LA REGLE PRIMITIVE - Chapitre Dixième :::: (Le 4ème H - Tome 1)


CHAPITRE DIXIEME


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«  Deux compagnons, s’ils se retrouvaient séparés, auraient le choix de se laisser languir dans le souvenir de l’autre, ou de se renforcer de son absence.
La Règle recommande de puiser, dans une solitude nouvelle, des forces nouvelles. »
Livre des Ressources – 4ème Tercet


(Puits d’Areie – Cité-Mère aventienne  - Septième Profondeur)


C’est exactement comme avec Molin. Attendre quelque part sans rien savoir.
Depuis que les tourniquets ont été rouverts, les portes avalent et recrachent des hommes et des femmes mais le grand roux, lui, ne réapparaît pas.
Nadun est resté au même endroit puis à cause de l’inquiétude, il a fini par se rapprocher. Maintenant que la dalle est noire de monde, le prélat aura certainement du mal à le retrouver. Les yeux rougis, il ausculte la foule. Des primats transportent les longues chandelles qui vont servir à dire le Senon, des petits groupes discutent à voix basse, deux vieux Tobbes apparaissent et disparaissent derrière une congrégation de Muantes pour partir manger, alors sa mémoire lui renvoie la sensation de sa mère qui traverse la laure cette chanson collée aux lèvres qu’il se met à fredonner sans réfléchir. Le bas du Temple est englouti de rose, des ombres glissent sur le sol dans une danse lente au milieu de laquelle des visages connus finissent par se coller sur des silhouettes anonymes, faisant tour à tour traverser le vieux Kiel, la femme d’Evander Pallati et Ürge dans un ballet demi-conscient, au fur et à mesure des paroles de la comptine. « … New York City, il devait s’en échapper et San Francisco, et bien, je n’en sais rien… » D’un mouvement de tête il s’amuse à suivre une silhouette au hasard, puis une autre qui glisse à son tour. Le plafond est haut, l’esplanade vaste, les gens légers. L’espace tout entier s’élève, se distend, et flotte. Stop.
Nadun réintègre son corps par la tête, réalisant l’avoir quitté sans effort comme il s’amusait à le faire avant que son père ne le lui interdise. Une faim vorace le cueille sur place. Il pense fugacement à Rod puis reporte son attention sur cette silhouette, celle qui l’a sorti de sa rêverie. Elle a déjà disparue. Si l’idée ne lui paraissait pas si farfelue il jurerait avoir vu le CommIntendant, Doug Anachur. Déçu, il éprouve le besoin de faire quelque chose. Il déplace son sac, s’abaissant pour le bourrer un peu en soupesant l’idée de s’asseoir dessus. Se peut-il qu’on l’ait oublié ? Après tout, personne n’est censé le prendre en charge, ici. C’est à Inari qu’il est attendu. C’était sa place, à tout bien considérer. Vers le Nord. Peut-être fallait-il qu’il y retourne. Peut-être était-ce ce qu’on attend de lui depuis, pendant qu’il reste là à attendre. Cette idée augmente son désarroi. Il tripote à nouveau le dessus de son sac, sans se décider à le soulever pour le passer à l’épaule. Il retrace mentalement leur trajet : la rame qu’ils ont empruntée, le nombre approximatif de stations. Comment rallie-t-on le quai d’en face, de l’autre côté des tourniquets ? En fait, il lui suffirait de retourner sur ses pas jusqu’à la fin de la ligne. Demander à quelqu’un. Le souvenir de la masse compacte attendant de passer les barres-frontières le rebute. Son Œil semble s’agiter. Difficile de faire la part des choses avec cette angoisse. La lumière rose est devenue large comme une porte. Epuisés, ses yeux repartent à l’assaut des marches, il se gratte la nuque de plus en plus mal à l’aise. Il aimerait ne plus être là. Il se force pour ne pas pleurer. Le grand roux le regarderait de haut s’il le trouvait en larmes. Son Œil revient à la charge, indécis, avant de crépiter soudainement très fort dans son crâne : ça lui fait carrément mal. Grimaçant, il scrute la foule à la recherche d’une aide improbable avant de comprendre. L’Homme Qui Voulait Entrer Dans Son Crâne. Il vient droit sur lui. Grand, sec, qui fend la foule comme un obus. Son Œil vrombit en isolant sa silhouette comme une focale. Il approche. Il lui fonce dessus dans des remous de velours courroucés.

