LA REGLE PRIMITIVE - Chapitre Deuxième :::: (Le 4ème H - Tome 1)
Schéma de coupe des Profondeurs - Gravure sur pierre (Paul Calvier - Sauce Poulet Productions - tous droits réservés) |
CHAPITRE DEUXIEME
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« Fuyez la rivalité
comme la peste : grande est la cécité de ceux qui méprisent les autres, et
grand est le malheur de ceux qui ne peuvent dissimuler leur jalousie, car ils
retomberont dans le piège souterrain. »
Livre
de la Conduite – 7ème Tercet
(Puits
d’Areie - Cité-Mère de La Ligne - Septième Profondeur)
« Pourceau… »
Les yeux d’Emmerick balayent encore les empreintes tandis
qu’il enchâsse son sceau dans le montant de la dernière porte-croix, de sorte
que personne ayant franchi les deux premières ne puisse l’ignorer. Après un regard
vers la coursive il longe l’édifice jusqu’à sa limite et sort le plateau de son
bac. Les Miniers n’aimaient pas le Mur-Mémoire. L’étagement de masques colossal
écrasait la performance de leurs ingénieurs. Le protocole de « Livrée
bio-numérique » hérité de la Profondeur Blanche en ridiculisait le
fonctionnalisme, et le fait que les élites étaient seules capables d’utiliser
les plateaux pour accéder aux Hautes Données n’arrangeait rien. Dans les
arrière-laures, les soutes d’enivrement et les cantines ouvrières, on avait
fini par considérer le Terminal comme une attraction au pied de laquelle on
descendait parfois les enfants, mais avec laquelle on prenait ses distances.
L’engouement pour la Triale était tari. Quant au culte des Fondateurs, à l’idolâtrie
des débuts succédait une politesse empruntée. L’édifice ne suscitait plus aucune
ferveur : déménagé dans la partie médiane d’Areie, il s’élevait tout entier
dans l’ombre.
A mi-hauteur se partageaient les archives d’ancienne
Histoire, des reliquats de géographie de Surface et différents recueils de
photos, de poésie et de partitions de musique. Les données se complexifiaient
au fur et à mesure de l’ascension mais en bas, là d’où Emmerick auscultait la
distance le séparant du faîte, les visages pouvaient être interrogés sans
protocole. C’est même accroupi, voire à genoux, qu’on tripotait les pods
relatifs aux forages, à leur alimentation et à leur mode de fonctionnement. C’est
ceux-là qui attiraient la convoitise maintenant que cette idée de Remontée s’était
immiscée partout. Plus un Cycle sans qu’un maraudeur n’espère faire main basse
sur un plan d’infrastructure ou un schéma de ces voies par lesquelles les
anciennes galeries d’excavation étaient reliées entre elles. Un juteux marché
de revente d’informations s’était même installé au pied des murailles, des
ressortissants de la Ligne se livrant eux-mêmes à des recherches décomplexées
sans autre objectif que d’en retirer un pécule, voire, depuis peu, dans l’idée
de s’improviser passeur.
Les traces sinuaient jusqu’au ras du monument.
Heureusement, les vrais plans étaient enfermés plus haut. Sans ça, le ballet des
curieux deviendrait incessant. Il se demanda s’il était raisonnable de rester
dans la Crypte seul, désormais : un Tobbe avait récemment pris un coup sur
le crâne pas très loin de là où il se trouvait pour avoir refusé d’être soudoyé
en échange de son code d’accès.
Les pieds nus, il se laissa emporter en équilibre sur
son plateau. Difficile de dire ce qui l’avait poussé à venir dans la crypte :
ce dernier rapport parvenu d’Orangis, ou ces quelques lignes qu’il venait de
griffonner. Aucune raison probante. Il s’était seulement senti tenté de le
faire pour combattre l’anxiété du voyage. Rien ne fonctionnait comme il l’aurait
voulu. Le stress lui faisait même nier la nécessité de prendre la route, avec
toute la mauvaise foi dont on fait soudainement preuve quand on se sent acculé.
