle n’a aucune envie de bouger. Aucune envie de penser à Areie, ni à rien d’autre. Elle voudrait voir son fils. Elle aimerait voir Nadun, l’effet qu’il lui ferait. Passer du temps avec eux deux, ici, un peu. Profiter de cette apathie, déambuler dans cette colonie perdue où tout semble s’être arrêté pour de bon. Elle se caresse doucement le ventre du bout des ongles comme si rien ne l’attendait nulle part, comme si le seul instant présent comptait. Et rencontrer Rett, aussi. Par curiosité. Découvrir celle avec laquelle ils l’avaient condamné à venir ici. Celle avec laquelle ils l’avaient obligé à coucher, celle qui lui avait fait cet enfant. Voir si elle était belle. A quel point elle était désirable. Etre sûre qu’elle en soit véritablement jalouse. Elle essaie de lui saisir la main quand il repasse mais il laisse à peine un bout de doigt glisser à travers les siens. Il a le front soucieux. Ou alors c’est l’Ambre. L’Ambre change tout. Elle s’en rappelle, maintenant.
Il la laisse comme ça, légèrement étourdie. Panthéa Sikilê, la petite moniale de Iasu. La machinerie ronronnante a déjà commencé à dissiper la fumée amoncelée contre le plafond qu’il enchaîne des pas décidés dans la coursive principale en enfilant la deuxième manche de sa veste. Leur laure est à l’autre bout de la clôture. Rett est à l’autre bout, à l’attendre. Comme à chaque fois. A l’attendre.
Elle s’est servi du plus petit tabouret, celui de Nadun. A cause de sa grande taille. Sinon, il lui aurait été impossible d’y arriver. Son corps pend presque jusqu’à terre, donnant la sensation absurde qu’elle se tient sur la pointe des pieds - si ce n’est cette tête penchée sur le côté dans un angle impossible, et cet horrible bout de langue qui dépasse d’entre ses lèvres devenues bleues.
Il reste un instant devant elle incapable de trouver quoi faire. Puis il entreprend de la décrocher. Il la hisse sur son épaule, ahane, peste, vacille, le corps se contorsionne quand il le soulève sans compter que la tête tape contre le plafond avec des bruits mats de chair morte alors il crie de rage.

Personne ne le verra pleurer. Personne ne verra pleurer Maulian Khal pendant que La Mère, un peu plus loin, se rhabille.  

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Les Cités Blanches

Coemeterium

Le 4ème H (Tome 1) - "La Règle Primitive" - Post 9