Le 4ème H (Tome1) - "La Règle Primitive" - Post 6

Ahaesk
(Quatrième Ecrit)


L’arrivée de l’Ambre intervient alors même que Pyo vient de tomber sur une couche sableuse derrière laquelle suinte de l’eau : mais la démonstration – solennelle - de l’usage de la racine d’Ambre que nous livre Alphan, puis son invitation à une première mastication, marque un temps d’arrêt dans le forage. C’est une folie mais nous nous en contentons tous. Nous sommes harassés.
Grâce à l’eau, nous retrouvons un semblant d’allant. Avoir mastiqué cette chose nous a redonné du courage même si la soudaine perméabilité du boyau va nous obliger à bifurquer, donc à redoubler d’efforts. Nous nous mettons immédiatement à nettoyer les murs de la Fosse afin de faire reculer le spectre d’une contamination : cette fois, quand nous redescendons, c’est pour tenter d’étayer afin de récolter sans trop de risque le fruit du ruissellement de deux petits filets à l’odeur de pourri. Nettoyer, c’est survivre. Boire, c’est aussi oublier que nous ne mangerons plus : nous sommes venus à bout du dernier biscuit de façon un peu ridicule, chacun se retrouvant avec une miette biscornue après un partage cérémonial. Nous ne mourrons pas de soif mais avoir trouvé de l’eau rend l’objectif de Voolda stérile. Personne n’en parle : à cet instant, grande est la perversité de notre condition où à la frontière du découragement, quelque chose vient de repousser l’inéluctable. Nous visons toujours obstinément le Sud, tandis qu’en contrepartie d’avoir de l’eau et d’en laver nos murs et nos sols, il devient nécessaire de graisser les panneaux de fer qui cloisonnent la Fosse : les effets de la rouille sur l’oxygénation de notre abri pourraient être dramatiques. Nous en sommes tous quitte pour devenir poisseux et le blockhaus prend l’allure – et l’odeur - d’un vieux mithraeum[1] au fond duquel Léonard tripote ses flacons et ses pipettes. Son bagage n’est quasiment constitué que de ça, une grosse malle à bouts renforcés bardée de compartiments. Il est obsédé par l’idée de « modifier notre composition sanguine »[2]. Nous partageons des grimaces dans son dos avec Hört-Henri. Ce type est sympathique comme une cuvette de chiottes.
A cause la déviation, le percement ralentit. Après un coude sinueux, le boyau reprend finalement la direction de Voolda même si logiquement, nous aurions dû ré-axer vers l’Ouest : c’est là que se trouve la Colonne, et nous avons certainement dépassé la zone où le container s’est abattu. Mais dans le sillage du binôme constitué par Alphan et Pyo, nous continuons à nous éloigner. (Pourquoi avoir accepté ? J’ai à peine 17ans et aucune expérience : mais les autres ? A cause de l’Ambre, déjà ? [3]) Pyo est notre meilleur foreur. Lorsque son tour vient, il faut redoubler d’ardeur pour évacuer ce qu’il détache. Globalement, l’équipe que nous formons est efficace. Et Balt et Georges caressent l’espoir –assez maigre, ils l’avouent - de tomber sur une faille calcaire pouvant offrir un courant d’air. Tomber sur une poche de gaz reste plus probable.
Léonard a préconisé de renouer avec un rythme circadien : au long de ce qu’il a décidé Jour, nous frapperons la pierre en bas. Quand arrivera ce qu’il a été décrété Nuit, nous discuterons autour d’une gemme d’Ambre en profitant de la lumière de la minuterie qui plonge depuis le local technique, jusqu’à ce que plus personne n’aie le courage de remonter armer le minuteur.
Tout en me lavant, je traque l’odeur de Panthéa pour oublier la faim. Hymett Outgates protège la nudité de la petite moniale derrière un bout de couverture, à l’entrée de l’alcôve qui nous a servie de toilettes : pour le soin qu’elle porte à ce que nous ne voyions rien de cette séance, nous la haïssons tous un peu. Aucun des hommes présents, humant les effluves sales de sa chevelure ou surprenant le galbe graisseux d’une de ses épaules, ne souhaite qu’elle monte se laver dans le passage qui sépare les étagères. Je soupçonne Jean-Paul, qui y a déplacé nos latrines (une paire de seaux recouverts d’une plaque de tôle) de l’avoir fait exprès. Alphan, en lançant une conversation sitôt que la vieille s’empare de la couverture, s’évertue à tenir à distance le spectre d’un viol collectif de la jeune femme. Pyo fait semblant de rien, mais il est sur les dents.
