LA REGLE PRIMITIVE - Chapitre Neuvième :::: (Le 4ème H - Tome 1)



CHAPITRE NEUVIEME


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« Il y aura des occasions où tu t’abaisseras, et d’autres ou tu devras affecter d’avoir peur afin que tes ennemis, cédant à la présomption et à l’orgueil, viennent mal t’attaquer
et se laissent vaincre honteusement»
Livre des Assauts – 5ème Tercet


(Areie – Cité-Mère de la Ligne - Septième Profondeur)


Derrière la vitre, à travers les lames de plastique, deux infirmiers, les soldats de l’Armerie et un prêtre à moitié endormi. Un premier diffuseur se met à chuinter au niveau de sa gorge qui l’oblige à fixer le plafond : il tombe sur son reflet et bouge discrètement la main pour décrypter cette image bizarre projetée à l’envers. Le jet se transforme en un nuage de microgouttelettes. Mal à l’aise, il retourne aux soldats en attendant que la pulvérisation s’éloigne. Leur arme est énorme. Il tend le menton lorsque le robinet glisse le long du rail : dans le reflet, Molin écrasé sur lui-même, plisse les yeux à son tour. Il inspire de mauvaise grâce une goulée d’air détrempé puis s’essuie mécaniquement le front et les sourcils. Ils ont l’air sacrément moche.
A leur retour du Cuhc, au Ligodon, il avait revu les fils de Doug à deux reprises. Il s’était ennuyé les deux fois. Rien n’avait fonctionné avec naturel et jusqu’à leur séparation, il n’avait pu faire autrement que de les regarder avec cette distance biscornue. Il éprouve le même genre de sentiment face à la chair molle de son père, ce père bien résolu à ce qu’il l’appelle par son prénom et à le laisser quelque part ici - ou va savoir où. En fin de compte, il n’avait pas tardé à se soustraire de la compagnie des deux frères qu’il comptait pourtant pour seuls amis. Le souvenir d’Orangis est globalement maussade. Pour la première fois il pense à sa mère sans que son cœur ne gonfle. M’Da. Il les imagine tous les deux seuls, Molin et elle, une image de repas silencieux où les couverts tintent avec de petits chocs métalliques. Parfaitement nette. Elle mastique, lui boit. La vanne stoppe avec un chuintement, les laissant dans le flic-floc de leurs corps nus. Il renifle.
Lorsqu’ils passent le rideau mou les deux infirmiers les suivent du regard. Il se cherche une aisance dans ses vêtements rêches en s’efforçant d’oublier le regard du Contrôleur qui vient de lui poser une liste de questions interminable aussi stupides que est-ce que ton zizi brûle quand tu fais pipi tout en lui pétrissant douloureusement une articulation ou en lui appuyant trop fort sur le ventre. Le goût sablonneux du bâtonnet enfoncé dans sa bouche passe à peine. Quand ils s’approchent des soldats, celui le plus impressionnant éclate de rire à la vue de son masque : une sorte de géant à la peau charbonneuse, dont pas une seule dent ne semble irrémédiablement blanche. Avant qu’il n’ait eu le temps de réagir il a attrapé la cagoule du bout de son arme et la tend devant lui comme si elle puait la merde, ce qui accentue l’hilarité générale. Molin s’en saisit brutalement, le type lui conseille de garder son calme avec un regard à glacer le sang.
Du coup ils franchissent à vive allure un portique de détection dont Molin repousse virilement le tourniquet puis arrivés devant deux nouveaux gardes, ils évaluent ensembles la série de petits bureaux. Molin finit par s’asseoir devant un opérateur absorbé par une liasse de documents et Nadun reste en arrière, déjà résigné à un nouvel ennui. Son sac au sol qu’il scrute soigneusement pour éviter tout nouvel incident, il passe discrètement en revue les autres bureaux, des hommes hermétiques pour la plupart. Pourtant quelqu’un les regarde. Il en est à peu près sûr, il s’est habitué à ce genre de sensation-là, il ne se trompe presque jamais. Il finit par tomber sur les prêtres, côté droit. C’est Molin qu’ils observent. Très attentivement, et sans se cacher, même à cette distance. Ils échangent des chuchotements pendant qu’il sort des choses de sa musette. Pour finir, il suit des yeux celui qui se détache de leur groupe et part à grands pas. Quand Molin se lève, c’est à son tour de mourir d’envie de s’asseoir.
