LA REGLE PRIMITIVE - Chapitre Cinquième :::: (Le 4ème H - Tome 1)
CHAPITRE CINQUIEME
--- - ---
« Pour se mettre en défense il faut être caché
dans le sein de la Terre, comme ces veines dont on ne sait pas la source. C’est
ainsi que l’on dissimule ses démarches, et que l’on est impénétrable. »
Livre
des Assauts – 15ème Tercet
(Anneaux
périphériques de Sephta – Zones déclassées
- InterProfondeur Quatrième/Troisième)
« …et je ne pourrai plus rien faire pour
toi. »
Cette fois l’enfant put plonger dans un regard qu’il
ne détourna pas. Il y trouva quelque chose de mélancolique. Une buée.
Ils étaient probablement à proximité du Cuhc sinon ils auraient marché encore au
lieu de s’asseoir à côté de l’éboulis.
Après, ils retourneront au Ligodon. Vider les sacs,
laver les linges. Autant de pensées rassurantes. M’Da lui pansera les pieds
avant qu’il ne retourne à la salle des pupilles. Il ira y attendre l’Annonce
aux côtés des autres, guetter Doug Anachur qui lira le pneu de la Cité-Mère
devant toute la Laponique et connaître enfin le séminaire auquel il sera
affecté avant de se ruer jusqu’à la Grande Salle de Transit et se bousculer
avec les autres en bas de la carte des réseaux pour évaluer avec le doigt la
distance séparant cet endroit-là du Ligodon. Ce n’est qu’après que tout
s’effondrerait. Il suffisait de ne pas y penser.
Il se sentit brusquement nauséeux, puis fut pris de
court sans même avoir eu le temps d’avoir peur : il parvenait soudainement
à se voir là, à côté de Molin, adossé à la tubulaire, comme de l’extérieur de
lui-même. C’était parfaitement étrange. Il se trouva maigre. Et triste. En
fait, tout était laid : à côté de lui, son père semblait tassé. Ils
ressemblaient à deux compagnons de route mal assortis. Tout aussi facilement,
il revint dans son corps. Le froid et l’humidité le surprirent. Il n’aimait pas,
quand l’Œil lui jouait ce genre de tour. Il s’efforça de replonger dans sa
rêverie doucereuse en cherchant cette image où ils se disputaient fébrilement
une place au bas de la grande carte, là-bas, au Ligodon. Rod, Ürge et les
autres. Ce n’était pas si loin, après tout. Ce fut plus difficile que la
première fois. L’évocation avait perdu de sa vivacité. Avec Molin, ils se
regardèrent à nouveau. L’Œil lui fit instantanément entendre une pensée qu’il
lui attribua, peut-être à tort. « Mourir n’est pas une solution ».
Cela l’étonna car il n’avait pas éprouvé l’envie de mourir, jusqu’ici.
Peut-être que maintenant si. Il décida que Molin resterait son père. Ce fut une
pensée étonnamment farouche. Il décida aussi qu’il serait un bon Oblat. Puis
l’Œil se tut. Inutile d’essayer d’expliquer ça. Personne ne comprenait jamais
vraiment. Ils finirent par tourner la tête chacun de son côté presque
simultanément et les choses reprirent leur place. L’odeur du froid, le
monticule, la coursive.
« Il faut que tu saches aussi, Nadun, que tu es
probablement le dernier de notre lignée. Le dernier des Khal. Ainsi le Temple
va-t-il en décider, en ordonnant que tu ne puisses prendre d’épouse.
Prendre une épouse ? Encore une chose qu’il
n’avait pas envisagée.
- En a-t-il été ainsi pour toi ?… Enfin, je veux
dire, tu leur as aussi été
confié, quand tu étais petit ?…
- On ne peut être pas confié à ce que l’on a soi-même
crée, Nadun.
- Et ton père, a toi ?
- Oh. Lui… »
Molin regardait le sol mais Nadun insista.
« A-t-il été fier de ce que tu as accompli ?