Elle organisait un Conseil au Nord alors que les messages en provenance
d’Orangis trahissaient mieux que tout commentaire superflu le pétrin dans
lequel se trouvait son informateur. Cet incapable d’Anachur appelait à l’aide.
Or si quelque chose ne le tentait pas, c’était de voler à sa rescousse.
Il se gratta le dos de la main en regardant défiler
les têtes sculptées. Par dizaines, toutes pareillement immondes. Plus épouvantables les unes que les
autres. Hört-Henri était bien plus névrosé qu’ils ne l’avaient cru[1]. Fallait-il être secoué pour faire jaillir de telles
choses de sa cervelle. Allaient-ils donc tous ressurgir aussi facilement que
ça, recommencer à troubler son sommeil, lui couper l’appétit, lui tordre les
boyaux ? Impossible d’imaginer à quoi cette séance ressemblerait, tant
d’années après. En soi, l’idée était ridicule. Quant à l’espérance d’arriver à
peser sur un ou deux des accords qui allaient être conclus là-bas, elle était terriblement
maigre. Remonter jusqu’à Sephta paraissait l’idée la plus détestable qui soit.
Pour quelle raison s’imposer pareille épreuve ? Parce qu’elle le lui
ordonnait ? Et quoi, s’il l’envoyait au diable ? Sa main traîna le long de
la paroi, frôlant sans envie les saillies et les débords au fur et à mesure de
l’ascension. Chaque tentative faisait le même effet, mâtinée de l’espoir de
glaner une réponse quelconque au sujet du gamin, ou de la Conclave. Rien ne lui
avait jamais été livré par ce foutu pod de contact. A s’en arracher les
cheveux. Mais sans le moindre atout à leur opposer, autant rester ici. S’il
voulait une chance qu’ils lui adressent un regard, il fallait se résigner, une
fois de plus, à venir tirer le diable par la queue.
La puissance du champ d’aimantation électrisa
brièvement le poil de ses mollets, puis le plateau se stabilisa. Il laissa une
seconde s’étirer en s’efforçant de ne pas regarder en bas. Le Visage était là,
face à lui. Une simple sculpture. Il plongea lentement la main dans la fausse
orbite, qui l’aspira sans effort. Pas plus que les autres fois, le Collecteur
ne réagit à son « Niaga ecno ems’ it …[2] » prononcé à voix basse.
Malgré l’expérience, il tressaillit. Pas vraiment
douloureuse, la pression du pod s’accentue au niveau du poignet. Il regrette,
soudainement. Trop de ces souvenirs qu’il vient de coucher sur le rouleau
flottent encore dans sa tête, déréglant ses réflexes, brouillant ses pensées.
Ne pas avoir l’esprit à ce que l’on faisait était une erreur, ici. Enserré à
cette hauteur, à la merci du Terminal mais aussi de n’importe qui pénétrant la
Crypte malgré le sceau fiché dans le pilastre.
Quelque part derrière l’énorme façade, deux
micro-aiguilles s’enfoncent dans la pulpe de son doigt. Saloperie. La même chaleur
dégueulasse s’empare du bas de sa nuque et tout de suite, une crampe lui tord
les entrailles en même temps qu’une senteur affreuse lui monte dans les sinus.
Une odeur de pourri métallique. Parce qu’il cherche à tourner la tête, de
petits vaisseaux crissent au coin de son œil. Cette fois il ne peut empêcher la
peur de s’immiscer un peu, à cause du liquide qu’il sent affluer. La sensation
de son avant-bras s’évanouit et une nouvelle crampe lui agrippe le scrotum, qui
fait horriblement mal. Ses cuisses se compriment bêtement. Lorsque la vague atteint
sa poitrine, son cœur se fait empoigner puis il le sent pressé comme un flacon.