Il a un mouvement de recul, exactement comme à Raz : aux deux extrémités de l’esplanade, des campements insalubres partent à l’assaut des parois dans un enchevêtrement de déséquilibres, menaçant de s’effondrer sur une foule déversée à perte de vue d’une succession de tunnels comme une coulée de boue.
« Où allons-nous ?... »
Des mots incompréhensibles sortent à plein volume de haut-parleurs invisibles, entrecoupés de signaux à trois tons. Sous la pression de Molin il pénètre dans la cohue par le côté, même s’il lui semble totalement stupide d’essayer d’enfoncer ce mur humain. Rien que l’odeur est contre eux, quasi rigide. Après avoir forcé un semblant de passage il dandine presque immédiatement sur place, Molin collé dans son dos dont il sent l’agacement. « Viens » : il est enlevé dans une bourrasque, le capuchon rabattu sur le front. Les gens se mettent à vociférer autour d’eux. Molin vise le véhicule de forage de petit tonnage qui tente de se frayer un chemin à grands renforts d’avertisseur depuis une allée mitoyenne. Après une ultime ruade, ils s’engouffrent dans son sillage, la tête dans un nuage de gaz brûlés.
Dans la demi-section de droite, des silhouettes descendent vers l’intérieur, séparées d’eux par un cordon de soldats : enserré au cœur de la masse agglutinée en sens inverse, Nadun tente d’apercevoir quelque chose en se hissant sur la pointe des pieds. Il ne distingue que d’énormes flèches retroéclairées. Derrière eux, la foule qu’ils avaient fendue à contresens se congestionne face à une barrière de tourniquets. Son opinion est faite : tous ces gens veulent sortir d’Areie. Sans prévenir, Molin lui intime de se défaire de sa bure et ce disant, il ôte la sienne : écarlate, sa toge tranche soudainement dans la cohue grisâtre. L’homme collé à lui se met aussitôt à s’arc-bouter : d’autres grognements montent instantanément de la foule, les regards se durcissant à leur encontre à tous les trois. De plus en plus agité, l’homme, dès que Nadun se débarrasse à son tour de sa bure, tente d’enfoncer le mur humain plus en avant vers les tourniquets, le visage déformé par la peur. Leur entourage tout entier les fixe maintenant avec une sorte de dégoût. Molin ne lui laisse pas le temps d’avoir peur : la vue de leur vêtement fait s’écarter la foule comme par magie et il se surprend, pour la première fois depuis longtemps, à relever la tête.
Lorsqu’il passe le cordon de gardes les joues en feu, il réalise enfin à quel point il avait soif. Mais il sourit de toutes ses dents.

Dès qu’ils eurent pris de la vitesse, une zone d’ombre avala les voyageurs qui les précédaient : ils tournèrent gracieusement dans le noir, le plancher tremblant sous leurs pieds. Areie était un songe en mouvement. Raz était paru immense, la Cité-Mère lui était incomparable. Ni brouillards, ni branle-bas de machines : la dernière des capitales enfouies était constituée de voies étonnamment amples, basses de plafond, évasées de bord à bord grâce à l’articulation de sections octogonales au cœur desquelles les hommes et femmes de l’Ordre, indifféremment Tobbes, Moniales et Dévots, descendaient et montaient, omniprésents, à travers les lumières de diodes jaunes orangées illuminant le pourtour d’une Cheminée Centrale large comme une faille de près de trois kilomètres de circonférence donnant le tournis dès lors qu’on levait la tête à l’encontre du Coude ovoïde dardant, des centaines de mètres plus haut, son entrelacs de tuyères et d’antennes. En périhérie du cylindre, un réseau ferré interne creusé en étoile longeait la corolle de la Clôture, s’enfonçant sous le niveau de la mer au Sud tandis que les ramifications forées en direction de l’Ouest, du Nord et de l’Est reliaient la Cité aux dix-huit bastions de la Ligne en débouchant sur des Quais d’Admission similaires à celui qu’ils avaient franchi, Molin et lui, à leur arrivée.