- Je pense qu’il sera fier de ce que toi, tu vas
accomplir.
Ainsi il avait un grand-père. Peut-être près
d’ici ?
- Mais que dois-je accomplir ?
- Lui ferait peut-être l’erreur de te le dire. Moi, je
n’en sais rien. »
Nadun détailla ses traits. Il lui sembla ne jamais
l’avoir vraiment fait. Ca lui fit la même impression qu’avec son odeur, la
première fois qu’ils étaient restés suffisamment longtemps à l’extérieur de la
Clôture pour qu’ils soient tous les deux en sueur. Son visage lui parut curieux.
A la fois familier et étonnamment inconnu. S’étaient-ils jamais retrouvés dans
une situation si intime, tous les deux ? Sa mémoire ne lui proposa aucun
souvenir durant lequel ils s’étaient sentis pareillement gênés. Il regarda un
instant dans le vide. Près d’eux, à côté d’un boitier aux câbles arrachés, deux
pierres arrondies émergeaient de la terre en se rejoignant joliment. Sans
vraiment se relever, c’est d’elles que Molin s’approcha. Nadun le suivit du
regard. Ce n’est qu’à partir du moment où il se mit à les épousseter qu’il se
pencha à son tour. La face d’une autre pierre de la même taille apparut,
scellée aux précédentes par un joint granuleux. Molin continua son manège sans
qu’il fût évident qu’il s’agisse d’un vrai geste : peut-être tuait-il le
temps ou chassait-il une pensée, lui aussi. Maintenant qu’il les avait
complètement dégagés, un petit vide s’était dessiné sous le triangle formé par
les deux premiers pavés. Nadun déplaça une fesse. Comme il ne voyait pas assez
bien, il posa un genou à terre pour passer au-dessus de son épaule. On la
devinait plus qu’on ne la voyait, percer maintenant d’en dessous des décombres.
Une cavité. Il se recula, et se rassit : rester aussi près n’allait
pas tarder à lui valoir un aboiement. Avec moins de précautions cette fois,
Molin se mit à creuser.
Il ne sembla pas une seule fois disposé à lui proposer
de prendre part à la tâche : un couloir de terre creusée éventrait maintenant
l’intérieur de l’ogive. Au fond, on voyait encore ça et là l’empreinte de
mottes qui s’étaient détachées, et la marque anguleuse de cailloux gros comme
le poing. Une odeur de terre nouvelle flottait dans l’air, que Nadun renifla
avec curiosité. Il eut beau regarder, on ne voyait rien d’extraordinaire à
travers la pénombre. Molin s’épousseta les mains. A son habitude, il se mit à
grommeler pour lui-même. Il cherchait une solution. Nadun s’efforça de
comprendre les données du problème.
« C’est moi qui vais descendre » dit-il en
auscultant le passage avec le genre de sérieux qui faisait habituellement
sourire les adultes. « Tu me suspendras à toi et je me faufilerai ».
Mais Molin ne sourit pas. Dix minutes plus tard, il était suspendu au bord de
l’ouverture avec un sac rempli de matériel. Il avait son masque relevé sur le
front et des fils reliaient son tracer à une batterie que Molin, étonnamment
tendu, venait d’enfouir au fond de son capuchon. Une fraction de seconde, face
à face, ils furent à nouveau deux : Molin penché vers l’avant les mains
serrées autour de ses avant-bras, lui à genoux à l’orée du passage, les jambes
calées contre le remblai. Comme il crut apercevoir une ombre de longs mètres
plus haut, il inclina la tête et scruta une saillie d’où quelque chose semblait
avoir bougé. Il y avait des gens, ici. Partout autour d’eux. Il y en avait peu,
mais ils étaient là. Il sentait leur présence à intervalles réguliers. Il lui
semblait qu’il fallait faire avec eux, qu’ils faisaient partie de tout ça. Ils
suivaient à plus ou moins bonne distance et les regardaient faire sans jamais
intervenir. D’ailleurs, plus rien ne bougeait, là-haut.
