LA REGLE PRIMITIVE - Chapitre Septième :::: (Le 4ème H - Tome 1)
CHAPITRE SEPTIEME
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« Celui que se laisse trop aisément éblouir par
les reflets et les chatoiements ne sera plus en mesure de reconnaître sa route
et finira par se perdre sitôt que ce qui brille se sera évanoui »
Livre des Ressources – 3ème Tercet
(Anneaux
périphériques d’Orangis – Zones déclassées
- InterProfondeurs)
La marche des Anachur s’entreprit avec bonhommie à
travers le Ligodon. Les sourires moururent peu après les bâtiments sanitaires :
dos à l’Anneau périphérique, Rod et Ürge avançaient désormais avec un mélange
d’effarement et de nervosité à travers le dédale de charpentes rouillées,
de sommiers métalliques, de machines aux cadrans fendus, de torons de câbles et
de blocs-moteur désossés en collant leur père. Ils furent tous trois surpris par
l’apparition de la Clôture. Le cimetière mécanique prenait brutalement fin sur
le rempart de pierre : de l’autre côté, les séquences codées d’ouverture et de
fermeture de sas ne correspondraient plus qu’à des séries chiffres
laborieusement relevées dans les archives de la Console Principale.
Le claquement de la porte en acier leur procura à tous
les trois un sentiment similaire. La chaleur, restée de l’autre côté, fit
soudainement défaut. Ils se tinrent un instant dans l’ombre, examinant
l’entourage fantomatique. Rod annonça avoir peur. « Ne dis pas de
bêtises. »
Après avoir jeté un œil à sa carte, Doug emprunta le
passage plongeant vers la droite. Instinctivement il accrut l’allure, si bien
qu’ils tombèrent plus vite qu’il ne l’aurait pensé sur la première porte à
volant de celles qui allaient diviser la Tubulaire de Quarantaine.
A l’intérieur, presque tous les ventaux opposèrent la
même résistance. Ils passèrent un temps qu’il jugea trop long dans chacune des
quatre petites chambres à l’air détérioré, ce qui assombrit passablement son
humeur. Au sortir de la dernière, ils étaient quelque part aux abords de la
mine. En grimpant tout droit, ils tomberaient à l’extérieur du Périmètre sur
les élévateurs menant à la station de triage. La galerie d’en face, elle,
descendait vers les convois mécaniques : c’est celle que les autres emprunteraient
pour rallier Utsjoki. Doug prit une inspiration : privées de terrain
sédimentaire, les sols, là-dessus, se composaient d’agglomérats de pierres et
de roches poreuses. Pour les enfants qui s’imaginaient une sorte de promenade,
ce serait dur. Il tenta de jauger de l’état des tunnels qui s’évasaient au
niveau de la poitrine. La carte n’apportait pas vraiment de précision :
apparemment, il fallait s’engager plus en avant.
Il tira Rod à lui. A deux, ils bouchaient déjà le
passage. Il recula maladroitement et l’aîné, tant bien que mal, grimpa à son
tour.
Ils avalèrent un demi-Quart de distance avant de
déboucher au-dessus de la plateforme de distribution de l’inter-Profondeur,
hirsutes et couverts de boue. Exactement comme indiqué.
Les garçons chahutèrent dans la vaste cabine de
l’ascenseur mais l’oreille tendue, il n’eut pas le cœur de les admonester. Leur
insouciance accentuait son sentiment d’insécurité : avaient-ils conscience
qu’ils montaient aussi près de la Surface qu’il était possible ? Ils lui
seraient non seulement inutiles mais compliqueraient terriblement la situation,
en cas de coup dur. Le doute, malgré ses efforts, se frayait un chemin.
Lorsque Rod et Ürge, survoltés, débouchèrent à
l’entresol de la Première, ils furent saisis d’un bref silence. Ils enfilèrent
leur combinaison à l’abri précaire d’une casemate de tôle, un œil rivé sur
l’ancienne salle de triage sur laquelle les lampes de service jetaient un voile
glacé. Plongeant vers une bouche béante, une douzaine de tapis à la trame
élimée stagnaient à l’arrêt, encadrés de pupitres reliés par un ensemble de
poulies et de chaînes. L’atelier de calibrage, lui, disparaissait derrière un
éboulis. Encapuchonnés, ils traversèrent le caveau à pas feutrés : conformément
au plan, l’entrée du tunnel ferroviaire tournait le dos aux machines en ouvrant
une brèche dans la cloison. Avec les masques, on n’y voyait rien.