Les traits de leurs prédécesseurs réapparurent avant d’être à nouveau aspirés dans le noir, puis le tunnel s’évasa et le train tout entier ressurgit dans la lumière. Nadun se serait cru plus haut, ou plus bas : il en perdit momentanément l’équilibre et dut tendre bêtement un bras pour éviter la chute. Le convoi s’avançait vers une saillie. Un heurt discret finit par les immobiliser et un air chargé d’odeurs glissa jusqu’à eux. Dans leur dos, le mur de la coursive était si proche qu’il aurait pu le toucher. Molin, lui, scrutait l’embarcadère. Le schéma se répéta plusieurs fois. Durant ces courtes haltes, deux ou trois voyageurs quittaient les plateformes. Eux-mêmes n’échangeaient rien, debout sur leurs jambes cotonneuses. Pour finir, la rame se retrouva presque vide.
Entre deux stations, une succession de barges les remonta en brinqueballant à grande vitesse, offrant à la vue des grappes de visages moroses. Molin se redressa un peu. Comme pour répondre à ce signal inutile, Nadun rectifia sa posture : même à distance, ce nouveau quai différait des autres. Sa superficie ne cessait de grandir à mesure qu’ils approchaient et l’éclairage, toujours plus généreux, éclaboussait maintenant de longs mètres d’une chape rectiligne haute de plafond barrée à son extrémité par une falaise. Par un caprice de perspectives et de mélanges lumineux, le décor semblait surnager comme un trompe-l’œil.
Ne perdons pas de temps. Molin sauta sur la première marche et se tourna vers lui. Son visage, son corps, sa démarche, cette brutalité émanant de sa silhouette lui était connue, désormais. C’était Maulian.
« Ici, c’est encore Areie ?
- Areie, justement, c’est ici. Le reste n’a pas vraiment d’intérêt. » 
Pas vraiment d’intérêt ? N’avait-il encore en mémoire ces effluves miraculeux de sucre, de sel et d’épices sortant de ces échoppes lumineuses qui étalaient à vue toutes sortes de nourritures inconnues sans la moindre crainte de vol ou de pillage ? Le souvenir des magnifiques robes noires de ces deux Lanidraques croisés dès la première coursive ? Celui du Plain-chant sortant par le fenestrage de cette Longue Laure près du quai, dont l’harmonie, reléguant les exloits d’Evander Pallatti à une basse diatonie, l’avait fait frissonner d’émotion ? De cette sizaine de Tobesses sortant de leur service le Liaj au visage, entourées par une armée de Convers ? Son corps tout entier frémissait encore de cette tempête de sons, d’odeurs et d’architecture. Maulian était un fou. Un inconscient aveugle et sourd, acariâtre, froid, idiot, qui préférait cet endroit sinistre à l’incroyable spectacle qui leur avait été offert. Il estima même que la Cité-Mère devant connaître des limites, cet endroit devait être l’une d’entre elles. D’ailleurs, au sol, bien que tous soient tournés vers les plafonds, de petits tourniquets encastrés à même le béton semblaient pouvoir en empêcher l’accès d’un simple déclic.
La rame quitta le quai dans un souffle chaud et ils les enjambèrent prudemment. Ils étaient seuls face à la dalle déserte. Son Œil s’alluma instantanément, vrombissant sur les alentours. La place était immense, mais vide. On aurait dit une sorte de rêve.
Les premiers mètres sur le revêtement lui donnèrent le tournis. Au-dessus de leur tête, des séries de barres reliées au plafond par des chaînettes éclairaient cette scène étrange de loin en loin. Il en compta pas loin de cinquante avant qu’un léger grésillement ne détourne son attention : en contrebas, deux hommes arrivaient sur une nouvelle rame le visage tourné vers eux. Leur barge stoppa un peu plus loin.