Plus ils pénètrent le Temple, plus l’immensité des voûtes défie la raison : au-dessus de l’artère principale qu’ils longent en file indienne, les croisements de pierre ressemblent à l’œuvre d’un fou. Nadun implore silencieusement son Œil de plonger dans Celui Qui Veut Entrer Dans Sa Tête pour savoir où il compte l’emmener tout en jaugeant le roux qui leur a emboîté le pas. Emmerick, c’est le nom de Celui Qui Voulait Entrer Dans Sa Tête. Emmerick MaA Verick, le gardien du Mur-Mémoire. C’est l’un des Six. Mais maintenant qu’il les entraîne à travers les ailes de la MeCa, lui et l’autre type à la figure laide qui s’appelle Jeen, l’Œil reste obstinément silencieux : il Lui en veut terriblement. Un cordon de soldats de l’Armerie est venu fermer les portes derrière eux, bouchant chacune des trois ogives de leurs silhouettes carrées, les jambes écartées, le torse barré du fusil à canon long.
Il doit presque courir pour se maintenir au niveau du Convers qui tricote lui-même de toute la vélocité dont sont capables ses jambes maigres, en faisant tinter un trousseau de clés porté en bandoulière. Tous les deux derrière le Haut Dévot, comme de pauvres diables. Ce Jeen est un imbécile, qui l’a dévisagé comme une bête. Leurs mouvements de jambe se répondent en cadence, on dirait qu’ils font la course. Par deux fois il manque de se faire distancer alors le sac en travers de l’épaule il glousse sous le coup de la nervosité, les jambes tremblantes. Il en est là à cavaler quand Maulian surgit d’une allée latérale comme par enchantement, suivi d’un groupe confus : « REVENEZ ! Vous ne pouvez pas… » mais sans se retourner il tranche la largeur de l’édifice par le côté en s’agrippant aux dossiers pour se propulser vers l’avant. Un des soldats s’est retourné pour le mettre en joue mais faute d’ordre, il ne tire pas. Il le tient dans sa mire jusqu’à ce que Maulian les rattrape, ce qui ne prend qu’une poignée de secondes. A la vitesse d’un boulet, il atteint Nadun et lui empoigne le bras. Il le fait pivoter au trois quarts presque sans ralentir et l’entraîne hors de l’allée centrale à l’oblique. Emmerick bifurque à son tour avec une rage équivalente et en quelques pas, les recolle. « Arrête » lance-t-il à l’attention de Maulian, « arrête-toi bon sang ». La différence de taille est sans appel mais une même ténacité enserre les deux hommes qui rend la course hystérique. Molin aurait été distancé : Maulian fonce comme une montagne. Le Convers trébuche et se rattrape de justesse.
A l’autre bout, ils se fusillent du regard sans échanger un mot, le souffle pareillement court. Comme la route est barrée, la succession de ces petits réduits étouffants resserre les tensions autour d’eux tous comme un nœud coulant, au point que Nadun craint d’avoir à assister à un pugilat. Mais une tenture est soulevée qui dévoile une faille naturelle au fond de laquelle sont dissimulées d’incompréhensibles installations. Les épaules de Nadun, déjà douloureuses, se remettent à tirer. Il laisse choir son sac sur le sol. Vont-ils remonter ? Molin vient-il de le raccompagner ?
« Vous l’avez donc déplacé… »
 
