LA REGLE PRIMITIVE - Chapitre Quinzième ::: (Le 4ème H - Tome 1)



CHAPITRE QUINZIEME


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« Et si la discorde vient à vous frapper pour la raison que vous vous serez éloignés
d’Elle en prêtant le flanc aux vicissitudes, la Règle fera foi encore.
Par Elle s’extirperont de la mêlée les âmes nobles, qui se font l’écho des Us. »
Livre de la Conduite – 4ème Tercet


(Puits de Sephta – Niveau d’Accueil – Zone déclassée)


« Au risque de passer pour ce rabat-joie que vous me forcez à devenir, laissez-moi rajouter quelque chose avant qu’on y aille : » Jean-Paul, qui s’était déjà redressé, se ravisa en grimaçant. « …Pour notre bien à tous, si nos plans échouent au sujet du gamin, je propose de détruire le Mur, les écrits conservés dans les mémoires du Supercalculateur et toutes les traces du fondement de l’Avent. » Bon sang, voilà que c’était reparti. « Tout ceci avant que qui que ce soit trouve un moyen de nous nuire.
- Rien que ça ?
- J’en ai les moyens, je vous prie de ne pas en douter. » 
Incapable de se réchauffer, Jeen divaguait debout la tête sous le plafond : se rasseoir maintenant équivaudrait à redescendre dans l’arène. La promiscuité de Maulian, qui avait pris appui sur un dossier de chaise et s’étirait nonchalamment était rassurante. En l’espèce, le père de Nadun était même le plus rassurant : la Mère et Emmerick semblaient si crispés qu’il en éprouvait de l’embarras.   
« Georges, tu ne peux pas mettre un terme à l’Avent sur un simple coup de tête. Des milliers de gens dépendent de nous. Ne nous croyons pas plus intelligents que nous le sommes. Et ce n’est pas comme si Alphan était mort : ce n’est pas exactement comme si nous l’avions vu étendu devant nous, ou rangé dans un linceul. »
De qui parlait-elle ? La tête de Jeen continuait de tambouriner aux tempes. Quant au goût de la vomissure, malgré la généreuse gorgée d’eau que lui avait accordée Maulian, il lui brûlait encore la bouche.
«  C’est ça, donne raison à cet illuminé de nous avoir manœuvrés puis de nous avoir plantés au beau milieu de nulle part : traite-nous d’imbéciles et dans la foulée, excuse Maulian de nous avoir baisés !» Saintauret était reparti, plus obscène que jamais. Son ventre, après la promesse avortée d’un soulagement, était en pleine déroute. « Tiens, pourquoi ne pas dire à Emmerick qu’il a bien fait de filer pour aller le rejoindre, hein ? Venons jusque dans cette poubelle et réjouissons-nous de tout ça tous ensembles ! Extirpons de vieux os d’un sac et reniflons-les tendrement en leur trouvant une odeur acceptable ! » Puis, se tournant vers Léonard : « Ecoutons-là bientôt nous dire que finalement, c’est pas une si mauvaise chose que la Conclave soit dans le Mur ! »
Léonard se fendit d’un mot : il fallait probablement que d’une façon où d’une autre, il laisse entendre qu’il était de leur côté. Seul, il n’avait aucune chance.
« Jean-Paul n’a pas si tort que ça.
- Un peu, oui !… Et je ne sais pas vous mais moi, cet endroit me rappelle des souvenirs foutrement désagréables ! 
- Tu préfères ceux que tu as gardés d’Ultime Offensive, peut-être ? Une certaine nostalgie du massacre ? l’interrompit Maulian. Panthéa ne le remercia d’aucun regard. 
- Et en quoi la démolition du Mur serait-elle une si grosse perte ? » Georges n’aurait pas mieux dit : le militaire avait parfois de drôles d’éclairs de lucidité. « Personne ne peut affirmer que sa disparition poserait problème, c’est même assez logique. Le gosse se retrouverait bien emmerdé, en tout cas. Adieu la Conclave et tout le tralala. Georges, tu parles bien de la partie synaptique, pas vrai ? De ces putains de masques horribles ?