Le premier monta les marches sans hâte et ils franchirent les petits tourniquets. Deux prêtres. Ils ne s’aventurèrent pas plus loin qu’eux. Nadun leva les yeux vers Maulian qui, les mains croisées sur les reins, fixait les nouveaux venus d’un air imperméable. Personne ne bougea plus. Le temps se distordait, une fois de plus. Une nouvelle rame s’annonça enfin dans le tunnel. Trois nouvelles têtes surgirent de l’ombre. Deux chauves au visage fermé, et un rouquin de grande taille que Nadun reconnut immédiatement comme celui s’étant détaché des autres pour partir à toute allure, tout à l’heure, du bureau des Entrées. Ils montèrent chacun à leur tour sur le pavage. Nadun se retrouva en proie à une intempestive envie d’uriner. Il se chercha une contenance et opta finalement pour étudier le tissu épais de sa toge. Il ne voulait pas partir avec eux. Pas avec le roux, en tout cas. Le velours de son vêtement rituel traçait de longs plis jusqu’à cet angle de dalle brute qu’il fixa avec insistance. Quelques secondes passèrent, puis il osa un regard en biais. Quelque chose retenait l’attention de Maulian. Rien à voir avec les prêtres, sa tête était tournée de l’autre côté. Là-bas, la paroi était juste une paroi. De la pierre nue qui s’élevait sur quatre vingt dix pieds, striée de rainures et de strates tantôt d’un blanc légèrement cristallin, tantôt d’un brun crayeux plus épais ou d’une sorte d’ocre sombre. En dehors des dimensions, le spectacle n’avait rien d’exceptionnel.
Il s’assura à l’aide d’un nouveau coup d’œil qu’il s’agissait bien de ce que Maulian refusait de quitter des yeux et quelque chose traversa son esprit. S’agissait-il du Mur-Mémoire ? Il ne gagna rien de plus d’une seconde étude, sauf l’espace qui, à nouveau, le saisit à la gorge : il eut l’impression de perdre encore légèrement l’équilibre. Peut-être les stries les plus blanches brillaient-elles un peu plus. On aurait dit de minuscules gemmes assemblées, vu de loin. Il s’amusa à suivre les éclats qui apparaissaient et disparaissaient comme de petits réflecteurs, au point que la strie toute entière finit par lui sembler pivoter sur elle-même. La tête lui tourna vraiment, cette fois. Par réflexe, il cligna des yeux. Maintenant, il lui semblait que d’autres stries se mettaient à se mouvoir, comme si toutes cherchaient à re-pénétrer dans le cœur de la roche à l’aide d’un demi-tour. Il ferma les yeux plus longtemps, les rouvrit : cette fois, le pan de mur entier lui parut en mouvement. Quelque chose se passait qu’il n’arrivait pas à s’expliquer. S’il portait le regard ailleurs – le plafond, les néons – tout était net et rassurant : mais sitôt qu’il regardait là-bas, les hachures se mélangeaient entre elles, noyant leurs dessins les uns dans les autres. La fatigue lui ayant joué beaucoup de tours durant le voyage, parmi lesquels toutes sortes d’éblouissements, il eut peur de s’évanouir. Il attendit un instant avant d’acquérir la certitude, cette fois, que les roches faces à eux bougeaient réellement. Il respira profondément : les prêtres avaient eux aussi les yeux rivés sur la paroi.
Au moment où il voulut questionner Maulian, le claquement sec des tourniquets résonna de bout en bout de la dalle, interdisant désormais l’accès au quai d’une herse basse, mais infranchissable. Comme les autres, il s’assura d’un regard circulaire que personne d’autre n’était monté les rejoindre. Comme eux tous, il retourna ensuite à la falaise.
L’imposante paroi lui parut instantanément onduler sur toute sa hauteur, plus distinctement que lorsqu’il l’avait quittée du regard : les figures du minerai s’y brouillaient dans une confusion optique terriblement déstabilisante. Quelque chose naissait d’immense, hérissé de lignes horizontales et encadré de formes. Presque tout en haut, deux demi-sphères bombaient lentement la roche tandis que le centre de la muraille, lui, semblait avalé de l’intérieur. Chaque détail se précisait difficilement dans un ballet ondoyant sans que Nadun ne puisse dire si la paroi elle-même disparaissait ou si elle se déplaçait : les yeux plissés, la bouche entrouverte, il se consacrait tout entier au spectacle. Au bout d’un instant, il prit enfin conscience de ce qu’il regardait. Face à lui se matérialisait le frontispice de la Meca.