Notre groupe s’installe généralement autour de l’entrée de l’excavation pour jauger le lot de gravats que nous avons remontés et supputer autour du gribouillis d’Hört-Henri en mastiquant de la sève. La façon dont nous allons stocker la terre et les pierres est un dilemme. J’ai l’impression qu’on parle beaucoup. Ces « discussions» ont d’ailleurs pris un drôle de tour : l’Eléphant part dans des sortes d’élucubrations philosophiques auxquelles personne ne répond vraiment. Nous nous sommes tous rasés, aussi : crâne, aisselles, poitrine, pubis et même les jambes. Jean-Paul, qui a gardé sa moustache, a l’air difforme. La vieille Hymett ressemble à un homme. Panthéa est encore plus jolie. Il m’est difficile de bien décrire le phénomène mais à l’issue de cette cadence démente à laquelle nous nous obligeons, couchés au fond du tunnel à creuser un trou d’homme la trouille au ventre, se retrouver debout tous ensembles à consommer les sécrétions enfermées dans l’Ambre transforme notre angoisse en autre chose. D’abord, nous avons quelque chose à mastiquer qui fait saliver, avaler, assouvir le besoin de nos dents d’être en contact avec une matière. Ensuite, nous parvenons à vivre des instants qui échappent à la peur. Ce n’est pas que le religieux ait repris une fonction : en se destituant de son titre patriarcal, Alphan nous a aussi affranchis de l’essentiel du dogme Khal. Non, c’est autre chose : avec l’Ambre, on peut se surprendre à penser des choses totalement improbables et les dire à voix haute en regardant le petit dessin ou le tas de gravats. N’importe quoi nous passant par la tête. Des confidences, la plupart du temps. En fait, les dispositions autour desquelles on continue de s’accorder ne sont plus tout à fait uniquement guidées par la survie : rien de frontal ni d’ostensible, mais en marge du tunnel il est question de métaphysique sitôt qu’on en a fini avec les problèmes factuels et les données de mesure, pour un peu qu’on ait évoqué un ancêtre ou d’autres gravures repérées dans un camp ou un autre, avant tout ça. On mâche, on suce, occupant nos estomacs hurlants tout en extériorisant des pensées désincarnées plutôt déroutantes vu notre condition. Comme si nous ne creusions pas vers un objectif stupide beaucoup trop éloigné. On parle Points Cardinaux. On parle d’étoiles. Les digressions d’Alphan – et de Léonard et de Panthéa - me paraissent parfois ridicules mais la jeunesse a ça d’agaçant qu’elle se targue de hauteur d’âme et il se trouve que je suis le plus jeune : je prends donc part à la conversation à l’aide de remarques que je balance sans crier gare, et dont j’ai un peu honte. L’image que je m’étais faite d’Aralt s’écorne. Passer pour instruit dans un contrefort du deuxième Etage est une chose mais ici, rien à voir avec la nostalgie de savoirs inutiles sur les différentes façons de cuire un animal, la transmission des ondes basse fréquence ou je-ne-sais-quoi. Ces trois-là sinuent entre des idées qui me sidèrent en faisant référence à des inconnus, évoquent les guêpiers dont ils se sont tirés, et le genre de pensées qui les ont fait tenir. A défaut de pouvoir alimenter ce cercle vertueux, je me nourris de ce qu’ils racontent : je côtoie sans le savoir ce que le vieux Khal a sélectionné de plus brillant - et aussi de plus fauve - parmi les fuyards de la Colonne.