- Non. Il parle bien de démolir complètement le Terminal. » Panthéa lui avait adressé cette réponse sans la moindre animosité. « L’aspect technique doit pouvoir être compensé d’une façon ou d’une autre, je suppose.
- Odz est déjà en mesure d’assurer l’alimentation du Réseau tout entier, confirma Preutt d’une voix raide.
- Confier à Georges la centralisation de toutes les énergies des Profondeurs : voilà une façon comme une autre de tirer un trait sur le passé, effectivement, ironisa Maulian.
- Maulian, le sarcasme est-il la seule arme qu’il te reste, en dehors de ce fusil que tu as décidé d’exhiber ?
- M’aurais-tu laissé autre chose ? Et puisque tu sembles décidé à nous donner des leçons, laisse-moi te rappeler que… » Le premier choc aurait pu passer inaperçu. Le second leur fit tous lever la tête. Preutt se pencha pour pianoter une commande sur le clavier de sa console, enfonçant l’index sur une touche à plusieurs reprises.
- La caméra d’en haut est morte.
- Qu’est-ce qu’on fait ? » demanda Léonard en ragrafant le plastron de sa redingote. Jeen, le visage tendu vers la dalle, hésita à annoncer que Maulian avait vu des Reclus. Il essaya de capter son attention pour l’encourager à le faire et c’est en s’avançant qu’il la vit. Il recula immédiatement en réprimant un cri. La Mère qui lui faisait face se retourna.
« C’est rien… » Maulian, après avoir plissé les sourcils, se dirigea doit sur la silhouette plaquée de l’autre côté de la vitre en faisant glisser son arme le long de l’épaule. « C’est Doug. Doug Anachur. »
Sitôt que la paroi de verre s’ouvrit, Léonard porta la main à son visage en se masquant le nez et la bouche. Avec son capuchon rabattu, la silhouette resta méconnaissable jusqu’à ce que d’une main, l’intrus fasse sauter les deux attaches latérales de son monocartouche. La protection de caoutchouc se décolla pour venir pendre à l’oblique, révélant le faciès livide du CommIntendant. Il avait l’air à bout de forces, cherchant vaguement son souffle. Il les regarda à la dérobée, chacun leur tour.
« Navré de vous interrompre. Il m’a semblé nécessaire de…
- Mais enfin comment avez-vous…
- Qui c’est ce type ? »
Par la double porte restée ouverte, l’atmosphère perdit immédiatement plusieurs degrés. Preutt abattit le poing sur la commande et la vitre se referma dans un chuintement. Le nez collé contre le panneau de verre, Maulian, l’arme à la main, continua de scruter la coursive.
« Des pillards… Vous êtes repérés. Il faut quitter les lieux. »
Dans sa précipitation, le CommIntendant avait dû laisser la porte à volant du chemin de ronde déverrouillée : cela expliquait le courant d’air qui sifflait contre la vitre étanche. Jeen sentit une coulée de sueur dégouliner dans son dos : il s’assura que Maulian restât dans son angle de vue alors que l’agitation secouait l’assemblée dans des bruits de chaises tirées. Avant tout le monde Saintauret se campa à ses côtés, un pistolet-mitrailleur de la taille d’un jouet dans la main droite. Sa voix déformée par l’amplificateur du casque d’assaut qu’il avait enfilé passa péniblement par-dessus le brouhaha : « Allez !… »
Maulian attrapa le bras de Jeen : « Conduis la Mère et Maverick dans un des containers que nous avons longés. Prends Doug avec toi, et enfermez-vous. » Puis d’une bourrade, il le poussa vers la sortie.
Dans la coursive, une sorte de microclimat faisait rage. Maulian joua des coudes, l’obscurité empêchant Jean-Paul d’agir avec autant de rapidité qu’il l’aurait voulu. Ils s’enfoncèrent vers la droite du corridor, à l’exact opposé de la direction que prenaient Jeen, la Mère et le Haut Dévot. Après un instant d’hésitation, Doug Anachur leur emboîta le pas. 