Il revint à Molin qui avait suivi le mouvement de ses
yeux sans se retourner, le visage raide. Il me faut plus de corde lui dit-il,
et il s’engouffra jusqu’à mi-cuisses, ses pieds effleurant la terre qui
commença à ruisseler. « Encore… » Il se laissa finalement glisser.
- Tout va bien ? demanda Molin
- Ca va. En s’arc-boutant pour regarder entre ses
jambes, il se mit à quatre pattes, le sac à moitié basculé par-dessus
tête : Je passe à peine : je sais pas si tu y arriveras… »
Il venait d’allumer sa torche après avoir ajusté son masque à son visage. Le
faisceau disparut à demi. Les mains bien fichées dans la terre, un genou
légèrement relevé, il enfonça un pied dans le trou. L’instant d’après il avait
disparu.
En bas, il fit courir la lampe sur une paroi terreuse
avant de s’arrêter sur un angle. Le verre des hublots déformait les distances
mais un autre espace, un niveau en dessous, avalait le rond de lumière. Ca
semblait se prolonger jusqu’à un autre amas sur lequel échouait l’auréole.
Il se releva à demi en se retournant. Sous son pied, une motte céda. Cette
fois, la lampe accrocha les contreforts d’une autre salle. C’était peut-être
là.
« N’y va pas ! Attends-moi ! »
Une autre motte se détacha sous son pied, qui le fit
glisser lentement jusqu’à l’entrée du corridor. C’était moins profond qu’il ne
l’avait estimé. Il perçut des bruits derrière lui et sursauta pour accueillir
les pieds de Molin jaillissant par l’ouverture du haut. Cela ne dura qu’un
instant : son père s’était laissé glisser d’un trait pour se retrouver
collé à lui, masque au visage. Dans le silence qui suivit, ils écoutèrent
s’effondrer la terre et les cailloux qu’il avait entraînés, le regard tendu
vers l’ouverture. Molin l’avait saisi à l’épaule. Quand ce fut fini, il leva sa
propre lampe en direction du passage. Elle éclaira toute une partie voûtée
derrière le mamelon. Maintenant, ils voyaient distinctement. Il n’y avait pas
grand-chose à voir.
« C’est ici ?… »
Après s’être faufilé le long de la muraille, Nadun,
éclaboussé par le faisceau de la lampe de Molin, tâta l’amas du bout du pied.
Il tenta d’y donner un coup du plat de la semelle. Devant le résultat, Molin le
poussa contre la paroi avant de lui passer devant. Ses deux coups à lui, donnés
vers le haut du tertre, dégagèrent une belle ouverture. Lorsqu’il l’écrasa une
fois de plus pour repasser derrière, Nadun vit une volée d’étincelles danser
devant ses yeux et sentit ses genoux flageoler. Il respira le plus calmement
possible à travers les filtres. La voix de Molin, déformée par le masque, lui
demanda quelque chose à deux reprises. Au lieu d’essayer de lui répondre, il
repoussa la paroi avec les mains pour prendre de l’élan et se lança à l’assaut
de l’éboulis.
« J’y suis. »
*
« Ne bouge pas, le gros…
Dans le dos de Doug, quelque chose piqua légèrement à
hauteur du rein.
- Qui t’espionnes comme ça, hein ?… »
Ceux qui combattent doivent s’élever jusqu’aux
abords des Couvercles ; c’est à dire, il faut qu’ils combattent de telle
sorte que la Profondeur entière retentisse de leur gloire ; ceux-là
possèdent véritablement bien l’art de gouverner les armes, ont su et savent
rendre leur puissance formidable, ont acquis une autorité sans borne, ne se
laissent abattre par aucun événement, quelque fâcheux qu’il puisse être…
L’homme s’approcha, tendant son cou par-dessus la
corniche à un souffle à peine de son visage. Vieux. Sale. Nerveux. En bas,
Molin venait à l’instant de disparaître. Les traits couverts de crasse de son
agresseur grimacèrent à quelques centimètres de sa bouche, alors que d’une main
rugueuse il lâchait son bras pour tâter sa hanche, pinçant sa chair sans
ménagement.
