Le 4ème H (Tome 1) - "La Règle Primitive" - Post 4
Troisième Profondeur ?
(Deuxième Ecrit)
Nous nous mettons à courir
à travers l’ombre. Je ne sais pas avec qui je fuis ni qui nous fuyons mais j’ai
peur alors je cours. Une autre angoisse m’assaille dès la première halte au
milieu d’un concert de halètements et de toux : trop de souffles se
mélangent. Je me détourne contre une paroi. Après avoir tâté du bout des doigts
la plaie qui ouvre ma joue, je décide d’arracher un bout de ma manche pour le coller
dessus. Je sens aussi ma cheville bizarre, comme si mon pied était plongé dans
une flaque chaude. Des gens se mettent à donner des ordres, l’obscurité rend impossible
de savoir qui. De toute façon je ne comprends rien. J’essaie de repérer de qui ça
émane en fonction des mouvements qui trouent l’ombre. Peut-être les Khal savent-ils
ce que nous faisons, on dirait que nous avons atterri dans un conduit inférieur
parce qu’on entend toujours clairement des sons provenant du dessus. Finalement,
nous repartons dans un couloir partiellement ouvert, parfois plus séparé
d’au-dessus que par de lourdes grilles. Je repense à tous ces grillages sur
lesquels j’ai marché à plusieurs reprises, au-dessus, sans me poser de questions.
Au grillage suivant, des
types se mettent à crier « Ils sont là, putain, ils sont là » alors on court
plus vite. Des jurons nous accueillent dès la grille suivante et au moment où
je passe, un boulon percute mon avant-bras en m’arrachant un couinement. Les
pas suivants, je les chasserai plaqué contre la paroi. C’est peut-être ces Moines
cinglés. On dit qu’ils bouffent des gens. Cette pensée me refait courir.
Une vingtaine de minutes
plus tard, on est nombreux. Pas assez pour déborder d’entre deux grilles, mais
plus que ce que je croyais. On attend. Combien la Colonne d’Union comptait-elle
de membres avant l’attaque ? A la Citerne, nous étions trente-sept. On
doit être six fois plus. Quand on repart, c’est à angle droit. On tente, je
crois, d’éviter les grilles. J’ai dans l’idée de retrouver Maulian – dont je ne
connais pas encore le nom – pour le suivre. Je remonte péniblement la colonne
en dépassant beaucoup de silhouettes mais chacun accélérant ou
ralentissant selon son instinct, il règne une grande confusion. Je claudique
avec l’idée qu’aucun Verick n’a pu descendre jusqu’ici : j’étais dans les
premiers à devoir descendre. Je me demande si je reste un Verick si aucun n’est
parmi nous, ou si je dois déjà me considérer comme un Maverick[1] :
l’assonance décide, dès cet épisode, du Libre-Nom que j’associerai au mien[2].
Pour l’heure, après avoir échoué à reconnaître mon soudeur dans cette forêt de
silhouettes au coude à coude, je décide de coller à un homme parce que son pas est
décidé. Chercher son odeur, écouter le bruit de ses semelles, me familiariser
avec le rythme et le poids de sa foulée, les mains tendues vers l’avant. Pied
droit pesant, pied gauche léger. Il pue. Grâce à ça, je peux le suivre même
quand le noir est complet. La plaie de ma joue pique jusque dans les dents, crissante
comme un filet de sable. On fait deux autres haltes, chacune plus courte et
plus anxieuse que la précédente : à la troisième, mes pensées convergent
vers les innombrables raccords de fluides qui pendent ouverts. Hélas, pas une
vanne ne fonctionne. Boire devient obsédant. Est-il possible que personne ne sache
où nous allons ? Je pense à ceux restés piégés là-haut, à Blell. Mon bras
me fait mal. Je pense à Aralt, puis à la gourde tétée par la fillette.
Quand je découvre mon
prédécesseur - une nouvelle halte vient de nous entasser les yeux plissés sous
une batterie inattendue de néons - je suis surpris : il s’agit d’un
asiatique de petite taille plus tout jeune. La lumière brûle les yeux. Quelqu’un
le hèle. Il s’appelle Léonard. Léonard, c’est un nom stupide pour un asiatique.