Maulian fit courir les trois autres jusqu’à la porte donnant sur l’extérieur : entrouverte, elle laissait la tempête s’engouffrer par paquets humides, une partie du sol était déjà trempée. Il enclencha le vérin de fermeture d’un coup sec, puis fit jouer le volant avec de grands mouvements de bras. Le calme revenu il repartit aussitôt, salissant le sol de traces glissantes. Il continua à la même allure avec les trois autres sur les talons, le fusil battant la cuisse. Il fallait mettre le plus de distance possible avec la côte. Le souffle court, il ausculta la paroi de béton une centaine de mètres plus loin à la recherche du symbole des passerelles extérieures. L’ayant repéré au-dessus d’un guide, il entreprit de forcer la poignée à l’aide de son arme. Saintauret, arrivé dans son dos, se saisit autoritairement du fusil et pesa de tout son poids sur le haut de la crosse. Une première vis fut arrachée, puis une seconde. Maulian passa à nouveau en tête.
Des bourrasques d’embruns les accueillirent l’un après l’autre dans l’obscurité, soulevées depuis l’horizon liquide avant d’être projetées dans l’air comme des coups de fouet. Ils avaient couru suffisamment loin : la courbure de la coupole les coupait désormais des falaises du Svalbard en ployant l’échine devant une armée de rouleaux blanchâtres venant s’écraser en contrebas. Celui que devina Maulian comme étant Anmuroy glissa sur la contremarche trempée : l’espace d’un éclair, il se remémora ces instants passés à leurs côtés dans le tunnel de la Quatrième, à peine le temps que Preutt, derrière l’asiatique, ne lève une main gantée pour se protéger de sa chute au lieu de l’aider à se relever. Jean Paul surgit à son tour de l’intérieur de la muraille, le petit automatique en main.
Preutt aboya depuis l’intérieur de son masque : « Ils sont pas là ! Les Autres !... » Tout va bien lui signifia Maulian à l’aide d’un signe : « Ils ont pris un autre chemin. » Un rapide coup d’œil lui apprit que Léo se portait bien, et il s’engagea au bas de la volée de marches de l’échelle carénée contre la paroi, la tête rentrée dans les épaules : tout autour, les rafales cinglaient la construction à demi affaissée comme pour en finir avec elle. Une plaque large comme une porte, descellée de la carapace, s’envola brusquement dans les airs avant de disparaître. Après une ascension difficile, tout en haut du garde-corps, Maulian s’abrita dans l’ouverture. Il actionna vigoureusement la tringle de la porte d’acier qui barrait la paroi, la ramenant à quarante-cinq degrés. D’une bourrade, il fit ensuite pivoter le panneau de façon à créer un passage et attendit, bataillant contre les rafales pour maintenir le battant ouvert. Dès que tous furent à l’intérieur, pris par son élan, il envoya un coup de bassin contre le chambranle : une décharge électrique lui lacéra les reins qui le fit grimacer à l’intérieur de son masque au point qu’il dut se tenir momentanément sur sa seule jambe gauche, refermant le passage d’une main devenue tremblante.
Les cartouches des différents masques chuintèrent, celles de Preutt et de Maulian produisant le court soufflet habituel, contrastant avec celle de Jean-Paul plus discrète. Enfin, la valve de Léonard siffla une note médiane qui mourut dans un filet d’air. Le bruit des lanières de caoutchouc produisit un curieux manège dans l’obscurité. Maulian rompit un bâton lumineux. Ils se scrutèrent dans le rouge chimique de la torche. De l’autre côté de la porte, le bruit grondant du vent battant contre le montant leur parvenait, à moitié étouffé. Il leva la main pour que le petit groupe distingue la coursive carénée de grillage, et s’avança en ajustant ses pas. Ils étaient dans la soupente de maintenance.
Après d’inquiétantes minutes passées sur des grilles en suspension, il estima que la distance était bonne et s’accroupit à la recherche d’une trappe de descente. A tâtons, il avança son gant dans plusieurs directions jusqu’à ce qu’il rencontre un ergot dont il n’eut qu’à tirer le collier en arrière. Tous accueillirent la faible luminosité des éclairages de secours avec soulagement. Maulian passa la tête dans l’ouverture. Ils n’étaient qu’à quelques mètres au-dessus des embarcadères.
« Je suppose que tu es capable de piloter ce genre d’engin ?
Au fond du corridor, l’imposante carcasse du chenillard observait le trio de sa masse agressive. Saintauret fronça les sourcils.