« Dis-moi, le prêtre… T’en es bien un, hein,
c’est bien ça… Gras comme ça… Un de ces enculés de prêtre, hein, un de ceux
d’là-bas… » Il continuait à pétrir son ventre d’une main, tout en
enfonçant un peu plus la pointe de son pic.
…Ils ne font rien avec précipitation ; se
conduisent, même lorsqu’ils sont surpris, avec le sang-froid qu’ils ont
ordinairement dans les actions méditées et dans les cas prévus longtemps
auparavant… »
- …ça doit être un truc vachement intéressant
là-dessous, pour que t’aies pris le risque de t’éloigner autant de chez toi,
hein Gros, un sacré putain de truc…
… et agissent toujours dans tout ce qu’ils font
avec cette promptitude qui n’est jamais que le fruit de l’habileté, jointe à
une éternelle expérience… »
- Va falloir me mettre au parfum l’curé, va falloir
cracher l’morceau si tu veux pas perdre un peu de toute cette viande…
… Ainsi l’élan de celui qui est habile dans
l’art de la guerre est irrésistible, et son attaque, unique, est réglée avec
précision. Le potentiel de tels fidèles est comme celui de ces grands arcs
totalement bandés : tout plie sous leurs coups, tout est renversé… »
En bas, une fraction de seconde, le halo d’une lampe
balaya l’ouverture par laquelle l’homme et l’enfant venaient de pénétrer. Doug
pria pour que son agresseur n’ait rien remarqué. Celui-là devait être seul. A
plusieurs, il aurait moins peur. Dans son dos, la petite douleur se fit plus
aiguë.
- … Alors, c’est quoi ton truc ? De la
bouffe ? » Son souffle s’accélérait.
…Tels un globe qui présente une égalité parfaite
entre tous les points de la surface leur résistance est partout la même. Dans
le fort de la mêlée et d’un désordre apparent, ils savent garder une stratégie
en tête… »
L’homme se tenait sur sa droite, la main gauche passée
derrière lui tenant ce qui s’enfonçait dans son dos. Il scrutait toujours en
contrebas sans bien comprendre ce qu’il fallait y chercher, le buste penché
vers l’avant. Le prêtre rassembla ses forces, et tout se passa vite.
… que rien ne saurait interrompre… »
Un son aigu sorti de sa bouche quand il lui agrippa
les testicules. La lame pénétra immédiatement sa chair de quelques millimètres
mais ses doigts s’enfoncèrent sans ciller dans sa gorge maigre jusqu’à ce qu’il
ne produise plus qu’un gargouillis à peine audible.
… Ils font
sortir le courage et la valeur du milieu de la poltronnerie et de la
pusillanimité. »
*
Les mots s’enchaînent et ses muscles tirent. Il
faudrait qu’il puisse libérer ses intestins aussi, parce que son vente fait mal.
Cela fait un temps interminable qu’il est tour à tour assommé, le cerveau
coagulé comme une boule molle où au contraire agacé, crépitant. Ailleurs, le
temps galope : quelque part dans un lieu inconnu, quelqu’un attend de le
prendre. De l’autre côté les tunnels font peur, trop allumés et trop longs,
avec une chaussure qui traîne, ou un sac. Et des gens. Des hommes à la peau
malade. A un moment ou à un autre ils surgiront. Faudra-il les combattre avec
seulement des mots ? Au Ligodon, M’Da le réconforte : grâce à elle il
lui arrive même d’oublier qu’il lui sera arraché. Ici, rien de semblable. Ni
amour, ni caresses. Ici il n’y a que le Clan. Bien qu’il n’existât plus, il
fallait quasiment tout en apprendre.
« Les clans n’ont-ils pas toujours existé ?