Le savoir n’y change rien. C’est effrayant. La dernière douleur, qui signifie
l’enfoncement final du piston, pousse le liquide laiteux jusqu’à la base de son
occiput. Il se répand le long de milliers de petits affluents tout autour de
son crâne avant que le flux ne reparte en sens inverse, comme sous l’effet
d’une pompe. Il se résigne à devoir vomir en essayant, de sa main libre, de
s’essuyer le front. Personne ne veut mourir. Personne ne veut ressentir ce que
ça fait.
Son cœur battait toujours beaucoup trop fort. Bien
qu’il sache que le moment était venu d’ouvrir les yeux, il laissa filer du
temps. Une lame lui fouillait les reins - mais plus au point de geindre comme à
l’instant. Il ouvrit lentement un oeil. Le Visage retenait sa main comme un
pieu fiché dans la chair. Des deux côtés, les autres pods se succédaient :
femmes, hommes, enfants, comme les avait imaginés le fils d’Hymett. Une cohorte
de démons aux yeux ronds, l’un toujours plein, l’autre fermé sur l’obturateur
de contact. Partout en dessous de lui, des galeries de têtes paralysées dans la
pierre.
« Quémandeur, bienvenue ; vous sollicitez
l’accès au Mur-Mémoire. L’Œuvre de la Triale offre accès à trois centaines de
thèmes répertoriés par les Collecteurs : ce terminal est la seule source
autorisée par la Triale pour l’archivage des données. Tout objet, document
visuel, sonore ou tactile, de même que toute information en votre possession
doit être confié à l’autorité Aventienne la plus proche. Nous vous rappelons
que la rétention culturelle, comme la rétention scientifique, sont passibles
d’extrusion du Réseau.
Le
Mur-Mémoire, par l’autorité de la Règle, est sacré : la sauvegarde de toute
connaissance passée, présente et à venir lui revient. Qu’elles soient de
l’ordre scientifique, technologique, culturel ou cultuel, les données
conservées dans son central sont notre sauvegarde. Il vous est demandé
d’accorder le plus grand respect à leur délivrance, et la plus grande confiance
en leur véracité. Nous vous rappelons que pour des raisons de sécurité,
certaines compilations ont un accès réglementé. »
La voix impersonnelle du logiciel d’accueil résonne
comme un supplice dans sa boîte crânienne. L’exécution, qu’il n’a jamais réussi
à déconnecter, se déclenche à chaque fois en interdisant la progression du code
d’ouverture jusqu’à ce que la séquence entière prenne fin. La tonalité, la structuration
du discours, sont insupportables. « …Seuls des trialiens les
approchent, et peu d’élus sont autorisés à les consulter. Vous êtes sur le
point d’interroger une de ces sources… » Atteindre la partie verrouillée est simple, il suffit
d’élargir les doigts à l’intérieur du Pod pour se soumettre à une
reconnaissance biologique. Pour lui, en tout cas. Le prélèvement de peau sera
suivi d’une nouvelle injection d’endomorphines destinée à compenser l’afflux
d’importation.
«Verrouillé
Fondateur numéro deux cent onze : archive aulionnienne. »
Le logiciel travaille.
« Quémandeur,
quel est l’objet de votre Requête ? »
Le silence qui suit est celui d’Alphan. Celui de la
Fosse. Il tente inutilement de réfléchir. Finalement, il répète : Dossier Verrouillé Fondateur numéro cent
sept : demande d’accès au fichier codé « Conclave ». Le même
crépitement léger, à peine audible, d’un flux circulant dans les câbles. Le
signal varie plusieurs fois. Au bout de quelques minutes à sonder le brouillard
fréquentiel, il se renfrogne. Ca tourne à vide. La séquence lancée n’arrive
jamais. Machine de merde. Sacrée putain de vieille peau d’Hymett, qui n’a
laissée aucune consigne avant de casser sa pipe.