Nadun voulut partager son ahurissement mais ce fut le moment que choisirent les dalles du sol pour s’illuminer de gravures phosphorescentes qui s’unirent de loin en loin pour former de longues figures convergeant toutes en direction de l’entrée, indiscernables sous la lumière précédente. Chaque détail de la MetaCathédrale était désormais visible. L’enfant sut instantanément qu’ils n’y entreraient pas : son Œil, bien que très en retrait, le lui dit. Ils resteraient sur ce parvis, ici même. Ils y seraient reçus sans les atours d’une cérémonie et la Grande Place, interdite à quiconque, ne permettrait à aucun témoin de relater cet instant. Puis l’un d’entre eux a traversé dans leur direction.
Il ignore Maulian comme si Nadun était seul. Dans sa main, deux biocasques tenus avec fermeté, un peu différents de ceux qui lui avaient été décrits. Dans la fulgurance des heures que l’on a trop préparées, Nadun comprend que tout va être réglé en quelques instants. Il se cherche l’allure d’un homme. En d’autres circonstances son air grave aurait attiré la compassion, mais les yeux du prêtre ressemblent plutôt à ceux de Kiel. Le casque lui est tendu. Il en écarte les sangles pour l’enfiler mais la voix de son père, une voix surprenante, fait avorter ce geste : « Nadun ne portera rien pour introduire sa Conversion. Si ça doit se dérouler ainsi, alors que ceux que vous avez voulus pour témoins de ce déshonneur, que ceux-là au moins, entendent et voient. » Sur leur gauche, toujours en retrait, deux des autres types tiennent leurs mains dans le dos, comme des clones. A une dizaine de mètres vers les quais, les deux autres, dont le grand roux, semblent désormais écrasés par le frontispice qui penche de tout son poids haut au-dessus de leur tête à tous.

De nombreuses formules protocolaires sont partagées sans qu’un mot de bienvenue ni la moindre présentation n’aient été prononcés. Les Us sont suivis. Pas un des Tercets Introductifs n’échappent à ce premier contact au cœur duquel l’enfant et l’homme, face à face, récitent les mêmes mots yeux dans les yeux, Maulian quasiment collé à eux. Le dernier Tercet de Conversion à peine prononcé, l’examinateur fait pleuvoir une première volée de questions, sans aucune transition. Malgré la froideur et l’intensité rythmique du questionnement, à chacune d’entre elles il oppose une réponse. Rien ne semble le mettre en difficulté mais rien ne semble infléchir non plus la détermination du prêtre, qui entame une nouvelle série d’examens : laissant l’impression que ses réponses n’ont aucune importance, il tronque chacune de ses phrases d’une nouvelle interrogation avec une résolution de machine. L’entretien prend finalement une tournure délicate : la Conversion dérive vers quelque chose d’autre, une tension que chacun des cinq auditeurs, quelle que soit la distance le séparant de la scène, sent.
« Promets la Conversion de tes mœurs. »
Il promet et entame une nouvelle phrase qu’il ne peut mener à terme, dès le début de laquelle il est interrompu : « Tu vas être donné au Temple, le sais-tu ? Aimeras-tu vivre au sein du Chapitre ? Penses-tu que la vie des serviteurs qui y officient soit faite pour toi ? Ce sanctuaire – il tourne brièvement la tête vers le Temple - te donne-t-il l’envie d’y servir l’Ordre ? »
Il le toise, mais l’enfant enfonce plus en avant des yeux ardents dans les siens. C’était la dernière question. Il laisse alors l’Œil, qui tambourinait aux portes de sa conscience depuis le début de l’interrogatoire, prendre le dessus.
« Ce n’est pas que tout ornement soit à bannir de cette Cité ni des Architectures, mais la Septième n’est-elle pas nommée Mystique ? En lieu et place de pierreries et de charmes subtils, ce que les yeux devraient rencontrer ce sont des hommes ; et au lieu de ces panneaux métalliques polis aux reflets trompeurs, les murs devraient être recouverts de preuves évidentes que les hommes du Temple, qui aspirent à prendre le vêtement de la Règle, sont animés pour la Maison des Tercets du même zèle dont se sentirent si violemment enflammés les premiers de l’Avent eux-mêmes. ».