- Nadun, les usages les plus anciens ne sont pas
forcément ceux qui font foi. C’est ce qu’apprennent les guerres, souvent. Rien
ne dure. Les croyances que l’on jugeait éternelles finissent par s’étioler au
profit de nouvelles. Parfois, ce sont d’anciens rites qui reviennent. A chaque
fois qu’une vérité semble être détenue, quelque chose vient la remettre en
question. Jusqu’à la façon que l’on a de manger.
- Mais les clans ?
- Les clans sont comme tout le reste : lorsque
les hommes en ont éprouvé la nécessité, ils en ont formés, voilà tout.
- Qu’y avait-il avant ?
- D’autres clans. Différents. Plus grands. Quelque
chose d’autre.
- Auquel de ces clans si grands appartenions-nous
alors ?
- A l’un des plus puissants.
- Avons-nous toujours appartenu à de puissants
clans ?
- Oui. Notre nom a toujours côtoyé celui des pires.
- Non ! Des forts ! »
Le clan des puissants est parfois le plus
faible car l’étendue de sa puissance est trop vaste pour qu’il y brille
partout ; le clan paraissant faible est parfois celui qui détient le
pouvoir : c’est que sa popularité le lui confère ; les clans peuvent
être une armée de plusieurs centaines d’hommes comme une simple famille, qui
peut à elle seule être un puissant clan. Un clan d’un million n’est pas un
clan ; mais un clan d’un millier, si. Ca ne s’arrête jamais. Quel est
l’intérêt de tout ça ? Va-t-il rejoindre un clan ? La forme la plus
brute du regroupement humain. On ne se regroupe que dans le seul intérêt du
groupe ainsi formé, sans tenir compte des règles qui font loi ailleurs. Ce
qu’il dit est contradictoire : n’est-ce pas ce qu’ils font tous les trois,
au Ligodon, la vie de clan ? Nadun est bien d’accord sur le fait qu’il est
plus agréable de ne vivre qu’entre soi : si l’on doit accorder de
l’importance aux lois qui régissent les clans, alors pourquoi se séparer ?
Leur règle à eux trois, pourquoi devrait-elle tenir compte de ce qui fait loi ailleurs ?
« Les prêtres sont-ils un clan ?
- Certainement pas ! Il y a cependant des prêtres
dans certains clans.
- La Conversion a-t-elle un lien avec les clans ?
- Elle ne doit
pas en avoir.
- Mais elle peut…
- Non.
- Tu viens de dire que oui ! »
L’enfant comprenait bien que ce que s’efforçait de lui
enseigner son père dans ces dernières minutes était définitivement contraire à
l’enseignement du CommIntendant. Etait-ce à l’Œil qu’il devait ça ? D’être
ici ? Rod ne portait pas d’Œil. Ni Ürge. Ni les autres. N’aurait-il pas
préféré, en fin de compte, souffrir de bubons démangeants, comme le fils
Utriche ? Ou être à moitié débile comme Frère Occle qui se pissait
dessus ? Peut-être le laisserait-on tranquille si on lui trouvait une
maladie, peut-être qu’ils le laisseraient rester au Ligodon. Il était prêt à
tout endurer, apprendre la Clanique, marcher dans le froid, dans l’eau,
descendre dans des Cuhc. Mais tout
cela ne servait à rien : les prêtres le prendraient. Celui qui passait son
temps à vouloir forcer son esprit, et d’autres. Pourquoi ? Molin était cruel de
ne pas le lui dire : peut-être pourrait-il trouver une solution, comme
tout à l’heure, devant l’entrée du Cuhc. Depuis deux Quarts, il rêvait à ces
choses impossibles. Que M’Da l’enlevait et l’emmenait quelque part où on ne les
trouvait jamais. Que le Ligodon brûlait, et que plus rien ne pouvait être
continué parce que beaucoup d’enfants, de prêtres et de moines étaient morts.