Une distribution de pilules est faite dans cette salle sur-éclairée. On a tout
le loisir de voir ces pyramides de tuyères flambant neuves, des panneaux
d’isolant entassés en rang devant de longues plaques d’acier posées à l’oblique,
et des caisses d’où dépassent des rivets et des colliers de serrage. Je crois
même reconnaître ces pompes hydrauliques pour lesquelles on s’étriperait
immédiatement et sans réfléchir au-dessus, tout en tentant de sucer ma gélule. Tout
ici est étonnamment lisse, et propre. Une main devant le visage pour se
protéger de l’éclairage, nous sommes astreints au silence par des Khal omniprésents,
de petites lampes ceignant leur front. Le soudeur qui a failli me tomber dessus
après avoir condamné le sas est parmi eux. Il n’est pas difficile de comprendre
qu’ils se sont équipés tout au long de notre route. Puis ces masques
épouvantables nous sont remis, avec lesquels la course reprend. Pour ma joue
c’est parfait ; le caoutchouc comprime la plaie.
Au bout de quelques
minutes, presque plus qu’en marchant, on croise des ombres à contresens
hérissées de butins indéfinissables. Je réfléchis mécaniquement sur quel objet
je pourrai focaliser mes rapines mais autant se rendre à l’évidence : la percée
que nous suivons a été séparée par un trop méticuleux ouvrage d’avec au-dessus.
Troisième ou pas, ces treillis métalliques de fonte, ces rivetages sans marque
de soudure et ces enchâssements millimétrés dépourvus d’arête sans encoignures
ni joints d’aucune sorte, qui serait en mesure d’en venir à bout ? Ma
gorge refuse obstinément de déglutir le granulé. Le goût est immonde. Avec le
masque on n’y voit rien. Je me maudis de ne pas avoir pensé plus tôt aux lampes
frontales. Je me sens inexpérimenté et terriblement vulnérable. Ma cheville a
enflé. Je boîte en pourchassant le petit Léonard. Léonard le connard. Qui pue.
A travers la buée dans l’odeur du caoutchouc, il n’est plus possible de compter
là-dessus, il faut s’en remettre aux bruits et aux sons. Quelle est la fonction
de cette pilule? Je lape ma propre sueur entre le caoutchouc et le cercle en
acier qui tient la cartouche en place. L’organisation des Khal est un élément
de taille dans le moral que j’arrive à conserver : quelqu’un ici sait ce
que nous faisons, puisque ces masques et ces cachets nous ont été distribués.
Ecarter l’idée qu’ils sont le présage d’une traversée de zones infectées m’est
bizarrement facile.
Nous marcherons encore dans
le même abrutissement pendant sept milliers de pas. Je penserai sans cesse au
moment où nous nous arrêterons pour de vrai : il y aura bien un moment où
nous serons arrivés quelque part.
*
Nous ne sommes guère plus
de deux cents lorsque je suis détaché pour intégrer un groupe d’éclaireurs
à un kilomètre au Nord de Leiad, vers Oooye. Nous avons de l’eau : il en
suinte de tous les côtés par ici. Depuis qu’on a pu ôter nos masques, un boudin
de sang séché a fini par recouvrir ma joue et je boite désormais comme un chef.
La fin de la colonne
s’avachit à peine aux abords de l’immense cavité – un ouvrage militaire, à n’en
pas douter – que trois foreurs Khal partent déjà déterminer l’infectiologie
ambiante à l’autre bout, du côté où l’on devra poursuivre : dans leur dos,
je regarde piaffer le « furet » qui nous a été assigné, Benjah, un
garçonnet crasseux qui passe la tête à l’entrée d’une de ces sections
branlantes dans lesquelles il nous est arrivé, depuis quelques temps, de devoir
poursuivre. Au fur et à mesure qu’on s’est enfoncés, la Profondeur s’est révélée
moins aboutie : des pans entiers de raccord semblent à peine tenir debout.
Comme mes nouveaux camarades, je déteste les emprunter : bien que les
attaques se soient raréfiées, ils font un bruit effroyable. Peut-être qu’en
haut, ils ne peuvent plus nous suivre : Aralt aurait probablement su dire,
lui, où était réputé finir le bric-à-brac du deuxième Etage. C’est ainsi que je
pense à lui et aux autres, maintenant. Par à-coups. Renée, c’est au moment de m’endormir.
La mauvaise nouvelle tombe.