- Un Worlex ? Autant me demander si je sais encore m’essuyer après avoir chié, Maulian. 
- Hey, mais on va partir comme ça ? »
Personne ne répondit à Preutt. Il dut se faire à l’idée que les choses s’achèveraient ainsi, dans une course frénétique les séparant les uns des autres. L’idée du Worlex le rassura un peu. Les autres allaient devoir se carapater à pied avec Maulian. Car c’était bien de ça qu’il s’agissait, non ? Une fuite piteuse, sans que rien n’ait été réglé. Ils s’en retournaient vers le Sud sans même avoir pris le temps de récupérer, sans que personne n’ait eu la moindre chance de se faire entendre, sans que lui n’ait eu le loisir de véritablement s’assurer de sa réussite. Dire qu’il avait hésité. Dire qu’à peu de choses près, il optait pour s’allonger quelque temps, tout harassé, courbaturé, épuisé qu’il était. Au moins leur avait-il balancé deux-trois trucs. Est-ce qu’il avait dit le plus important ? Est-ce qu’il avait eu le temps, malgré tout, de leur faire réaliser qu’il allait faire remonter les Mines à la Surface, et y installer une tête de pont ? L’idée de devoir laisser son sac le tracassait. Plus que la perspective de ravaler les centaines de kilomètres qu’ils venaient à peine de laisser derrière eux le dos endolori au point d’avoir eu à chercher en vain, sur cette ignoble chaise en inox, une posture pas trop pénible en se tortillant comme un vers, il essayait de se remémorer ce qu’il y avait si soigneusement glissé, craignant soudainement de devoir renoncer à tel objet particulièrement précieux, rare au possible, qu’il avait emporté pour épater la galerie. Mais il avait l’esprit trop électrique.     
-  Le radar de guidage est programmé sur Alta. Vous n’aurez qu’à le planquer là-bas dans un des hangars, et mettre en route la balise de localisation. Le dernier autorail part à la fin de l’Offre. Ca ira ?
-T’es sûr qu’il n’y a rien à tenter ? Aucun moyen ? »
Le colosse tourna la poignée encastrée dans renfort de la chenille en dégrafant le haut de sa combinaison. La situation leur était clairement défavorable et même si l’idée d’échanger quelques tirs au milieu des éléments déchaînés, d’envoyer quelques rafales bien senties à travers le maelstrom d’embruns le séduisait au plus haut point, la maigreur de leur armement comme la méconnaissance qu’ils avaient, au contraire de leurs assaillants, de ce terrain rocailleux bourré d’anfractuosités et de récifs coupants confèrerait à cet engagement une déroute quasi annoncée. Son envie d’en découdre était forte, la sensation de laisser ces types s’en tirer à bon compte terriblement frustrante et le sentiment de battre en retraite difficilement acceptable. Mais le jeu était définitivement rebattu. Il fallait abandonner. 
« A un de ces quatre, Khal.
- A un de ces quatre Jean-Paul. » 
Aux deux autres, il n’adressa qu’un geste du menton en re-sanglant son masque.

De l’autre côté de la coupole, le vent était moins fort. Il scruta l’horizon de la lande tourmenté par d’épaisses couches de nuages. Les Sames n’étaient que de petits maraudeurs, malades pour la plupart, mais parfois étonnamment armés. Ils s’approchaient rarement aussi près des deux Puits : s’ils avaient réussi à faire sortir Anachur du Ligodon, lui qui venait à peine de débarquer de l’infernal périple l’ayant remonté d’Areie par les voies tortueuses du réseau secondaire, c’est qu’ils avaient déjà essayé de franchir le périmètre d’Orangis. La situation devait avoir quelque chose de désespéré là-dehors pour qu’ils en soient arrivés là : les tentatives d’intrusion, même sur des avant-postes aussi spartiates, étaient systématiquement vouées à l’échec. Les Cités-Puits avaient été pensées pour ça et même si la gigantesque infrastructure au fond de laquelle déambulaient les lapons avait des relents de caserne fantôme, la quantité de systèmes défensifs dont était bardé le Fort, comme le principe d’étanchéisation successif des paliers, rendaient toute pénétration extérieure impossible. Là-bas, le vieux Kiel avait même dû essayer de les gazer. Il pensa subrepticement à Rett. De là où il se trouvait, le faîte de la forteresse militaire était masqué à la vue mais il savait mieux que personne à quel point les deux forages étaient proches.