Les deux géologues sont passionnés par l’Ambre : le fait que les sous-sols d’Ahaesk renferment des champignons fossilisés dans de la sève autorise, selon eux, plusieurs théories relativement éloignées du caractère mystique dont Alphan a entouré la découverte de son fils. Ils réfléchissent à ce que nous pourrions manger, ou utiliser. Alors que nous mâchons, Balt rappelle à Léo Anmuroy - qui envisage d’analyser le substrat - que le mercure, qui est un excellent fongicide, est aussi considéré comme un puissant psychotrope. Ce faisant, il déclenche la véhémence de l’Eléphant : consommer des molécules sans objectif précis lui assène-t-il, et sans maîtrise ni connaissance de leurs effets à court comme à moyen terme, est totalement con. Georges renchérit malgré tout en évoquant les principes de la lithothérapie, sans obtenir davantage de succès aux yeux de l’ex-Patriarche. « Tout ça n’est que de la spagyrie[4] ». (Cette anecdote est assez représentative de la prise de pouvoir psychologique d’Alphan sur nous neuf : ce mélange d’autorité, d’érudition et de bagout a été utilisé quel que soit le sujet. Il ne nous a jamais démontré en quoi l’Ambre différait d’autres psychotrope, ni en quoi il était plus noble, ou moins nocif. La molécule du champignon, il est vrai, produit une assez surprenante sensation de satiété et une action suffisamment désinhibante pour libérer la parole sans pour autant atrophier la volonté : en cela, ce corps fibreux était effectivement approprié à ses desseins. Privation, dépendance affective et dérèglement des sens. Aujourd’hui encore je continue à m’interroger sur les effets que l’Ambre a eus sur mon organisme. Je pense qu’Anmuroy travaille toujours sur cette sève dans l’un de ses laboratoires, à l’aide de comparatifs entre ses propres prélèvements et les nôtres, que ce dingue a dû garder. Mais parmi les six encore vivants, l’un d’entre nous continue-t-il d’en chercher ? D’en absorber ?[5])
Moi, l’Ambre me laisse en proie à de bizarres rêveries. Maintenant que l’on s’est construit des sortes de grabats, Maulian s’allonge à côté de moi au-dessus de Georges (j’ai choisi le côté mur). A l’opposé de la complicité fusionnelle qui lie Hört-Henri à sa mère, je tente de jauger la relation qu’il partage avec Alphan. L’ex-Patriarche refuse ostensiblement de signifier que son propre fils fait partie de nous : je ne cherche pas vraiment à savoir si c’est dans ce but mais grâce à ça, il peut être un peu mon père, à moi aussi. Après les sessions d’excavation, sa voix emplit la Fosse sans interruption pendant que je me bats maladroitement avec ses enchevêtrements d’idées, sans vraiment comprendre où il veut en venir : en plein milieu d’un monologue sur la notion du temps il sollicite notre avis sur telle ou telle question qui nécessiterait d’avoir l’esprit beaucoup plus clair, et comme je refuse de ressembler aux deux géologues et que je ne peux pas être Pyo, je me bats pour lui répondre, comme Panthéa et Léonard. Les Gates mère et fils, eux, masquent à grand peine de longs moments d’ennui. Hört-Henri est toujours en train de gribouiller quelque chose, des fois juste avec un doigt. Maulian se contente d’acquiescer quand il ne rejoint pas Pyo dans un silence abstrait. Quant à Jean-Paul, lui qui avait toujours quelque chose à dire, il lui arrive carrément de s’endormir. Léonard, Panthéa et moi restons les seuls à véritablement échanger avec Alphan. A travers ce processus, la moniale devient autre chose qu’un désir sexuel inassouvi. Pas suffisamment pour empêcher qu’elle m’obsède, mais l’Ambre change les choses quand même. En fait, l’Ambre change tout. 
En dehors de Pyo, nous nous sommes davantage mis à chercher les veines d’Ambre qu’à foncer droit devant comme des machines-outil. Et puis maintenant qu’on a contourné la partie sableuse, la roche est redevenue dure. Du coup, je m’arrange pour descendre avec Hört-Henri et sa mère : ils font semblant d’étudier la texture des remblais mais je sais bien qu’ils tirent au flanc. Creuser m’ennuie, moi aussi. Je sais que c’est la seule chance de s’en sortir mais comme eux, quelque chose en moi s’en fout. Mes bras font trop mal. Parfois, deux services de pioche s’enchaînent sans que personne ne retrouve le chemin d’une veine de résine. Mais pour finir, on retombe toujours sur un filon : le boyau est truffé de ces minuscules nervures capricieuses. Un chemin se tient là dont il suffit de suivre le courant, pas à pas. Un chemin méritoire : à chaque mètre de gagné, une récompense.