Sa bouche se referme et une imperceptible tiédeur lui apprend que l’Œil en a fini. Déconcerté par la brièveté de la charge, il souhaite qu’Il lui ait fait dire quelque chose de juste : les mots n’ont pas eu le temps de pénétrer réellement son esprit. Il sent Maulian très près mais cela ne lui est d’aucun secours. La fatigue, après cet ultime effort, gagne son corps tout entier comme une poussée de fièvre, une chaleur intense bouillant dans son crâne en lui brûlant les tempes. Heureusement, pour la première fois, l’Examinateur ne renchérit pas.
Il rencontre une curieuse réticence à accepter que l’introduction à la Conversion se finisse ainsi. Il voudrait trouver autre chose à dire. L’Examinateur laisse s’installer ce silence, puis son regard change. Après une dernière observation, il lui sourit bizarrement.
« Tu es porteur de l’Œil, n’est-ce pas ? »
Avant même qu’il ne réponde d’autres questions arrivèrent, plus lentes, plus lourdes, plus pesées,  dont il devina qu’elles n’appartenaient plus à la Conversion : mais cette fois elles ne furent pas prononcées à voix haute. Elles arrivaient à l’intérieur de son crâne. Un autre Œil lui parlait. Nadun se confronta à une surprenante certitude : il ne lui dirait rien de cette façon-là. Après ce qui aurait pu passer pour une hésitation, le prêtre avança légèrement la tête et proféra la même série d’interrogations, exactement dans la même scansion, toujours sans prononcer la moindre parole. Nadun ne répondit pas plus aux trois séries suivantes. Alors il tenta de le séduire, puis de lui faire peur : ses demandes ne ressemblaient plus à des épreuves, les réponses étant à demi contenues dans une formulation toujours plus menaçante, appuyée d’un « n’est-ce pas ? » final. Les pupilles vrillées dans celle de l’adulte, Nadun supportait l’agression sans ciller mais quelque chose envahissait sa poitrine à mesure que le prêtre menait son assaut : un sentiment abrasif, puissant comme une vague. Sa jeune colère, par laquelle il se retrouva soulevé, balaya sa décision de s’en tenir au silence. Des mots s’entrechoquèrent dans sa tête, qu’il fut incapable de trier. Puis soudainement le prêtre abdiqua.
Un silence tendu enserra les deux opposants, vibrant dans l’air. Puis la présence des autres redevint palpable. L’enfant, les nerfs en bataille et les tempes battantes, voulut abattre une dernière carte : il tendit son biocasque inutile dans un geste qu’il tenta de rendre calme, exactement comme son père l’aurait fait. Le prêtre ne le prit pas. A la place, il déposa délicatement une petite plaque métallisée à l’intérieur qu’il avait tenue dissimulée dans sa manche, évitant avec ostentation d’avoir le moindre contact physique avec lui. Sur la gauche de Nadun une nouvelle exaspération inonda les traits de Maulian, avant que la roideur n’y reprenne immédiatement place. A la taille de l’objet, Nadun reconnut l’Encarta des pupilles. L’objet gisait dans le casque, se détachant sur la mousse noire. Il le saisit entre deux doigts puis écarta le bras. Le casque chuta sur les dalles avec un bruit mat. En levant les yeux à l’encontre de ceux du Prêtre, il lut son nom : Raul.
Le casque tangua sur le sol. Sur le parvis, l’ombre s’était allongée. Le prêtre fit un pas en arrière sans chercher à se soustraire au regard jubilatoire de l’enfant : ce premier mouvement réinstallant de l’espace entre eux, Nadun se détendit un peu. Précipité à une vitesse fulgurante, le casque percuta son ventre. La douleur fut si violente qu’il se plia sur lui-même, l’enserrant involontairement de ses mains, le souffle coupé.
« Le Dogme œuvre à la vie, et non au combat ; ceux de la Règle sont peut-être armés du bras des Livrets mais surtout, ils sont les plus humbles : après un premier avantage, ne vas pas t’endormir ou vouloir prendre un repos immérité. Ne pense à recueillir les fruits d’une victoire que lorsqu’une défaite entière t’aura mis en état de le faire. Tu connais ce Tercet, NoL, n’est-ce pas ? Quel Prétendant ne le connait pas ?... »  Lorsqu’il se redressa, l’homme s’éloignait déjà à grands pas vers le frontispice du MetaTemple, Maulian élancé à sa suite après avoir bousculé les Dévots qui avaient mollement tenté de lui barrer le passage. Le roux fila dans son sillage.