Il aligna le canon du Knak-Ipo en direction du mamelon et vint caler son hublot face au viseur. Patiemment, il balaya la crête. La nuit n’était pas vraiment claire mais il leur tomba dessus. Le groupe était plus gros qu’il ne l’aurait pensé. Quinze, peut-être vingt, qui après l’échec du raid sur Orangis remontaient vers Sephta dans la neige boueuse. Les autres allaient être pris au piège. Il leva la tête du viseur et jeta un regard en direction de la rambarde. Jeen regardait peut-être dans la même direction depuis l’autre versant. Du moins l’espérait-il. Ce gars-là avait l’air d’avoir du plomb dans la cervelle. Suffisamment aigri, déjà, pour se méfier des choses plus que l’apparent nécessaire. De là à comprendre qu’il fallait de toute urgence quitter la ridicule protection d’un container droit vers lequel progressait un demi-peloton de types poussés dans leurs retranchements, il en était moins sûr : on ne distinguait qu’un amas de noirceurs percées ça-et-là de tâches plus claires. La méfiance était une chose, mais l’instinct, la capacité de réaction, ça, c’était une autre affaire. Les choses étaient en train de tourner au vinaigre. Après une brève hésitation, il finit par disparaître, englouti dans la nuit humide.           

*

Jeen repassa le pilier. Avec le masque la vue était restreinte, et il faisait nuit. Cela avait désormais une sorte de sens. Il s’imaginait même, maintenant, ce que pouvait être le jour. Enfin, vaguement : face au mur de nuages, aux lignes imprévisibles des moutons d’écume et à la forêt d’ombres saillantes couvrant la crête des rochers, les photos colorées des Archives du Mur sur lesquelles s’étalaient d’impressionnants soleils sur des paysages intraduisibles ne pesaient pas lourd.
Les cheveux secoués par l’air du large, il repensa à la brève conversation échangée avec le père de Nadun tout en essayant de percer l’obscurité à la recherche d’un signe. Ce type l’attirait. Il ne se l’expliquait pas vraiment, il éprouvait simplement l’envie de le côtoyer, d’en savoir plus à son sujet. Peu importait qu’il soit une sorte de bête, un assassin ou même pire. Peu importait qu’il lui ait fichu cette trouille bleue à Areie, la première fois. C’était un prêtre après tout, tout comme le Haut Dévot. Un Fondateur, aussi. Il chercha la coupole de l’autre fort, qu’il trouva cette fois à travers la brume. Peut-être qu’il accepterait qu’il revienne le voir, une fois que tout ça serait terminé. Orangis pourrait être un endroit reposant. Personne ne l’y connaissait, il pourrait y repartir de zéro, réfléchir, déambuler sans que cette réputation d’insupportable lèche-botte ne lui colle aux fesses. Il aurait probablement besoin de ça, après en avoir fini avec le gosse. De calme. De paix. L’idée de redescendre à Inari lui était terriblement pénible, désormais. Même Areie ne lui paraissait plus aussi excitante. Globalement, le spectacle des Fondateurs lui avait considérablement fait repenser l’idée qu’il se faisait de sa propre destinée. La Mère, Emmerick, la Méca… Ici, tout semblait tellement plus simple. Et puis cette mer. Ce vent, cette pluie…S’il se montrait plus engageant avec Nadun, s’il relâchait un peu la bride, peut-être que Maulian Khal lui en serait reconnaissant. En essayant d’en savoir un peu plus, à quel endroit ils l’enverraient par exemple, il s’attirerait certainement sa bienveillance. Il pourrait le rassurer, se rendre complice, en apprendre davantage sur lui et sur les autres, se lierait peut-être d’amitié avec lui, pourquoi pas ? Il n’avait pas eu l’air de le détester comme tous les autres. Mieux, il lui avait adressé quelques compliments. Des compliments. Qu’avait-il, si on y réfléchissait, qu’une espèce de père n’aurait pas ? 