Nos horloges internes, comme l’avait prédit Léonard, se sont spontanément réalignées sur des phases de vingt-six heures : avec son « Cycle », il devient possible d’évaluer la durée passée dans le bunker. Combien de temps le corps humain peut-il tenir sans nourriture ? Les signaux que m’envoie le mien sont erratiques : des accès de fièvre imprévisibles, quand ce ne sont pas ces mouvements de panique durant lesquels j’ai soudainement très peur de mourir, qui me rendent très volubile. Sans l’Ambre, nous arrêterions certainement de creuser. C’est l’idée de pouvoir « finir » un Cycle qui nous permet de trouver la force de poursuivre. En tout cas, pour moi, c’est ça. Plus j’en prends, moins l’effet me décontenance. Je m’allonge le plus confortablement possible et après un court instant de vague à l’âme, je nous imagine chacun, nous onze, dans des situations que je fantasme. Ca me détend. Je cherche à développer ce « retournement de pensée » auquel Alphan fait souvent référence. Je ne sais pas si c’est vraiment de cette façon qu’il faut s’y prendre mais lorsque le Quart du Lever se profile, le souvenir de mes rêveries est quasi intact : c’est si déroutant que j’ai envie d’en parler, mais pas aux Outgates. Nous sommes l’équipe « du matin ». Je tape la roche en essayant de relâcher légèrement la pression autour de l’outil au moment de l’impact, comme Pyo me l’a montré. Ce que je préfère, c’est nous mettre en scène dans des situations de pouvoir. Faire de nous des tout-puissants, des leaders ou des modèles. Dans la Citerne Verick. Dans une coursive de Troisième. Dans la grande salle d’Oooye. Ca m’aide pour creuser. Je cale les étais que me fait passer Hört-Henri comme si j’étais un expert (puis ils tombent, j’avale des poignées entières de terre et je lui hurle dessus). J’imagine, de façon presque pragmatique, quel rôle nous serions capables de jouer, nous onze. Je nous trouve assez chouettes pour tout dire, tous ensembles. Je nous fais commander, organiser des groupes et leur faire réaliser des choses incroyables. Ils nous remercient et nous amènent des victuailles, et je finis à chaque fois par regagner mon lit avec Panthéa.
Cette fin de Cycle, après que nous avons partagé une part de fibres plus forte qu’à l’ordinaire, je grille la priorité à l’Eléphant et fais part au groupe de mon fantasme. « j’en suis alors venu à ça : partons du principe qu’une communauté peut devoir requérir, pour son équilibre et son progrès, la mise en marge d’une partie de ses membres : à bien y regarder, c’est pas ce qu’il se passe, ici ? N’est-ce pas ce que nous faisons, en étant si éloignés de la Colonne ? Cerner le genre d’enjeux nécessaires à un retour d’espoir dans les souterrains ? » Leur réaction me couvre d’arrogance : en dehors de Panthéa et de Léonard, les autres m’encouragent à développer même si c’est probablement – uniquement ? - dans le but d’échapper à un énième monologue d’Alphan. Ce que je raconte est plus drôle. Dans ma poitrine, le paon de la fierté déroule son ramage, sublime et con. Hélas, ce que je prends pour une victoire personnelle vient faire le lit de l’ex-Patriarche en lui procurant un grand soulagement : nous allions commencer à nous desserrer de son contrôle à cause de l’épuisement. Ce « soir » du septième Cycle de notre enfermement, je viens de retendre ce qui s’était distendu. Ecoutez-moi pérorer, victime idiote et anesthésiée : « …une société cherche toujours à réparer l’usure et la dégradation de son dynamisme, non ? C’est bien ce que tu disais, Léo ? En fait, ce qu’on devrait développer, c’est un mécanisme de compensation… »



[1] Le culte Khal est une résurgence hypertrophiée d’un ancestral culte de Mithra ; il s'exerce dans des constructions exiguës comportant trois parties : l’antichambre, la grande salle rectangulaire pour les repas sacrés, et le sanctuaire, au fond de la grotte, dans lequel se pratiquent les rites.

[2] Une étude menée à la surface avant l’Enfouissement évoquait déjà l’hypothèse d’hémoglobine renforcée en CO2 permettant, à l’instar d’espèces animales fouisseuses, de consommer à nouveau l’air expulsé en l’absence de renouvellement d’oxygène. La phase de mise en application clinique de ce postulat, menée à terme dans les laboratoires de Sixième peu après Ultime Offensive, généralisera le principe de Transfusion dans les Nouvelles Profondeurs, entraînant une modification génomique substantielle au sein des populations enfouies.

[3] Restitution d’une annotation griffonnée par l’auteur en marge du manuscrit – probable rajout à la rédaction initiale
[4] Dans le Moyen-Âge occidental, forme d’alchimie indiquant très fréquemment l’usage de pierres, précieuses ou non, contre les maladies, en respectant la loi de similitude : l’émeraude pouvait, par exemple, soigner le foie puisqu’elle était verte comme la bile.
[5] Restitution d’une annotation griffonnée par l’auteur en marge du manuscrit – probable rajout à la rédaction initiale.

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