L’énervement le gagne même s’il se morigène. En
vouloir à un mécanisme est idiot mais qui resterait de marbre tandis que ses
entrailles se contorsionnent comme sous l’effet d’un détergent. Dossier Verrouillé Fondateur numéro deux
cent deux. Nature de la fonction de Nadun Khal. La fréquence change pour un
signal plus aigu. Il se met à espérer quelque chose. A-t-il prononcé sa requête
dans un ordre différent ? Un mot, ou l’intonation peut-être. Il essaie de
se concentrer sur la réitération, puis tout s’éteint. Décontenancé, il reste
suspendu au silence abstrait de la machine. Une seconde passe, peut-être deux.
Derrière sa tête, à l’intérieur du cou, quelque chose d’épais se déplace. Cette
fois l’irritation le submerge – de rage, il en flanquerait un coup sur la
façade mais un nouveau son arrive. Non, plutôt deux. L’un d’eux est une voix
mais il est encore impossible de distinguer les mots prononcés. L’autre, c’est
juste un son. Une note sans hauteur qui gagne en intensité. Son cœur bat de
travers et à trop grande vitesse. Le chemin de neurotransmetteurs parcouru
depuis les tréfonds du Terminal est interminable, voilà le sentiment que ça
donne. Un fichier déterré depuis le tréfonds d’une longue arboresence. Il serre
les dents, la mâchoire tendue. Puis enfin se dégage quelque chose qu’il
parvient à décoder. Du clanique. De l’ancien clanique. « Ha tzilayni. Ha
tzilayni, mayoyvay elohai. ». Le volume des deux ondes entrelacées
s’amplifie, une stridule traversant ou masquant la voix, tour à tour. La
combinaison sonore pénètre finalement ses tympans sans crier gare, en
s’agrandissant comme une vrille. Ca va très vite, la phrase se déforme le long
de la haute fréquence qui se transforme en sirène, toutes deux envahissant
l’intérieur de son crâne : ennemis-sauvemoidemesennemis-sau-v-e-m-o-i-d-e-m-e-s-e-n-n-e-m-i-s….
Sa langue, comme trop grosse, a du mal à retrouver sa
place dans sa bouche. Tout au bout de sa main qui lui paraît démesurément
longue, les aiguilles se sont retirées : il a essayé de tirer en arrière, à
peine le temps de sentir cette morsure, vive comme un câble qui se resserre. Il
n’a plus bougé, depuis. Il écoute sa respiration avec l’idée de plier les
genoux. La hauteur lui donne la nausée. Des choses dansent en contrebas. Une
lumière, une ombre maigre allongée en travers du sol. En s’arrachant au tournis
du vertige, il revient à la sensation d’une chose étrangère remuant à
l’intérieur de lui. Il réprime un énième haut-le-cœur. Allons, tout ici n’est
qu’artifice. Le temps a beau paraître long, en réalité ça ne dure jamais. Et
puis il n’a jamais été retenu par le Mur, cette angoisse de rester prisonnier
est ridicule. Quelque chose a peut-être perturbé le processus de consultation,
une légère baisse de tension dans un capteur synaptique, ou une rupture dans un
circuit de codage. Il fouille sa mémoire pour trouver le souvenir de la dernière
visite de contrôle des ingénieurs du Flux mais il y a cette chose qui
gargouille dans son estomac, et puis la lassitude. Cet épuisement. Il faudrait
qu’il s’allonge, séance tenante. Il faut penser à l’extérieur. A ses
appartements. A n’importe quoi d’autre. A-t-il réellement aperçu cette ombre,
en bas ?
Après un nouvel effort pour libérer sa main, il se
sent céder à la panique. Quelque chose est à
l’intérieur de lui. Il crie une première fois mais cet appel misérable le
couvre de honte. Il est obligé de fléchir les genoux : il les entend
craquer de l’intérieur et ça tire tout de suite terriblement sur son bras. La tête
penchée, il retombe sur cette ombre, qui glisse sur le sol tout en bas. Il émet
un grognement, se redresse à peine, le corps tout entier retenu par le bras. Il
essaie de repérer les portes-croix. C’est l’instant que choisit la Bouche pour
se déverrouiller.
