Le 4ème H (Tome 1) - "La Règle Primitive" - Post 1

REPERTOIRE CHRONOLOGIQUE DU
RECIT D’EMMERICK MAA VERICK
Eeh Ega fo’eeh Shped nilaed hiw[1]

[1] « Concernant l’Âge des Profondeurs » - ensemble de 3 manuscrits annotés sur rouleau manufacturé de papier blanchi sans chlore (dat.approx. XXIIème s. AV.ENF), dim. 8 cm diam, 30 x 0,45 m, 1,101 kg  


A chaque Quart, c’est ce même silence gêné devant une autre laure retrouvée vide. Et puis même si c’est discret, l’air s’est épaissi, à cause des poussières qu’ils soulèvent. D’ailleurs on s’est remis à tousser. L’envie de partir s’immisce jusqu’à certains de nos prélats qui cherchent des issues du côté de la Clôture. D’ici, la distance séparant de la surface est pourtant dissuasive, sans compter que les Moines rendent les choses dangereuses : entre la Septième et la Sixième, les probabilités d’en croiser ne sont pas rares. Ensuite, il faut encore trouver le moyen de traverser la Profondeur Blanche pour monter jusqu’aux Mines : généralement, ceux qui ont réussi se mettent à piller parce qu’ils sont hantés par la faim. Si on ne les enferme pas dans une geôle, ils tombent entre les griffes d’un des passeurs qui traînent du côté des échangeurs.
Ceux qui arrivent au-dessus, plus personne ne sait.
D’après les Moines c’est partout que les Cités se vident, pas seulement le long de la Ligne. En tout cas, tout en bas, nous échouons à nous faire obéir ; il n’est plus question de cette soumission que nous avions réussie à leur imposer quand la plupart d’entre eux rampaient encore dans leurs déchets. Ils recommencent à convoiter ce qui a été fui et probablement que pour ce faire, il nous faut être fuis nous-mêmes : n’est-ce pas ce qu’il leur reste de mieux à faire si plus un seul ne se raidit à l’approche d’un Ossibe? Nous n’allons bientôt plus pouvoir attendre ce regard mauvais qu’ils nous lancent. Or d’entre nous, combien manient les armes avec encore suffisamment d’adresse alors qu’ils nous toisent de cette façon ?
Il y a une petite éternité de ça, il y a eu ces grands parallélépipèdes de béton, là-haut. Le Mur commence nos chroniques avec ces gens se regardant sans vraiment comprendre. Entassés dans cette promiscuité soudaine mêlant les plus désorganisés comme mon père descendu sans même un sac de vêtements ni une bouteille d’eau, un couteau, de bonnes chaussures ou une couverture, et les autres : les anxieux, les prévoyants, les calculateurs et ce qui restait des militaires. Ceux qui ne partagent pas. Chacun s’est attribué sa fosse et tout est allé très vite.
« Notre histoire n’aura pour matière que ce qui a pu tomber sous le sens de quelque témoin » : voilà l’axiome des Verick, le clan de bibliothécaires auquel mon père m’a confié quand il s’est su condamné, peu après mon cinquième anniversaire. Observer et retranscrire sont, depuis, restés des réflexes liés à l’idée que je me suis faite de ma propre utilité, même si la charge du Mur ne fait pas de moi l’érudit que l’on croit : tout ce que j’ai encodé est issu de ce que les anciens ont bien voulu me dire, et l’on ne m’aime pas, alors... Autant dire qu’au moment de décider ce qui devait y figurer, j’en ai été réduit à évoquer des détails. En même temps, les Verick procédaient de cette façon parce qu’une fois écartés les drames personnels et les regrets stériles, rien ne ressort jamais véritablement que les habituelles horreurs : les vraies données sont rares. C’est comme ça que Celio s’est imposé dans mon choix. Aussi bêtement que ça. Comprenez, la furie nihiliste du Vasd Neut permettait de lier une partie des horreurs commises dans les derniers temps de la Surface avec celles arrivées par la suite, et de donner un semblant d’explication à la confusion ayant séparé l’en-haut de l’en-bas. C’est moi qui ai ouvert la brèche dans laquelle Maulian s’est immiscé : j’ai même encodé des copies de leurs tracts, le fameux « Kill Yourself » piqué à la Coe[1]. Ce fut une erreur, parce que ce monde ne s’accommode pas de tentatives. Ce monde veut soit de l’échec, soit de la force. Entre, il vous dévore.