Qu’on les ait oubliés aussi, bêtement. Qu’on ne pense plus à eux. Mais la
vérité, toujours, revenait. Il en arriva à souhaiter la mort de Molin, avant de
réaliser que cela ne suffirait peut-être pas. Il se détesta ensuite d’avoir
souhaité pareille chose. M’Da et M’Pa devaient
le donner à l’Ordre. C’était simple. Horriblement simple. Molin continuait,
imperturbable : sept Services remplacent quatre Quarts. La Règle remplace
la Règle. Les Tercets remplacent les tercets. Allait-il être menacé ?
Battu ?
Molin, enfin, sortit le paquet que Nadun avait repéré
bien avant qu’ils ne se mettent en oraison. Maintenant, il se sentait bizarre.
D’abord, avant qu’ils ne mâchent cette chose, ils avaient dû enfiler les
vêtements lourds. Ensuite, Molin avait gratté le bas du mur le plus abîmé, sur
leur droite, à l’aide d’un outil aux bords ébréchés rappelant une cuillère. Il
avait gratté longtemps, puis frotté, et avait enfin dégagé cette chose de la
taille d’une dent. Dedans, il y avait ce fil entortillé comme un brin de linge
mouillé. C’est en regardant la satisfaction avec laquelle son père avait nettoyé
sa trouvaille qu’il avait compris que les Cuhc n’étaient pas des
oratoires : ils ne devaient leur caractère vénérable qu’à la présence de
cette chose. Voilà pourquoi ils étaient humides, vides et plongés dans l’ombre.
Les Cuhc n’étaient rien d’autre que des filons. C’est l’Œil qui le lui
dit. Ca lui sembla stupide. Molin eut ce geste de recul quand il voulut tenir
l’extrait dans ses mains : il avait continué son étrange manège en sortant
de son sac un autre objet de la taille d’une grenade, et la dent de pierre
s’était tordue dans ce petit âtre ferrailleux chauffé à blanc, libérant très
lentement la fibre pétrifiée avec beaucoup de fumée. Au fond de la boîte, il
n’était finalement resté que la veinule trempant dans une pâte dont l’odeur lui
avait pénétré fortement les narines, au point de lui rappeler ces remugles lui
ayant soulevé le cœur, tout à l’heure, lorsqu’il avait par mégarde (par
curiosité peut-être un peu aussi) entrouvert la porte d’une alcôve dans le
mur-capsule… Sauf que cette odeur était finalement douce. Sucrée même. Mais
âcre. Et maintenant, il se sentait bizarre. Une fois dans la bouche, la
brindille avait diffusé un goût épicé un peu rêche qui lui avait anesthésié la
langue, puis les lèvres. Molin avait dit tout en mâchant : « On
expire le passé, et on inspire l’avenir. Si tu parviens à bloquer ta
respiration suffisamment longtemps, peut-être parviendras-tu à goûter le
présent ». Il avait donc retenu son souffle, le plus qu’il pouvait. Il s’y
était repris à deux fois, comprimant ses poumons tout en serrant les muscles
endoloris de son ventre jusqu’à menacer de tomber dans les pommes.
Dans sa bouche ses joues lui paraissent grosses et
molles, ses dents difformes et sa langue énorme. Etait-ce ça, goûter le
présent ? « … lorsque les
choses deviennent trop difficiles à supporter, lorsque l’absence d’un être
cher, ou même de ces choses qui permettent d’appeler foyer le lieu où l’on
réside se fait trop cruellement sentir, vient le temps de se retirer pour vivre avec son âme, seul à seul. Il est alors question de se
dépouiller de ses craintes, de ses passions, de ses espoirs mêmes, par une
introspection constante… Tu comprends ? Une sorte d’examen de l’intérieur
de soi qui ne doit pas s’interrompre, dont le but est de chercher, sans la
moindre relâche, un souvenir.»
Nadun pense à toutes ces
choses que l’Œil lui imprime dans le crâne, qui sont peut-être des souvenirs,
mais pas les siens. Ces bouts de phrases nerveux que lui envoient
maladroitement l’homme qui veut rentrer dans son Œil depuis ailleurs, aussi.