Comme souvent après un choc, quelques secondes
s’écoulent durant lesquelles rien ne se passe. Il se jauge, immobile. Il a mal,
mais pas au point de penser à une fracture. Il tente de rouler sur le côté très
doucement, en s’appuyant sur une fesse. De la poussière scintille, à moins que
ce soient ses yeux. Sa tête résonne. Il lorgne une fois de plus en contrebas en
essayant d’ignorer la rangée de visages fermés devant laquelle il gît à
mi-hauteur : il sait qu’ils le regardent avec cette fixité horrible. Il ne
voit plus le plateau, ni s’il a percuté un visage dont il aurait abîmé une
pommette ou cassé l’arête du nez. Quelle merde. Cette fois, il jurerait avoir
vu quelque chose. Il grimace en essayant de se pencher. C’est ridicule. Son
haleine est infecte. Une décharge électrique traverse son crâne, très
brève : une flèche douloureuse, ardente comme un éclair. Il en plisse
l’œil. Bon sang.
Finalement, en bas, il n’y a rien. Après avoir
dégluti, il recommence un timide mouvement de balancier auquel il renonce au
bout de deux oscillations à peine. Quelque chose d’horriblement pointu s’enfonce
dans sa hanche. Vaincu, il dépose la tête en arrière. Son pouls bat contre la
tôle depuis l’arrière de son crâne. Boum-boum. Boum-boum. Un filet de salive
puante qu’il ne cherche pas à retenir coule le long de sa joue. Rester là sans
bouger, sur ce bout de passerelle. Un instant.
D’un bras amorphe il enfonce les deux parties cassées
du plateau l’une sur l’autre dans le rangement vacant. Il réalise ne pas savoir
si les plates-formes aimantées sont issues des Fournitures d’Areie, ou d’Odz.
Peut-être d’Iola[3]. Quelqu’un en a-t-il jamais commandé de nouvelles depuis
que le Mur a été déplacé ici ? Il bataille pour ne pas relever la tête
maintenant qu’il est enfin en bas. A la place, il erre à la recherche d’un
ordre à envoyer à son organisme - vers
les Portes – qu’il doit réitérer à lui-même pour que son corps, pesant comme de
la fonte, daigne se mouvoir. Rejoindre la lumière du corridor, qu’il vise en se
frottant machinalement le poignet. Le pod y a laissé une strie violacée
difficile à cacher. Un bruit. Ca vient des ascenseurs. Malgré les verres
correcteurs qu’il vient de chausser, les parois tanguent. Sous la lumière dure
du néon le passage semble vide. Il se masse rapidement les ailes du nez en
soulevant la monture, puis se frotte les yeux. Un homme vient de passer la
tête. Il se recroqueville, la respiration à nouveau haletante. Boum-boum.
Boum-boum. Quand la silhouette semble décidée à parcourir les derniers mètres
qui séparent de la crypte, il se jette dans la lumière.
Sous le coup de la surprise l’homme a chuté en
arrière. En équilibre sur un bras tendu, ses pieds raclent le sol : tout en se
protégeant d’un coude, il balance frénétiquement le bassin en clignant des
yeux.
« T’es là depuis combien de temps ? La question
est sourde et menaçante.
- Non, je… il parvient finalement à s’accroupir, puis
à se relever. Il jauge maintenant le prêtre les épaules rentrées, son regard
balayant successivement les lunettes tordues, la toge souillée et les bottes
ferrées. Je croyais qu’il n’y avait personne, je…
- Un quoi ?...
- Peu importe. Emmerick essaie de réfléchir.
Ignores-tu qu’un code placé à l’aplomb d’une Porte-croix indique que la crypte
est interdite d’accès ? Tous les colons le savent, gebrof. Tous ceux qui
vivent ici. Tout en parlant il le contourne : son sceau figure
toujours bien dans le châssis. L’homme tourne aussi sur lui-même pour continuer
à lui faire face. Même question :
- Depuis combien de temps t’es ici ?