Il se prépara à regagner le container dans lequel il avait convaincu les autres d’élire domicile quand il se retrouva nez-à-nez avec Emmerick, lui-même masque au visage. Il sursauta.
« Avez-vous vu quelque chose ? »
Il s’apprêta à répondre par la négative quand sa tête explosa comme un bulbe : la balle tirée vingt mètres en contrebas lui traversa la figure de part en part. Le vent rabattit le haut de son capuchon en masquant brutalement l’amas de chairs et de matière rosâtre répandu dans le caoutchouc, et il s’effondra vers l’avant.
Deux autres détonations claquèrent dans le vide avant qu’Emmerick ne réagisse. Il rentra instinctivement la tête dans les épaules en refluant lentement en arrière, pas encore tout à fait sûr de ce qu’il venait de voir, l’œil rivé sur la masse noire immobile allongée sur le sol comme un tas de vêtements battu par les embruns. D’autres déflagrations surgirent, plus lointaines, provenant d’un autre fusil : de longues rafales entrecoupées de pauses.
Cette fois, il recula précipitamment jusqu’au pilier avant de prendre ses jambes à son cou.

« Ca barde, là bas.
- Emmerick ? Ca va ? interrogea la Mère passablement soucieuse.
- Il va revenir. » C’est Doug qui venait de parler. Emmerick le toisa, hargneux : « Qu’en savez-vous ? » Les rides du Haut Dévot s’étaient creusées. Son visage refermé n’exprimait plus rien que de la dureté. Ce voyage, globalement, était un naufrage. Tous ces kilomètres de rail l’avaient éreinté, il avait affreusement mal dormi dans la Laure du Ligodon, tout habillé dans un sac de couchage humide puant le renfermé, et l’humiliation qu’ils venaient de subir face aux autres, Panthéa et lui, avait fini de le vider de ses forces. De l’idée à la réalité, il y avait un pas qu’il comprenait ne jamais avoir franchi : il était stupidement resté dans son bastion, confiant son appréciation des choses aux comptes-rendus de Teuque. La Mère, au moins, s’était-elle entourée d’hommes comme Jeen : peut-être moins expérimentés, moins roublards, mais capables de capter les bons signaux. Faire la part des choses entre ce qui relevait du détail ou de l’élément précieux. Ce Conseil venait de lui jeter cette évidence au visage : Maulian avait raison, il était resté collé au Mur comme une sentinelle, son corps rabougrissant, se vidant de toute vitalité au point qu’une simple course venait de le laisser exsangue, les jambes flageolantes et la poitrine brûlante. Au point qu’il soit, semblât-il aussi, le seul à être obsédé par l’idée de boire et de manger quelque chose. Au point qu’il tressaille de façon incontrôlable au souvenir atroce de cette tête volant en éclat comme un ballon gonflé d’eau tiède. Les autres, c’était évident, étaient restés alertes, avec cette facilité à se mouvoir et à réagir aux imprévus. Bon sang, Jeen était mort : sa figure avait explosé sur place, un œil partant en l’air au milieu de fragments d’os suivi d’un tortillon violacé dont l’extrémité avait zigzagué dans le ciel à travers le hublot perforé. La Remontée, eux l’avaient bien compris, ce n’était pas seulement des laures qui se vidaient et des coursives qui se clairsemaient, ni même des manigances autour d’hypothétiques franchissement de Couvercles : la Remontée, c’était la réalité de la Surface. Voilà ce que Sephta, et le Conseil tout entier, venait de lui rappeler. Maulian, Georges, Jean-Paul, voilà ce que tous venaient de lui jeter au visage. Même l’absence de Balt lui criait sa bêtise. Il y a donc déjà la guerre dehors prononça-t-il pour lui-même.
« Ceux-là, ils ont toujours été là. Bien avant qu’on creuse les Puits. Il y en a toujours eu de ce côté-là, lui répondit Doug. Emmerick leva vers lui des traits tirés. On a toujours pu rester à la Surface, par ici. A cause du vent. Mais ne croyez pas, le prix à payer est élevé.  