Les aiguilles des compteurs ont bougé. Tout en renfilant mon masque, je maudis d’avance
le petit boyau à l’air gâté vers lequel on nous écarte du bivouac. Je réalise
que mon groupe compte le Patriarche dans ses rangs – nous devons être une
douzaine -, sa grande silhouette étant facilement identifiable. Le type est
étrange, il passe son temps à arpenter la colonne et à nous regarder sans rien
dire : il demande à l’un d’entre nous de vider son sac, regarde ses
affaires, lui pose une question débile et s’en va plus loin sans le moindre
commentaire. Ces vieux sont tous aussi cinglés les uns que les autres. Mon
asiatique est là lui aussi. Je vais enfin de surprise en surprise en cherchant
à partager un sentiment houleux avec Panthéa Sikilê, la Patriarche-moniale dont
le monocartouche usé ne saurait oblitérer une féminité que je serais bien
embarrassé de définir. Tout en ramassant un sac presque aussi grand qu’elle,
elle se fend d’un demi geste forcé à mon attention après avoir renoncé, elle, à
me reconnaître. Peu importe. Ca me redonne un peu d’ardeur quand même. Et puis Maulian
est à mes côtés - j’ai depuis réussi à savoir son nom, comme le fait qu’il est
le fils du Patriarche. En clanique du reste, je commence à me débrouiller :
je peux échanger deux ou trois phrases. Nous voilà rassemblés à l’écart de la
colonne : ceux qui devraient être considérés comme les Fondateurs. Tous
les onze, derrière ce gosse. Ni les six à avoir survécu à Ultime Offensive -
parmi lesquels on me compte à tort –, ni même les neuf que nous étions avant. Extraire
Maulian, et surtout le Patriarche –appelons-le encore de la sorte à cet
instant-là du récit – de la création de l’Avent est un non-sens. Nombreux sont
ceux qui continuent pourtant de nous considérer, nous, comme « ceux qui
ont sauvé les souterrains ».
Notre avant-garde vise encore
le Nord-Est. Je ne sais pas vraiment ce qui nous pousse à prendre tant de
distance vis-à-vis de l’Ouest, ni ce que nous cherchons à atteindre en nous
enfonçant si loin, toujours : les Khal ne sont pas portés sur la
confidence.
Nous nous engageons dans
une première coursive plutôt nerveux. Des mètres durant, rien ne nous ralentit.
Notre Furet est doué. Silencieux, et agile. Le meilleur de la Colonne, à ce
qu’il paraît. Après un premier repos incommode - à peu près en dessous de
Karopo -, deux agglomérats de roche effrités qu’il n’a pas repérés se
détachent pourtant l’un de l’autre, juste après que nous ayons repris la route :
dans leur chute, ils libèrent un coffre couleur gris-granit qui éventre le sol
de la petite conduite, puis reste planté à la verticale. Un coffrage lisse
strié d’une bande rouge, avec deux vannes sur le dessus. Un de ceux que tout survivant
est capable de reconnaître.
Après une ruée épileptique de
cinq bonnes minutes, nous nous engouffrons sac au dos dans une niche bétonnée à
moitié ouverte, les jambes sciées. Ce genre de recoin est classique, en
Troisième : des dispositifs de sécurité anti-incendie qui, pour la
plupart, n’ont pas été mis en fonction. Certains ont des éclairages de secours
automatisés. Pas celui-là. Accroupi, j’appuie plus fort sur mon masque en
essayant d’écouter. Ce container peut mettre au sol un millier d’hommes en
moins de temps qu’il ne faut pour entendre le petit sifflement caractéristique
du gaz qui s’en échappe. Une minute s’écoule, nous laissant le loisir de
réaliser l’inextricable de la situation. Entre la Colonne et nous, l’ogive
renversée à moitié fracassée contre le sol. Devant, à l’Est, des carénages qui
se dégradent. Puis sans crier gare, l’un d’entre nous se débarrasse de sa cagoule.
Maulian. D’un geste paniqué je l’enjoins à rechausser son équipement. Ses yeux
se lèveront alors vers moi avec une lassitude qu’il accompagnera d’une main
balayant l’air : laisse tomber, ces trucs-là servent à rien. Tout au plus,
tu pourrais tenter ta chance là-haut –il désigne le deuxième Etage - sans t’empoisonner
complètement, et encore, faudrait y aller au pas de charge ; mais si ce
truc-là fuit –cette fois il indique la direction du container du menton, autant
te mettre un mouchoir sur le nez : le résultat sera à peu près le même
(traduction approximative).
Quand je le retire à mon
tour, je m’arrache un morceau de croûte. Ca recommence immédiatement à saigner.
Nous n’avons rien de ces précurseurs qu’on glorifie dans les Services et dont
il faut apprendre le nom dans les Séminaires. Nous sommes là à crever de peur et
le petit Benjah s’est souillé.
[1] Maverick : autrefois, nom donné aux bêtes échappées d’un troupeau
et livrées à elle-même. Dans les sous-sols, sobriquet désignant les isolés dont
les chances de survies sont minces.
[2] MaA : proto-divinité égyptienne associée à la vision divine (avec
Our, ils sont « les yeux du Soleil »). Choix d’Emmerick constituant,
avec son référent clanique, le groupe nominal « MaA Verick ».
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