- Je… je viens d’arriver, je…
Il lui barre désormais le passage. Est-ce qu’il a tout
vu ? La chute, et tout le reste ? L’intrus fait mine de reculer vers
les ascenseurs, puis se ravise. Comme le Haut Dévot ne bouge pas, après un
instant d’hésitation il entame un pas sur le côté, puis le dépasse.
- Quel est ton nom ?
Mais l’homme recule, les mains tendues dans le dos au contact
de la paroi. Derrière le verre des lunettes, les yeux du prélat l’enserrent.
- Ca fait longtemps que tu traînes là, hein…
Un rapide regard en arrière. Un pas. Un autre. Puis au
moment où il peut enfin repasser le sas, le regard chargé de haine l’autre
vocifère : « Enfant de Putain ! » Emmerick se tend.
« … tu te crois le plus fort mais tu n’es qu’une merde t’entends, une
sale merde de prêtre ! Tu crèveras ici, avec ton Mur ! T’entends le
prêtre, VOUS CREVEREZ TOUS ! »
Le bruit de sa course s’estompe déjà à l’angle du
corridor que le Dévot ravale l’enjambée qu’il a amorcée beaucoup trop tard.
*
« Dévot ? Dévot Emmerick, cela
va-t-il ?…
Il bat une paupière dans le rai de lumière tombant
depuis la meurtrière. De l’autre côté de la porte, un silence gêné laisse
deviner le visiteur l’oreille collée au montant.
- Rêtsam…
c’est Jeen. » Il marque une pause. « Je… Dois-je repasser ? »
Après avoir rajusté la monture tordue sur son nez, il
fixe le bout de ses doigts puis s’assoit, les mains posées de chaque côté de la
paillasse. Est-ce déjà le Senon ? Il élève à nouveau sa main jusqu’à son visage
et fait pivoter son poignet avec lenteur. L’hématome est parfaitement net.
L’homme dans l’encadrement de la porte est grand. Un vilain
bouton lui déforme la joue.
« Jeen. Je prenais un peu de repos. Ce
disant, il referme la porte derrière lui sans laisser au novice la possibilité
de fouiller la pièce du regard. Regagnons le couloir des Laures,
voulez-vous ? Nous y serons plus tranquilles.
- Faisons comme bon vous semblera, Rêtsam… »
Successivement, les ampoules grillagées creusent leurs
cernes ou leur déforment le haut du front. Ils sont trop grands pour se tenir
droits aux croisements des coursives, l’un comme l’autre. Deux silhouettes
repliées sur elles-mêmes, aux enjambées disgracieuses. Emmerick continue de
ressasser. Ils ne croisent personne : le Senon attire la Cité toute
entière vers la Meca[5].
« Entrez Jeen, je vous en prie. »
La couche est creusée dans la paroi de gauche. Une
tablette repliée sur le montant d’en face surplombe le dos d’une chaise
métallique. Face à eux, contre le mur du fond, un coffre à ferrures, un linge
plié dessus. Le bout de quelque chose de long et clair dépasse de dessous la
couche qui attire immédiatement l’attention du Profès. Un coup d’œil rapide à
son hôte : le Haut Dévot a l’air ailleurs. Il prend un air inspiré et détaille
l’objet avant qu’Emmerick ne lui adresse un signe en direction de la chaise.
« Pardonnez ma hardiesse Emmerik, mais vous
semblez mal en point… »
De ce qu’on lui rapporte,
au plus on s’élève dans les Puits, au plus on s’accommode avec les tercets pour
essayer de limiter la casse… La Cinquième ne s’est même pas officiellement
opposée à l’exode. Traversée comme elle l’est, elle n’a pas beaucoup de marge
de manœuvre.
« Hein ?... »
Ils ont déjà envoyé des
gars là-haut. C’est ce qui se dit. En fait, comme ils le font avec eux, ils
cherchent à savoir comment la Ligne s’en tire. Ils estiment, à peu près. Ici, on
voit plutôt les choses à l’envers. Des types descendent. Sans l’aide du
Terminal, certains de ces abrutis seraient incapables de savoir par où se
débiner. Faut-il être con. Dans les groupes qui remontent d’Areie, il y a
forcément des Miniers qui brouillent les calculs. Personne ne peut savoir
vraiment combien. Personne n’en sait rien. Ils ont dû envoyer des fouines
planqués au milieu des autres. Des fouilles-merde du genre de celui sur lequel il
est tombé.