« A la sortie de la cabine dans laquelle nous avons progressé durant de longues minutes, l’air était tiède et fétide ; je l’ai avalé avec méfiance. Je n’ai rien approché de mes doigts et j’ai marché avec lenteur. Puis j’ai fini par respirer normalement parce que j’ai eu mal au cœur ; le laid s’est empressé de déverrouiller un sas parce que Maulian lui a arraché le trousseau des mains, et nous l’avons franchi tour à tour Maulian, Emmerick que j’ai suivi, et enfin lui qui a refermé un peu trop précipitamment en nous plongeant dans le noir. Ca n’a duré qu’une seconde car un bloc s’est effacé vers le haut et juste derrière, la croix du Dogme s’est affichée en découpe au travers d’une porte en acier énorme. »
Ils en ont franchi trois, la deuxième Porte-Croix plus grande que la première, – comment imaginer spectacle plus saisissant !… – la troisième plus grande que la deuxième, et la salle devant laquelle ils se tiennent maintenant est un absurde couloir bouché.
« … J’ai deviné des formes sur la droite ; des formes qui devaient être soit collées, soit sculptées. Tapies contre la paroi, à une trentaine de pieds de hauteur. Ca m’a fait peur, tout de suite. Ces formes, elles attendent. Elles m’attendent moi. »
Partagé entre le désir de sortir de l’ombre et la peur d’être à nouveau crocheté par le regard d’Emmerick dernière ses horribles lunettes, Nadun hésite. Le Convers, les bras ballants, son trousseau à la main, regarde Maulian inspecter ce qui les entoure dans le noir, du sol de pierres déchaussées au plafond insondable. Emmerick a noué ses mains derrière son dos.
« La crypte entière est donc là, Maverick… Comment avez-vous fait ? C’est Léo c’est ça, ce foutu Anmuroy ? Non… C’est toi. Incroyable. Avec Georges. Bien sûr. Nous sommes en Cinquième, pas vrai ? »
Le ton de Maulian est presque le même qu’à l’entrée des ascenseurs mais cette fois, il est mâtiné d’autre chose : c’est le ton de la victoire, bien que Nadun ne saisisse toujours pas où, ni à quel moment s’est déroulée cette bataille. Ici est le cœur du voyage et cet instant est celui pour lequel ils sont venus de si loin. Tout à l’heure, il s’est trompé. La séance du bio-casque, l’entretien, tout ça n’était qu’un préambule. Tout venait de commencer avec ce nom, Maverick, dont la prononciation était reconnaissable entre mille. Du Clanique.
Le Convers a sursauté : d’un geste lent de la main, Maulian vient de faire naître une lumière qui se propage à la façon d’un nuage en dévoilant le Terminal. Le Mur-Mémoire. Découpés par des ombres dansantes sensibles à cette seule lumière, les visages sculptés se superposent dans une vision fantastique. Le trousseau s’écrase au sol, le tintement des clés en fer partant à l’assaut du vide. « Ees reven dluohs ey, ereh ees ey tahw. » Nadun a saisi avant même que ces mots ne le pénètrent qu’ils s’adressent à lui. Sa curiosité vole en éclats. Ce que tu vois là, tu n’aurais jamais dû le voir. Et se tournant vers Maulian : « Maverick est un personnage qui appartient au passé, Molin. Ton temps est fini. Ici, c’est les Dogmes et eux seuls et en nous forçant à le présenter au Terminal, tu violes ta promesse : il t’est interdit de venir ici. Si je n’ai pas ordonné qu’on t’abatte, c’est juste parce que…
- Je suis, Maverick, Ghart Maulian DaBerBeeg, soudeur du Clan Khal… » Sa voix rugit comme un souffle, tétanisant le cœur du jeune garçon. « … fils de Celio Doom Khal DaBerBeeg, premier des Aulionniens, quoi qu’il t’en déplaise. Je suis aussi le hacker du Plot de Sephta et du Bunker Central des Mines. Et tu le sais mieux que personne n’est-ce pas, l’intégrateur de la Conclave. Je sais parfaitement, moi aussi, qui tu es. Et voici Nadun NoL Khal, du Clan Khal. Nous n’avons jamais eu besoin d’autorisation pour venir face à ce Mur : fais-moi rire Maverick, penses-tu pouvoir, toi, t’y opposer ? »
Le laid, reculé dans l’ombre du goulet, regarde Maulian attirer à lui un mobilier de forme ovale couvert d’une masse que Nadun estime être de la terre.
« Bordel Maulian, es-tu vraiment sûr de ce que tu fais ? Tu n’as aucune idée de ce que ça va donner… Putain, tu n’as pas la plus petite idée de ce que ça va donner ! 
L’ensemble flotte sur l’air à quelques centimètres du sol. Avec une sorte de bond il saute au centre, se surélevant de quelques centimètres pour se retrouver face à face avec le Haut-Dévot.
- Et alors ?… »