Doug avança la tête. La noirceur exhalait quelque chose
de vaste. Il se recula et pria mentalement en composant le premier code de la
liste sur un boîtier d’éclairage pitonné à même la roche. Dans un soupir de
soulagement il suivit l’allumage successif des lampes grillagées qui
éclaboussèrent, de loin en loin, l’interminable tunnel du monorail.
Il ausculta longuement le boyau vide, ses deux fils
dans les jambes. Le quai d’en face semblait calme. Des flaques d’eau verdâtres
reflétaient le jeu des ampoules.
S’aidant mutuellement, ils entreprirent de descendre sur
les voies comme si un convoi pouvait surgir à tout instant des ténèbres. A
l’intérieur de la tranchée, ils se déplacèrent avec des gestes lents, levant
les jambes aussi haut que le permettait leur combinaison pour franchir les
séries de rails et de câbles qui partaient dans l’obscurité quelque part de
l’autre côté de la station, à l’Est comme à l’Ouest. Doug finit par les
soulever sur l’autre rive puis se hissa à son tour, le souffle court.
Ils se regardèrent un instant à travers les hublots.
Les enfants attendaient qu’il fasse quelque chose. Tout en s’époussetant, il
scruta l’autre appontement dont ils étaient maintenant séparés par la largeur
de la voie. Les lampes s’y éteignaient déjà les unes à la suite des autres,
conformément à la séquence qu’il avait déclenchée.
Lorsque ce fut au tour de l’avant-dernière, il crut
voir quelque chose mais ce fut le moment que choisit le dernier boîtier de la
série pour s’éteindre. Il considéra intensément l’ombre qui venait de
s’abattre, sans grand résultat.
Après quelques secondes il pivota sur lui-même et se remit
à avancer. A partir de maintenant, il ne faudrait plus compter que sur leur
torche. Ici, c’était la fin d’Orangis.
Rod devait régulièrement être rappelé à l’ordre :
cette fois, il réclamait à boire. Sur la carte minière, un ensemble de sigles
désignaient tantôt un coude qu’il fallait traverser, tantôt une échelle
rejoignant un réseau de galeries. Concrètement, le décor variait sans prévenir.
Devant eux, une large fente venait de s’évaser diagonalement, par laquelle
s’épanchait une petite coulée plate figée d’un bloc. Doug promena sa lampe sur
les bosses crénelées en cherchant à catégoriser le phénomène : il ne pouvait
plus se sentir rassuré que par l’analyse désincarnée des phénomènes géologiques
qui se présentaient devant eux, étayée de la somme de connaissance qu’il avait
accumulée dans sa laure pour tuer l’ennui.
Il avança sur les roches glissantes. Sur leurs flancs,
de plus petites coulures d’un gris foncé s’étaient frayé un passage entre un
grand nombre de cônes aplatis.
« Où sommes-nous ?
- Hein ?... »
Impossible de ne pas céder à l’envie de comparer. En
fait, il n’avait cessé de penser à Nadun depuis qu’ils étaient sortis de
l’élévateur. A lui, et à Molin. C’était involontaire : sa traque du père
et du fils, en quelques Quarts, avait totalement avalé l’interminable
succession des GrandCycles passés au Ligodon pour battre en brêche chacun de
ses choix. Rod et Ürge étaient maladroits, effrayés, déjà beaucoup trop loin de
leur habitat et trop empotés dans leur combinaison pour prétendre arpenter ce
genre de hauteurs. Il se mortifia soudainement de sa propre responsabilité dans
cet assemblage de gênes : non content de devoir jouer une comédie dans
laquelle il avait eu à se rabaisser, fallait-il encore souffrir du spectacle
vexant de sa progéniture. Rêverie pour l’un, mollesse pour l’autre… Lui-même,
si près d’en-Haut, était un piètre guide.
Allongé dans son paquetage, il batailla contre le
sommeil dès le premier bivouac, tentant de renouer avec quelques bribes
d’instinct paternel. Ce qui s’imposait à lui en regardant les deux formes
pelotonnées l’une à côté de l’autre ne lui facilitait guère la tâche. Quant au
décor, il n’avait rien de rassurant. Dire qu’on lui avait fait savoir que tout
le long du Réseau, on ne parlait plus que de remonter. Fallait-il être dingue.
Il reconnut Rod à la façon qu’il avait de dormir enroulé sur lui-même, les
genoux contre le torse. En fait, ils n’avaient rien à faire ici. Ils n’étaient
pas de ceux que l’on admirerait. Ils seraient ordonnés sans pouvoir ordonner
eux-mêmes, et de la même façon que lui, s’acquitteraient scrupuleusement de
leur tâche pour en être loués, avec tout ce que cette qualité-là induisait de
médiocrité. Avec la même douleur, il leur faudrait accepter les affres de
l’infériorité en s’efforçant de regarder sans trop de jalousie d’autres plus
forts qu’eux, plus grands, plus stupides souvent, tenir en main leur propre
destin. Il leur faudrait accepter ça comme il l’avait lui-même fait. Déglutir
plus qu’à leur tour.