« Mmm…Des préoccupations inhérentes à mon rang :
vous aurez peut-être l’occasion d’en éprouver de semblables, qui sait. Il vous
reste encore à gravir quelques échelons : je suppose qu’Inari sera un
excellent moyen de prouver vos compétences. La tâche que le Temple souhaite
vous y confier sera une occasion inespérée de donner corps à vos…velléités.
- Je…
- A la réflexion, j’ai bien peur de ne plus disposer
d’assez de temps. La Mère m’a chargé de l’accompagner hors des limites de la
Ligne et comme vous l’imaginez, j’ai beaucoup à faire. J’ai certainement pris
trop d’aise dans la méditation qui a suivi mon guet : je vous prie de m’en
excuser. Je ferai en sorte de vous accorder un autre entretien à la faveur d’un
prochain Cycle, n’est-ce pas ? »
Comme le Haut-Dévot ne rajoute rien, Jeen finit par
réagir. Il débloque le pêne en prenant soin de ne faire aucun bruit. Mais au
moment de quitter la pièce, il se ravise :
« Dévot, permettez-moi une question. Ce voyage
qui vous éloigne de notre Profondeur ne peut être de nature à intéresser le
seul Chapitre : quel endroit pourrait supplanter la Septième pour traiter
des affaires de l’Ordre ? J’en déduis que vous ralliez des lieux moins
nobles… Cela a-t-il à voir avec l’enfant que je vais instruire ? »
Il s’est déjà détourné de lui : il est libre de
détailler à loisir ce qu’il y a sous la couche. Un rouleau. Un rouleau de papier.
Il en a déjà vu de semblables dans la Réserve.
« Au revoir, Jeen. »
Le claquement du loquet entérine son départ.
Petit salopard. Comment peux-tu avoir la moindre idée
de ce qui est noble ou de ce qui ne l’est pas. Allons bon. Essayer de garder la tête froide. Après
tout, ce ne sera qu’un Conseil, exactement comme les précédents. La situation
est peut-être explosive, et alors, ça dure comme ça depuis l’instant où ils ont
quitté la Fosse.
Machinalement, les mains du Dévot s’affairent. Dans le
drap qu’il a déplié sur sa couche il empile deux gros vêtements de fibres.
L’honnêteté devrait les
pousser à admettre que tout a merdé au moment où George, Léo et Panthéa se sont
partagés le gâteau. Pourtant avec une religion sans dieu, un archétype social clairement
hiérarchisé et un système politique sans personnification, tout fonctionne.
Mais fragmenter l’administration des Cités-Puits était l’erreur à ne pas faire.
Inutile de mettre ça sur le dos de Maulian : il fallait juste patienter
jusqu’au moment de récupérer son gosse. Alphan a eu tort. Nous ne sommes que
des pauvres types. Une belle bande d’abrutis. Dès qu’on s’est retrouvés seuls,
on a tout foutu en l’air. C’est déjà surprenant que les choses n’aient pas
dégénéré avant. En fait, on revient tout bonnement en arrière : des
groupes distincts, dirigés par des hommes distincts.
Le sentiment de cette chose nichée à l’intérieur de lui l’insupporte.
Autant se concentrer sur des tâches simples en tentant de minimisant la gêne.
Se détendre. Considérer ça comme un relent de sa propre enfance ravivé par une
impulsion électrique… S’il osait affronter la vérité, il parlerait du gosse. Ce
Nadun. Tout est possible, avec un Irradié.
Déjà, Sephta. Bon sang,
c’est à l’autre bout du monde. Et là où ils ont décidé de laisser croupir
Maulian. A quoi va-t-il ressembler, lui, vieux ? Prendre son fils. Ca va
pas se faire sans mal, faut pas croire. Tu parles d’un otage.