 « J’ai essayé de fixer ce regard gelé mais j’ai dû fermer les yeux, alors j’ai cherché l’Œil mais je n’ai rien senti alors j’ai juste un peu avancé la main en me mettant sur la pointe des pieds. Cette fois-ci j’ai entendu très distinctement la voix d’Emmerick depuis tout en bas, alors que je tanguais: « Surtout fais attention !… ». Je ne voulais pas forcément faire la même chose que Maulian, à vrai dire je ne savais pas trop quoi faire parce que j’étais monté sur le plateau uniquement pour ne pas rester seul avec eux, en bas… Mes genoux tremblaient, c’était très haut. J’ai tendu le doigt et ça l’a aspiré et j’ai du vite écraser mes doigts les uns contre les autres pour qu’ils rentrent parce que la pierre m’aspirait. Une douleur m’a transpercé la poitrine et la gorge, en m’empêchant de crier. Après, je n’ai plus cherché à ressortir : dedans, c’était tiède.»

A son réveil, il avala péniblement. Quelque chose était en mouvement. Un roulis. Quand il se comprit allongé, il eut peur. Quelques bribes désordonnées lui revinrent en mémoire puis la nécessité d’affronter l’instant s’imposa et il se mit à guetter des signes, des sons ou des odeurs qui puissent repousser la panique. Il finit par admettre qu’il était probablement allongé dans un monorail. Sur un coude, il essaya de percer l’hostilité du silence mécanique : au cou, un collier d’alliage dur lui enserrait les chairs, qu’il palpa avec prudence. En reconnaissant à tâtons la finesse de son Encarta au-dessus de sa gorge, il sourit.
Assis sur le rebord de la couchette, la tête inclinée, il palpa avec précautions le bandage qu’il venait de découvrir à son poignet. Il acquit la certitude de ne plus être dans le Mur. Cela ne le rassura pas vraiment : c’était bien réel, et il n’avait aucune idée de là où il était.
Il releva légèrement la tête en faisant attention de ne pas heurter le montant de la couchette et c’est seulement à cet instant qu’il perçut cette respiration. Un bras terminé d’une main potelée aux doigts légèrement écartés pendait là, devant ses yeux. Debout dans un sursaut, le cœur battant à rompre, il finit par deviner une forme assoupie sur la couchette surplombant la sienne, qu’il avait d’abord prise pour le toit du compartiment. Après de longues secondes passées à guetter ce corps, essayant du mieux qu’il pouvait de se tenir à distance, il fut rassuré par le léger mouvement faisant monter et descendre le drap. La sensation que celui-là ne s’éveillerait pas immédiatement le tranquillisa. Il entreprit une fouille rapide de l’habitacle.
Malgré ses dimensions réduites, le compartiment recelait de nombreux renfoncements : ses doigts courraient le long d’angles obtus souvent interrompus qui ne permettaient guère de se faire une idée précise. Sous sa propre couchette il découvrit un sac. Il faisait si sombre qu’il ne put en distinguer la teinte, mais dans l’ouverture étroite qu’il venait de déplier en actionnant un petit crochet, il reconnut son propre vêtement connectique sur le dessus d’une pile. Au moins, il avait ses affaires. Il se sentit moins nu. Une nouvelle poignée de secondes s’écoula, et enfin jaillit dans son esprit la lumière : il était en marche vers le séminaire. Il en était donc ainsi : sans transition, de la découverte du Mur-Mémoire à ce wagon opaque, la mécanique inexorable de la Conversion se poursuivait… Un cri violent l’arracha à sa pensée et il chuta sous l’effet de la surprise avant de se relever avec précipitation. Sur le matelas du haut, les yeux roulant autour de lui avec panique, l’autre voyageur découvrait l’environnement. Il hurla de plus belle lorsque son regard croisa celui de Nadun, à demi masqué par l’obscurité. Nadun cria aussi. Un bref silence passa, haletant.
« … Nadun ?…
- Rod ???…
Le fils cadet de Doug Anachur, la face ronde trempée de sueur, continua à le fixer avec stupeur quand le convoi stoppa avec brutalité. Il dévala de sa couchette et alla s’écraser contre la paroi du fond.   