Etait-ce cela dont il s’agissait ? « … cela veut dire que tu quittes
les choses qui existent en dehors de toi pour entrer à l’intérieur de toi dans
ce qui y existe, et que ces deux existences ne pourront plus, dès cet instant,
cohabiter : l’une remplace, gomme et efface l’autre. A cet instant, toutes
les choses qui vivent et meurent à l’intérieur de toi se rejoignent, se
regroupent, s’unissent, et emplissent ton cœur. Est-ce que tu sens cet appel ?
»
Au bout d’un temps, sa tête lui parut aussi vide que
le Cuhc. La fatigue le submergeait. Il avait tout appris de la résine d’ambre
conservée dans la roche, tout écouté des larmes de ces grands végétaux morts
qui avaient coulé depuis la Surface jusque dans les entrailles de la terre, de
certaines de leurs racines s’étant mêlées à ces pleurs : il avait compris
la fragilité de ces veines de résine isolées dans les roches, leur rareté, la
magie de cette odeur - elle venait de la
Surface. Il avait mâché lentement le petit morceau d’arbre jusqu’à en faire
renaître le suc, qui avait coulé dans sa bouche. Il avait réussi à communier
avec l’arbre et avec la Règle secrète, qui était vieille aussi, comme son
grand-père et comme l’arbre. Ensemble, ils l’avaient récitée pour la dernière
fois dix fois, puis dix fois encore, et encore dix fois. Il fallait avaler tous
ces mots et finir par en chanter le langage. C’était comme un jeu. Un dur. On
devait, avec ces tercets-là, faire des conversations :
« Ne
cherchons pas forcément à dompter nos ennemis par le combat. Il y a des cas où
ce qui est au-dessus du bon n’est pas bon lui-même, et où, plus on s’élève
au-dessus du bon, plus on se rapproche du mauvais…
Nadun : Il faut plutôt prendre l’ascendant sans
donner bataille !
Molin : … oui, car un habile
combattant ne se trouve jamais réduit à porter plusieurs attaques… Etc, etc. Et puis Nadun avait fini par ne plus s’amuser de ça.
Dans sa tête devenue lourde, tout s’entrechoquait : dompter, subjuguer,
trophée, humilier, sa mémoire était pleine et le sommeil battait dans sa nuque.
L’Avent mentait. L’Ordre mentait. Tous mentaient. Là-bas, au Ligodon. Au
Temple. Ailleurs. Tous lui mentiraient, partout où il irait. La Règle des Puits
n’était pas la bonne. La Règle… Il ferma lentement les yeux.
Un claquement métallique tonitruant déchira le silence
et un pan entier de la paroi latérale s’affaissa. Brusquement tiré d’une
léthargie qu’il aurait crue moins profonde, Nadun aperçut à la main de Molin,
sous l’éclairage brutalement revenu de sa grosse lampe, une clef d’ouverture
dégoulinante d’une boue saumâtre.
- Rentrons. »
*** * ***
(Puits
d’Areie - Cité-Mère de La Ligne - Septième Profondeur)
Le Service tardait à démarrer, et il avait faim. Jeen
jeta un nouveau coup d’œil à son sac, déconcerté par son incapacité à
déterminer ce qu’il était important d’y glisser. Pour la énième fois, il balaya
sa laure du regard. Chacun des objets qu’il avait accumulés au cours de son
noviciat le regardait bêtement.
Le clignotement de la lampe grillagée le fit sursauter.
La lumière se stabilisa. Quelqu’un était derrière la porte. Il attendit,
vaguement intrigué : aucun coup ne vint. Cette fois, il bondit jusqu’au
seuil.
« Mère ? »
Aucune réponse ne lui parvint. Il rabattit un pan de
couverture par-dessus un sous-vêtement, puis ouvrit avec précaution. Dans
l’encadrement de la porte, sa silhouette lui tournait le dos.