Avec un curieux bruit de succion, un pneu tombe
derrière la tablette. Emmerick tressaute machinalement et pose le paquetage
qu’il vient d’extraire du coffre. La Mère.
« Voyage aérien annulé pour cause de code 7.
Préparez-vous à voyager par rail. Départ dans deux cycles, appontage initial à
douze heures dix-neuf minutes, Quai 9, porte 889. »
Bon sang, plus de vingt-cinq Quarts de
wagon-lit ! Elle ne le laissera pas fermer l’œil. Elle le harcèlera comme
elle sait si bien le faire. Il est censé être son allié, à défaut d’une sorte
de subalterne. Panthéa continuera de lui faire endurer cette relation dégueulasse.
Mais il n’a peut-être plus envie, lui, de subir ça. Est-ce qu’elle y pense.
Est-ce que ça lui traverse la tête ?
Jusqu’aux confins du Nord. L’idée l’anéantit. Si au moins tous convenaient du
dérisoire de la situation : un pouvoir fissuré qui va se disputer dans une
Cité-Puits fermée, sous un bunker abandonné au ras des côtes et maintenu en
fonction par celui qu’ils ont banni ; tous tributaires du sort d’un enfant
irradié conçu par une esclave passée par la Sixième. Il y a de quoi sourire,
non. Du passé superposé à du passé pour sauver de l’avenir.
Il jette un œil dans le reflet bleuté de l’écran
miniature. Son problème, c’est qu’il n’est jamais arrivé à se ranger dans un
camp. Il en vient à se demander quel degré d’hypocrisie ils vont, chacun, essayer
de lui faire encore avaler. Il en est à se passer la main sur la joue devant sa
propre image lorsque l’on cogne à nouveau à la porte. Ca le fait sursauter
encore. Il se lève pour aller saisir la poignée quand il aperçoit le rouleau
sous la couchette. Tout en gardant la main sur la poignée, il le pousse du
pied. Ca dépasse encore un peu. A peine.
« Ha, c’est toi… Emmerick jette un rapide
coup d’œil dans la coursive. Entre, dépêche-toi. »
Une fois à
l’intérieur, les deux hommes entreprennent de se parler sans se faire face.
Petit, le visiteur prend beaucoup de place. Une masse de muscle trapue,
compressée sur elle-même.
« Il me faut un type. Un gebrof. Grand. Maigre.
Brun, avec une barbe. Peau mate.
- Âge ?
- Vingt ans, peut-être plus. Pas de manteau, juste une
couverture cousue. A carreaux je crois.
- Des chaussures ? Des bottes ?
Le prélat fouille rapidement
ses souvenirs jusqu’à revoir l’homme couché devant lui, à frotter le sol de la crypte
des talons pour essayer de se relever.
- Des espèces de chaussures de sport d’avant, des
vieilles, à semelles plastique.
- Armé ?
- Je ne pense pas.
- Bien… Y’a combien de temps ?
- Entre les Seduales et le Senon. Difficile à dire,
j’étais loin de la Sonaille.
Le visiteur marque un silence, puis fait la moue.
- Il doit déjà être ressorti.
- Cherche quand même. Du côté du Cloaque. On sait
jamais. Emmerick s’est remis à manipuler son paquetage dans lequel il
s’efforce maintenant de faire rentrer un rouleau de linge manifestement trop
gros. Et je le veux vivant.
- Bien, Rêtsam.
Je vais faire au mieux.
- Non, Teuque. La voix du prélat s’est rembrunie.
Leurs regards se croisent. Tu ne m’as pas compris. Il me le faut vraiment. »
[1] Se reporter aux « Notes »
[2] « Me revoilà, une fois encore… »
[3] Cités-Mères respectives des Septième, Cinquième et
Sixième Profondeurs
[4] Quémandeur civil pour les consultations
[5] Abréviation populaire pour désigner la Meta-Cathédrale, édifice de culte principal d’Areie et
par extension, symbole de l’Avent dans son ensemble
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