« Je l’ai senti : fort, bien plus fort que tout ce que j’avais pu ressentir auparavant. Son Œil était si puissant qu’il a coulé à travers mon corps tout entier… Je t’ai cherchée, je voulais ta présence, je te voulais en moi, M’Da : je voulais pleurer, je voulais mourir ! Cet homme était comme moi. Je n’ai pas échoué. Je n’ai PAS ECHOUE ! M’Da je vois partir M’Pa, peut-être vont-ils se battre. Ainsi je ne verrai pas le Mur, et je vais rester seul : le Ligodon n’est qu’une ombre pâle face à ici. J’appartiens à cette profondeur, M’Da. Elle est Mienne. L’Œil me l’a dit. L’Œil, lui, ne me quitte pas.»


*** * ***


(Puits d’Utjoski - Séminaire mineur - Septième Profondeur)
 

Quand la porte s’est ouverte, le type a brusquement reposé le pied qu’il tenait appuyé contre le montant. « Retsams… » a murmuré Ürge.
« Les autres sont par là ».
Le passage indiqué était court, une voûte en pierres apparentes. Un petit groupe se tenait au loin, l’allure incertaine. Lorsqu’il a débouché dans la lumière ils l’ont tous toisé. Le froid faisait jaillir de petits nuages de buée par ses lèvres entrouvertes et il a marché par à coups pour empêcher son sac de racler par terre. Puis il a reconnu la fille d’Evander Pallati alors il s’est avancé plus franchement. En abandonnant la conversation qu’elle avait engagée avec une autre fille - une boulotte aux cheveux châtains -, elle lui a parue soulagée. Peut-être parce qu’il lui a souri.
«  Salut…
- Salut.
- On est tous arrivés par le même convoi. Vous étiez où ?
- Juste au-dessus.
Il s’est efforcé de résumer les choses en quelques mots, sur un ton qu’il a espéré suffisamment détaché et sans la regarder directement. A la place, il a détaillé la pièce. Il en a rajouté un peu. Pour elle il était le fils aîné du CommIntendant : ça aidait. Ils n’avaient jamais été proches mais vu les circonstances, parler à quelqu’un de familier, même d’un second cercle, était le bienvenu. Les autres ont eu du mal à masquer leur intérêt. Ils tendaient l’oreille en se frottant les mains l’une contre l’autre ou en battant le sol du pied à côté de leurs sacs. Tout en parlant, il a espéré que Rod ne livrerait pas une version moins glorieuse qui le fasse passer pour un con. Après tout, ça avait été plutôt pénible. Ennuyeux même, pour tout dire, en dehors de la meurtrière où ils avaient bien rigolé. Rod pourrait très bien dire ça, lui. Pas comprendre l’intérêt de mentir.
« On a fait la Grande Descente...
- Par en haut ? A pied ?
- Ouais.
- Ouaouh… T’as vu la Surface ?
- Ouais.
- Merde, c’était comment ?
- Pas mal… »
Elle en attendait davantage mais les mots ne lui sont pas venus. Elle crânait un peu, elle aussi.

Ils ont été obligés de partir avant que Rod ne soit arrivé. L’anxiété s’est ajoutée au stress. Son frère n’avait jamais brillé par sa débrouillardise, il se sentait responsable du sort qui lui serait réservé. On ne faisait jamais bon accueil aux retardataires. En plus il allait certainement pleurer, cet imbécile. Ils auraient tous les deux des emmerdes avant même que ça n’ait commencé.
Dès qu’il a été séparé de la petite Pallati, qui a été dirigée vers une coursive différente avec les trois autres filles, les autres l’ont regardé de travers. Du coup, il s’est presque senti soulagé de l’arrivée des deux prélats. Quand, au milieu du couloir, il s’est retourné pour tenter de voir ce qui se passait du côté des capsules, il a songé à prétexter un problème de botte. Mais finalement, il a trotté avec son sac trop lourd en s’embronchant dessus. Rien à voir avec un type qui revenait de si loin. Rien à voir avec un gars qui avait vu la Surface.