« Dépêche-toi de sortir. Il y a quelques
modifications à notre programme. »
Le Quart suivant, il avançait nerveusement en
direction des quais son sac en travers du dos, un encarta de transfert serré au
creux de la main. Il pensa traverser les Communs pour se faire délivrer une
gourde, voire un en-cas : en hâtant le pas, il bifurqua vers l’Est au sortir
du sas de jonction. La tubulaire de maintenance le mènerait droit aux cuisines
à travers les soutes.
La double porte glissa sur ses gonds, ouvrant l’accès
aux interminables rangées de câbles. Il lui faudrait compter cinq travées sur
la gauche, tourner, puis passer sept transversales, bifurquer à droite et
continuer tout droit. Derrière, il tomberait sur le local à déchets, et le tour
serait joué.
Tout en bataillant pour ne pas accrocher les équerres
métalliques dardant sous les amas de torons, il commença à compter les
croisements en se maudissant de ne pas avoir su prévoir ce retournement de
situation. C’était là une première leçon donnant raison à Emmerick : pas
un instant il n’avait envisagé d’être bousculé ni pris au dépourvu de cette
façon. Quel imbécile. Un des hommes du Haut-Dévot se serait probablement tenu
prêt, lui. Il se serait attendu à tout, aurait fait quelques provisions, bu,
pas comme lui qui était resté à rêvasser devant ses affaires en attendant
l’appel des cantines. Les hommes d’Emmerick n’auraient pas eu non plus envie de
chier au moment de partir.
Il dut dégager son sac qui venait de se prendre dans
l’angle d’une étagère quand le premier cri lui parvint, suivi d’un choc sourd.
Il se figea sur place. Une voix lointaine cria quelque chose. Il recula de deux
pas. Les bruits venaient clairement de cette quatrième travée, sur sa droite.
Une dispute. Plutôt une bagarre. Un nouvel éclat de voix résonna. Cette fois,
il avança franchement vers la transversale : il venait de reconnaître
Emmerick.
Il voyait parfaitement Teuque, le chef des Gardes du
Mur. Un abruti taillé dans le roc, aussi court que large. Il tenait fermement
le type par derrière en lui immobilisant les bras tandis qu’Emmerick lui
envoyait des crochets au foie. Le type était mal en point. Un filet coulait de
sa bouche à moitié dans ses cheveux filasses et à la façon dont il s’affaissait
entre les bras de l’autre brute, il semblait avoir subi le même traitement
depuis un moment : il essayait piteusement de mettre un terme à son calvaire
à l’aide de suppliques apparemment inutiles. « Qu’est-ce que t’as
vu ? » répétait Emmerick. Entre chaque question, un coup.
« Hein, qu’est-ce que t’as vu ? T’as forcément vu quelque chose,
gebrof : autant me le dire tout de suite. On sera tous gagnants. » Un
nouveau coup, plus appuyé, eut raison du malheureux. Il glissa comme un sac
entre les mains du moine avant de tomber sur le côté, inanimé.
« Vous y êtes allés un peu fort, constata Teuque.
- De quoi ? Le Haut Dévot lui tournait le dos
mais Jeen put aisément se figurer la méchanceté avec laquelle il venait de
toiser son acolyte.
- Oh moi, c’que j’en dis… Le chef des Gardes
regrettait déjà ses paroles. C’est pas comme si ce gars-là me faisait de la
peine : j’peux pas blairer ce genre-là. » Il lança un regard prudent en
direction du Haut-Dévot. Il dut se sentir rassuré. « C’est juste qu’on en
tirera rien de plus, à mon avis. »
Emmerick se redressa un peu, étira ses épaules vers
l’arrière et recoiffa une mèche imaginaire.
- Je veux pas prendre de risques. Fais-le disparaître,
ou laisse-le pourrir ici, à ta guise. Qu’on ne le revoie pas, c’est tout. Ni
ici, ni ailleurs. »
Lorsqu’il fit mine de se retourner, Jeen tournait à
angle droit vingt mètres plus loin, le front inondé de sueur.
Commentaires
Enregistrer un commentaire