Personne ne frissonne plus à l’idée de ce qui a pu pousser ces hommes-là à s’attaquer à des civils, là-haut. A gazer leurs abris, empoisonner leurs réserves d’eau ou leur distribuer volontairement des vivres contaminés. Leur ombre se tient pourtant toujours à la porte de nos Puits mais il en est ainsi : il n’est plus question que de ce stupide appétit d’Extérieur.
A vrai dire, sommes-nous nous-mêmes des spécimens crédibles n’éprouvant plus le besoin de la Surface ? Aussi loin que je me souvienne, mon sommeil d’enfant n’est jamais venu qu’en imaginant le ciel, le vent ou la pluie. J’ai, moi aussi, rêvé du Dehors comme on rêve de filles. Jusqu’à ce que notre tour vienne. L’époque des Clans. Ils disent qu’il est devenu inutile d’en parler ; j’hésite maintenant à penser comme eux. Une interminable décennie d’étripages autour de quelques tonnes de provisions jalousement gardées, distribuées au compte-goutte. Des affrontements dans des anfractuosités suintantes, des cris remontant dans des goulets, des barricades à l’entrée de galeries branlantes. Des gens qui creusent, partout, parfois à mains nues. Ils ont été ces enfants et adolescents au milieu desquels j’étais, prêts à tout pour manger un peu ou mettre la main sur une gourde. Ils savent assez que dans les sous-sols, à tout âge on a su tuer, que tout était obscur et que tout ça s’est déroulé à l’abri des regards, dans ces souricières où rien ni personne ne pouvait être reconnu. Ils connaissent ces maladies insidieuses et ces prophéties qu’on leur a servies par dizaines : un moment, il n’y avait plus que ça. Un foisonnement d’églises empiriques et de clercs autoproclamés, et des choses comme le Vasd Neut qui rôdaient autour. A quoi bon se rendre au Mur pour se remémorer ça me reprochent-ils, alors que les plans des anciennes échelles et des premiers ascenseurs, eux, sont introuvables ?
Dire que nous voulions les libérer du regret de la Surface… Là-haut, tout est resté stérile et dangereux : comment en espérer quoi que ce soit que n’offrent les trois Réseaux ? Si nos pères sont descendus dans ces entrailles avec leurs peurs les plus profondes, ceux qui remontent, s’ils parviennent au-delà des Couvercles, en remonteront de pires.
Le Clan qui m’a recueilli a décidé de quitter son abri alors que j’avais dix-sept ans. Je me nomme MaA Verick, du Clan Verick. Il est condamnable de revendiquer ses appartenances claniques mais il m’a été laissé le choix de conserver ma terminologie, en mémoire des Bibliothécaires avec lesquels j’ai grandi : il en a été de même pour tous ceux qui se sont retrouvés seuls à porter le nom d’un groupe disparu.
Je suis né en donnant la mort à ma mère. Il paraît que je suis laid. Je suis un Fondateur de l’Avent.  
Je laisse ces trois rouleaux[2] à l’attention de ceux qui essaient de remonter, mais aussi de ceux qui ont fait le choix de rester à l’abri des roches. C’est un panorama du Premier Age des Profondeurs, et le récit de la genèse de l’Avent. J’entame cette histoire par ce jour où Aralt, le patriarche des Verick, a voulu rallier les Sikilé. J’y raconte de quelle façon j’ai rencontré Celio - qui est tout sauf une légende - avant de relater, aussi précisément que possible, la naissance de la Triale telle que je l’ai vécue. J’ai tout livré au présent pour que chacun puisse traverser ces épisodes exactement comme je l’ai fait, en contradiction frontale d’avec ce que mes anciens compagnons m’ont obligé à encoder dans le Mur. Mes propres souvenirs, cette fois, serviront de vérité. J’ai écrit chaque mot de ma main, chaque phrase. Sans code-source, référence de classement ni même de cryptage numérique. C’est un livre, et c’est fragile. Certainement le seul livre des Enfouis.



[1] Church Of Euthanasia : groupe religieux de la dernière Ere de Surface prônant l’extinction de l’humanité, fortement radicalisé en marge du VHEMT (Voluntary Human Extinction Movement). Bien au-delà de « l’indifférence à l’humanité », l’Eglise de l’Euthanasie s’est qualifiée de « anti-humaine », et s’est livrée à un grand nombre d’exactions terroristes avec une grande cruauté.

[2] Ci-après, retranscription in extenso du premier rouleau de l’ensemble constitué par les 3. La retranscription des 2ème et 3ème rouleaux figurera au préambule des vol. II et vol. III de la saga « Le Quatrième H » à paraître.

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