- De toute façon, sans nous, rien ne peut être fait » intervint Panthéa. Contre toute attente, elle n’avait rien exprimé au sujet de Jeen. Pas la moindre remarque. Pas le moindre remords. Elle avait baissé la tête quelques secondes, puis s’était plongée dans un silence abstrait pendant qu’Emmerick se recroquevillait contre le mur dans un accès de sanglots, la main de Doug posée sur l’épaule. « Ils n’ont rien : les correcteurs d’atmosphère, les machines-outils, les centres de formation : tout l’arsenal nous appartient. Ils pourront monter, s’ils veulent. On refermera. Peut-être qu’ils pensent qu’il suffira de quelques GrandCycles, et que ça marchera. Mais ils seront balayés. Vous avez vu ça, là-dehors ? Cette furie ? 
- Ils ont déjà des armes, en tout cas. » Emmerick était encore tout à sa vision du corps sans vie recroquevillé sous le parapet, un horizon de vagues grondant sur elles-mêmes à la recherche de cadavres à noyer.
« Nous sommes les seuls à pouvoir mettre en place les moyens nécessaires à une éventuelle réussite d’un projet de Remontée. Et encore…
- Ils vont le faire quand-même. » Le CommIntendant, qui n’avait pas subi les tensions précédentes, entrait dans la conversation sans vraiment de précautions : « Je veux dire, pourquoi n’essaieraient-ils pas ? Beaucoup de temps est passé, maintenant. Au début, on les comptait sur les doigts d’une main : maintenant, ils sont un sacré paquet. C’est pour ça qu’ils s’approchent. Il gèle, là-dehors. Ils crèvent de faim. »
Emmerick se sentit obligé de le remettre à sa place : de quoi ce lourdaud se mêlait-il ? Un type venait d’être abattu là-dehors, d’une balle en pleine tête ! Un homme d’Areie, en une seconde, clac ! En un claquement de doigt. De quoi lui parlait-il, exactement ?
« Les choses n’ont pas tant changé, Anachur : sans l’Avent, tout serait pareil qu’ici, en bas. Tout aussi pourri !  Sans nous, vous vous terreriez encore dans une succession de grottes en chassant des rats ! Ces types sont des animaux. Des putains d’animaux ! Nous avons tout fait pour balayer ce genre-là des Profondeurs : qu’ils restent dehors ! Bon sang oui, qu’ils y restent, DEHORS ! » Le ton était hystérique. Panthéa leva un œil inquiet. Le CommIntendant, surpris par la violence de la charge, tenta de se défendre :
« Ces gens-là ont juste fait un choix… On n’a jamais été obligés de s’enterrer, si ? Je ne crois pas que préférer rester dehors fait forcément d’eux des demeurés…
-Ah bon ? Et que vous faut-il de plus, Anachur ? Qu’on flingue un de vos gosses à bout portant ? Qu’on viole votre femme ? Qu’ils LA BOUFFENT ? »
Le CommIntendant était déjà à demi redressé, les poings serrés comme des enclumes, mais elle ne chercha pas à le retenir. Pas physiquement.
« Aucun de nous n’est fait pour être enterré. Les humains n’ont jamais enterrés que leurs morts, Emmerick. »
Il déchaussa ses lunettes et se frotta les yeux. Peut-être que la situation jouait en faveur de plus de franchise, pour finir. Aucun d’entre eux ne lui avait pardonné, même pas elle. Tout ce qu’il avait fait depuis n’avait servi à rien, tout ce qu’il avait tenté pour les protéger, ces Quarts passés à souffrir au pied du Mur, tous ces sacrifices. Ils en étaient encore là, coincés dans le BCM, aigris, haineux, prisonniers de leurs ressentiments à essayer de… A quoi faire de bien précis, d’ailleurs ? Que lui avait rapporté ce voyage si ce n’était se retrouver à la merci d’une bande d’ingrats imbus d’eux-mêmes, sans même Teuque pour lui venir en aide ? Il était épuisé, et il crevait de trouille. Entre ce Doug et la Mère, ils n’avaient même pas une arme à eux trois. Si Maulian ne revenait pas, s’il lui arrivait quelque chose ou qu’il décidait de les abandonner, que pourraient-ils tenter maintenant qu’ils avaient fait la bêtise de suivre Jeen jusqu’ici au lieu de partir avec les autres ? Et Anachur qui restait là comme un voyageur attendant son train, se pensait-il plus fort que tout le monde avec sa bedaine et ses vêtements de plouc ?