                                          
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(Puits d’Orangis – Colonie d’Intendance de La Ligne  - Cinquième Profondeur)

Hevrardt Utriche souriait depuis la place du CommIntendant d’un air énigmatique qu’il pensait approprié à un homme dans la confidence, bien qu’il ne sache absolument rien des raisons écartant provisoirement Anachur de ses fonctions. Quand tous furent à l’intérieur, il s’empressa de rejoindre la chaire et le Chapitre débuta tardivement.
Le vieux Kiel s’assit au deuxième rang. Un coup d’œil circulaire lui suffit pour comprendre que Molin ne viendrait pas non plus. Il observa quelques uns des prélats mais ne distingua rien de particulier. Les lapons restaient fidèles à eux-mêmes : ils devaient probablement se poser quelques questions, mais pas au point de rompre leur routine. Pour Doug, il tenterait d’envoyer un pneu sur la Console de l’Ordre, après le Service.
Il se cala sur son banc et s’absorba dans l’écoute du plain-chant. Deux moines chantaient faux, comme d’habitude : Anton, et cet autre beaucoup trop gras dont il ne se rappelait jamais le nom. Cela l’agaça. Il guetta le moment ou les prêtres reprendraient la main et quand la voix d’Evander s’éleva seule après une stupidité prononcée solennellement par Hevrardt, il frissonna enfin de plaisir. La mélopée variait délicieusement d’octave, portée par sa profonde tessiture de basse-taille. Deux contre-chants vinrent s’ajouter au sien, moins séduisants mais bien ajustés. Son cœur vibra en profondeur. Sans s’en apercevoir il esquissa un demi-sourire de satisfaction, le menton légèrement levé. Les chants d’ouverture se concluaient à peine qu’il luttait contre l’assoupissement. Il se redressa légèrement, allongea sa jambe et fit pivoter lentement sa tête sur son cou. Là bas, Utriche se sentit obligé de citer un Tercet mal choisi auquel il donna une résonnance inutile. L’ennui était de retour. Il établit une liste de tâches moroses dans sa tête puis quelque chose attira son attention : entre les petites colonnes de l’entrée de la loge, une longue silhouette remontait les rangées de banc. Il repoussa le bassin en arrière, oubliant l’arthrose qui s’alluma comme un courant en lui cisaillant douloureusement le genou. Cette silhouette-là lui était inconnue. Or, pas un des membres de la Laponique ne lui était étranger : il pouvait reconnaître la foulée de chacun d’eux d’un seul coup d’œil malgré sa myopie, et pas un des lapons d’ici n’abordait le sol de cette façon. Aucun n’avait cette foulée élastique, avec ce tronc inversement rigide. Quelqu’un de l’Ordre pensa-t-il tout de suite, étonné de sa déduction. Il attendit encore quelques secondes que cette mauvaise évidence s’impose mais il venait bien vers lui. Statufié, il se résolut à ce que l’homme atteigne son rang tout en se morigénant bêtement de ne pas s’être brossé les dents. Il s’installa effectivement à ses côtés, avec une discrétion telle qu’aucun des colons ne tourna la tête et s’y tint coi comme s’il avait toujours été là.
L’office prit fin dans une éprouvante lenteur : à cause du départ de la plupart des gosses en âge de souffler les lanternes, Hevrardt avait confié l’Extinction au demi-idiot qui servait d’homme à tout faire dans le quartier des Moines : ce dernier s’acquittait laborieusement de sa mission, s’acharnant sur les mêmes chandelles.
«  Merde, qu’est-ce vous faites ici ?… »
D’un signe de tête réprobateur, l’homme lui indiqua l’allée latérale et la gagna lui-même en trois enjambées coulantes. Avec effort, Kiel se releva.
« Voulez-vous absolument nous faire repérer, vieil imbécile ?… » : sa voix, bien qu’étouffée, était grondante. Le vieillard se ressaisit :
« Pardonnez-moi. Heu….
- Allons au scriptorium, nous y serons tranquilles.»