Arriver le dernier dans le dortoir lui a valu le châssis du haut. Il s’est cogné à l’arête de l’entrée mais s’est gardé de se plaindre, même si la douleur lui a cisaillé le cuir chevelu à en pleurer. A l’intérieur se tenaient déjà deux occupants, l’un installé sur la couche du bas répondant au nom de Blaise, l’autre, celui ayant d’autorité lancé son sac sur le seul lit individuel de la cellule, Hammi. L’espérance de pouvoir garder une place pour son frère envolée, il a pris place sur la paillasse surélevée le cœur déjà gros. En dessous, les deux autres se sont apostrophés à l’aide de blagues graveleuses en extirpant des affaires de leur sac. « Comment t’as dit que tu t’appelais, déjà ? » Il a répondu sans prendre la peine de passer la tête au-dessus du montant.
« Hey Ürge, tu sais où sont les chiottes ? Faut que j’pisse, ça urge ! ». L’autre s’est esclaffé et ils ont commencé à se jeter des vêtements au visage à travers la pièce. Il s’est assis en tailleur en tordant un peu la tête sous le plafond et a sorti à son tour un premier vêtement de son havresac. A la vue du soin apporté au rabat, de la méticulosité avec laquelle son père avait plié ce linge, il a difficilement retenu une larme. « Bon sang Rod, qu’est-ce que tu fous ? » a-t-il murmuré pour lui-même.

Pas impossible qu’ils l’aient emmené dans une autre aile du cloître. Rien ne permettait de savoir. En dehors d’ordres laconiques les exhortant à se rendre dans telle ou telle salle déserte il ne se passait pas grand-chose. Les filles ne semblaient pas devoir partager quoi que ce soit avec eux. Peut-être le déjeuner du Quart d’Etesse ?
Les deux Moines qui les trimballaient à travers les couloirs étaient du même tonneau que les autres : plutôt maigres, marqués de cet air las qui les faisait marcher en traînant le pas. Eux étaient excités : invariablement, ils finissaient par se bousculer derrière ces guides trop lents. Il faut dire qu’on n’y voyait quasiment rien et qu’Hammi, profitant de la pénombre, les poussait en avant en espérant que l’un d’eux finisse par leur tomber dans les jambes. Ou alors il les pinçait en gloussant. Un vrai con. La visite s’étirait en longueur : une salle d’eau puante sans eau le long de laquelle gisaient des lambeaux d’éponges dans des niches, trois pièces à peine plus hautes de plafond aux torches éteintes dont deux traversées par un pilier central, à la fonction peu évidente. Des salles d’étude, ou d’entraînement. Presque des grottes. Et le réfectoire, un tunnel voûté traversé par une table monolithique expurgée directement de la roche, flanquée de deux bancs. Une odeur sinistre. Ils patientaient à l’entrée quand Hammi l’a poussé en avant d’une bourrade : à la vue du plus maigre des Moines il a mollement protesté en direction du couloir mais le prélat s’en est foutu.
On leur a servi un bol d’eau saumâtre au fort goût de sel qu’il n’a pas réussi à finir. Ils sont restés ensuite debout sans que personne ne se manifeste plus, Hammi se laissant aller à des grimaces stupides qui faisaient glousser Blaise. L’un des deux Moines - étaient-ce bien des moines, d’ailleurs ? – a fini par abandonner la discussion qu’il tenait à voix basse avec son alter ego à l’autre bout de la cavité et a entrepris de récupérer les bols. A la vue du fond de liquide dans le sien, il a levé les yeux et l’a dévisagé sans expression particulière. « Bah, tu finiras par en redemander, comme tout le monde. » Puis après avoir fait tourner le fond de liquide sur lui-même, il l’a avalé d’un trait.

Ils sont passés deux par deux sous la Porte-Croix, puis se sont retrouvés dans l’entrée du Temple. Les quatre filles étaient en haut de l’aile Nord, immobiles. Il a échangé un regard avec Kunn avant d’embrasser la pièce des yeux. Rod n’était pas là. 

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