« Au fait, comment avez-vous su que nous étions là ?
- C’est Molin. Il m’a laissé un plan, et un mot. Il m’a tout raconté. Vous. Les autres. Le Conseil.
- Bon sang, ce type est un vrai salaud ! Un traitre atavique ! Comment peut-on encore l’accepter parmi nous ?!!
- Maulian, comme tu le soulignes Emmerick, est parmi nous. Qu’il le veuille ou non, il est des nôtres. Et il est probablement en train de nous permettre de quitter cet endroit sans trop d’encombre, à défaut de nous sauver la vie.
- Tu expliqueras ça à Jeen !
- De toutes façons, le vieux Kiel se doutait de quelque chose, surenchérit Doug. Il vous a fait suivre. Son gars a perdu votre trace un peu après que vous ayez passés l’Anneau mais il n’est pas complètement stupide, il n’y a rien d’autre que ce Puits à des kilomètres à la ronde… 
Ainsi donc, la moitié de cette colonie de débiles était au courant de leur présence. Ca ne prendrait pas plus de quelques Cycles avant qu’Estheb ne soit prévenu. Qui sait si les types sur lesquels tirait Maulian là-dehors n’étaient pas les siens, tiens ? Estheb ne reculerait pas devant l’occasion de se débarrasser d’eux deux d’un seul coup : quel coup de maître ce serait ! La Mère et le Gardien du Mur abattus ensembles au Nord du Réseau sans le moindre témoin : il suffirait de broder autour des raisons les ayant conduits jusqu’ici pour insinuer le doute dans les Lanistères, le secret dont ils avaient entourés la tenue du Conseil se retournerait contre eux, on leur prêterait toutes les forfaitures – fabriquer de fausses preuves était si simple, lui-même n’en avait-il pas fait une sorte de spécialité ? - et personne, à Areie, ne prendrait plus le risque de s’opposer à la nomination du Haut-Dévot d’Inari à la tête de l’Avent… A vrai dire, qui n’avait pas intérêt à les voir disparaître, Panthéa et lui ? Georges lui-même, après ce qu’il leur avait balancé... Même Léonard, à bien y réfléchir. N’étaient-ils pas partis sans demander leur reste de l’autre côté de la coupole ? Maulian avait balancé ses ordres, et tout le monde avait obéi sans réfléchir. Quelle ironie : ils avaient tous suivis les ordres du banni ! Et s’il avait tout organisé sciemment ? Il était là depuis des lustres, avec tout le temps nécessaire pour monter ce traquenard de toutes pièces. Ils pouvaient même être tous de mèche : lui, Estheb, Georges, Jean-Paul. Allaient-ils donc se laisser berner ? Il la regarda avec provocation. « Je pense qu’avec tous les efforts qu’il met en œuvre, Emmerick finira par localiser précisément les paramètres de la Fraction retenus dans le Mur… » Elle avait tout tenté pour faire jouer leur corde sensible, puisé dans toute sa palette au point de se servir de lui de la façon la plus méprisante, elle s’était rabaissée, l’entraînant inexorablement dans sa piteuse tentative, lui qui mourrait d’envie de les insulter ! Une lueur marbrée dardait au fond de ses yeux sombres, qu’elle posait sur lui en ce moment-même avec toujours cette horrible volonté de séduire alors que tout leur criait qu’ils étaient pris au piège. « Quant à moi, je me fais fort d’introduire dans les Quarts à venir quelqu’un d’autre auprès de Nadun qui soit suffisamment au fait des mécaniques et des modes de pensée des porteurs d’Œil pour le canaliser, et l’orienter vers les desseins qui nous sont chers… Il suivra l’enfant où qu’il décide de se rendre, et le guidera pour qu’il aligne ses désirs sur les nôtres. »
- Vous devriez peut-être retourner voir, Anachur : on ne va pas rester là indéfiniment.  
A regrets, le CommIntendant se remit debout. Avec une lenteur qui agaça, il ragrafa sa tenue. Le bruit de la porte le fit tressaillir mais avant qu’aucun n’ait pu réagir, Maulian fit son entrée, ruisselant de pluie.

«  Une voie est libre. Venez. » 

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