Le visiteur baissa son capuchon. Entre deux âges, une coupe de cheveux rase qui durcissait des traits particulièrement tirés. Il portait d’étranges lunettes à monture en acier. Cela lui parut bizarre. Il n’avait plus vu personne porter ce genre de choses depuis… Depuis longtemps. Il ne put s’empêcher :
«  Vous avez une mine affreuse…
- Que dire de la vôtre ? Ecoutez, je ne vous pensais pas aussi… » Le Haut Dévot ne termina pas. « Trêve de courtoisies, nous avons beaucoup à nous dire. Avant toute chose, j’ai avec moi une personne pour laquelle il faut trouver un asile sûr. Que me proposez-vous ? »
Hagard, le vieux lapon sembla scruter sa mémoire avant de répondre.
«  La laure de Semaine pourrait faire l’affaire : elle n’est pas d’un grand confort mais elle se trouve dans une coursive retirée à l’écart des bâtisses, presque en dehors de la Clôture.
- N’est-ce pas le lieu où l’andouille qui présidait le Service est censé prendre le Quart suivant ?
- Si, mais je lui proposerai d’occuper ma propre laure. Elle est à côté du Temple : je lui ferai passer ça pour une sorte de privilège… Quant à moi, n’ayez pas d’inquiétude : je trouverai bien une….
- Je me fous de votre confort personnel Kiel, je veux juste n’éveiller aucun soupçon: notre présence doit impérativement rester confidentielle. Me suivez-vous ?
- Oui, oui…
- Bien. Va pour cette laure, alors. Vous nous y accompagnerez sitôt notre entretien clos. Maintenant, dites-moi en quelques mots ce qui doit être su de leurs derniers agissements : je n’ai vu aucun d’eux à l’office. Les autres n’ont pas posé de questions ?
- Non…non. Molin se montre rarement aux offices… Je ne pense pas que…
- Et Anachur ?
- Anachur ? C’est sûr, lui, c’est plus…
Un voile sembla passer devant les yeux du vieillard, qui porta une main à son front en signe d’embarras.
« Bon sang, êtes-vous malade ?… » Le prélat se recula instinctivement.
« Non, je…
- Et Anachur, donc ? Où est-il ?
- Je n’en sais rien… Il devrait être de retour : la route d’Inari n’est pas si longue…
- Ecoutez, on dirait que vous avez besoin de, disons, récupérer de vos émotions. Je me trouverai en très mauvaise posture si vous deviez vous laisser choir ici ! Nous reprendrons cette conversation plus tard : allons, Kiel, par la Règle, remuez-vous ! »
Le dos courbé, ils longèrent les parois métallisées du bâtiment sanitaire et arrivés au coude d’une coursive plus resserrée, l’homme de l’Ordre intima soudainement à son accompagnateur de l’attendre. Décontenancé, le vieux lapon le regarda s’engouffrer en direction du cimetière des machines et prit appui contre le montant le plus proche. Il respira pesamment, l’esprit vide, et sursauta lorsque la silhouette longiligne barra à nouveau le rai de lumière du croisement : il lui sembla qu’une seule seconde s’était écoulée. Il cligna des yeux de façon grotesque.
Il fallut quelques mètres avant qu’il ne réalise qu’un troisième pas faisait écho aux leurs : une foulée rapide, qui se distinguait de celle du Haut Dévot par une cadence plus courte. Il se retint de tourner la tête et poursuivit sa marche endolorie vers le réfectoire, qu’ils contournèrent. De l’autre côté, il poussa une double-porte qui grinça horriblement. Crocheté par la colère du haut Dévot, il passa la suivante avec plus de succès. Enfin, il stoppa face à une entrée ovale encastrée dans une plaque d’acier au fil convexe.
«  C’est là » dit-il en toussant. Derrière l’épaule anguleuse d’Emmerick, il aperçut la pointe d’un capuchon. Le volet s’ouvrit sous la commande, et une capsule étroite munie de deux meurtrières plombées se présenta sous leurs yeux.
« Ca ira, mon vieux. Allez prendre un solide repas, et couchez-vous quelques heures : au prochain Senon, retrouvez-moi dans le scriptorium. » Le Haut Dévot le regarda s’éloigner dans la coursive, jusqu’à ce que le bruit de ses pas décroisse dans un nouveau corridor. Une voix au timbre grave parvint de l’intérieur de la laure :
«  Est-il parti ?…
- Oui, Panthéa. Nous sommes seuls. »







FIN DU LIVRE I


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