Il s’endormit sur un rêve capricieux dont il émergea à
plusieurs reprises, nauséeux et inquiet.
Chaque fin de Cycle, le manège se reproduisit :
il tourna et retourna sur lui-même dans son sac de couchage, incapable de se
laisser aller à la fatigue, un courant électrique acculant ses pensées contre
un même ressentiment. Au bout du troisième, il se mit à avancer dans une sorte
d’hébétude. Il lui arrivait de penser à Rett, entre deux onomatopées qu’il
grommelait en réponse à une énième question ingénue de l’un ou de l’autre des
garçonnets. Son cerveau n’était plus capable que de polir la même rancœur,
détourné par à-coups par une quelconque contrariété du terrain. L’épuisement
rongeait ses traits, gonflant des joues pâteuses sous un regard rougi.
Aucun de ses deux fils ne connaîtrait la Cité-Mère. La
Septième dans laquelle ils descendraient n’aurait rien de Mystique, ils
n’emprunteraient même pas le réseau aventien ni ne visiteraient un seul Temple
digne de ce nom. Ils s’enfonceraient plus profond que le Ligodon, voilà tout.
Là où la roche était domptée. Pas comme ici, où la nature se fracassait sur
elle-même à quelques mètres à peine sous des vents chargés de scories,
insensible à leur présence.
Il leur saisissait parfois le coude pour les aider à
franchir un passage plus délicat, ou leur lançait une recommandation face à un
nouveau dévers, s’étonnant de cette imitation de plus en plus fidèle qu’il leur
offrait de Molin : sa lampe balayait les hachures, croisant avec agacement
le faisceau de la leur tandis qu’eux, grimaçants, jouaient à se faire peur en
la tenant sous leur menton. Leur vie toute entière lui apparut comme un grand
vide. C’était de plus en plus flagrant à mesure qu’ils franchissaient ces
écrasements glacials aux arêtes biscornues, trop lentement pour espérer arriver
en vainqueurs.
Il ne fut plus en mesure, lorsque cela arriva enfin,
de s’épancher avec eux sur la surprise et l’excitation de ce premier contact
avec la Surface : il faillit même hurler quand l’excitation les gagna et
qu’ils s’étaient mis à courir une fois atteints les premiers signes tangibles
du poste d’observation de l’ancienne colonie scientifique - une série de marches ouvragées montant et
descendant au gré de la roche, dans laquelle ils avaient foncé en lui criant de
les suivre. Il s’était retrouvé soudainement seul, à marcher d’un pas qu’il
s’était obligé à appuyer pour ne pas qu’ils prennent trop d’avance.
Avec un pâle sourire, il les regarda coller leur front
à la meurtrière de Lakselv et examiner avec avidité l’insignifiant bout de ciel
obscurci darder la moitié d’un gros nuage en direction du Nord. Il s’était fait
une telle joie lui-même de découvrir un pan de Surface, au Ligodon : il
avait passé des Quarts entiers à peaufiner son plan, calculer les reliefs,
annoter des cartes, le nez plongé dans les archives désordonnées de la Centrale
dont il avait jonché le sol de la salle de Commande. A la place, une tristesse
poignante l’inondait. Ces deux corps frêles s’émerveillant de cet horizon idiot
lui semblèrent sinistrement résumer la maigreur du rêve qu’il leur offrait. La
tourelle était en ruine. Il n’était pas un pan de mur qui ne soit en lambeaux.
Le vent, plutôt turbulent, hérissait leurs cheveux par vagues. Il pensa à une
turbine. Une grosse turbine, comme celles qui assuraient la ventilation
d’Orangis. Les bourrasques les rendaient hilares, ils criaient à chacune
d’entre elles à travers leur cagoule en se cramponnant au rebord : lui ne
voyait que de l’air pourri les éclabousser avec sadisme.
Dégrafant la
bande adhésive de sa poche ventrale, il mit sous tension le boitier du compteur
RAD sans le sortir du vêtement et attendit. Il secoua un peu le tissu pour
tenter de le faire réagir. Cela ne le contraria même pas. Il ne marchait pas,
voilà tout. Comme tout le reste. Rien ne fonctionnerait, n’est-ce
pas ?
Les abandonnant un instant, il avança dans la cavité
qui leur tournait le dos. Ici, la lave avait forcé le passage. Les équipes
scientifiques qui s’étaient autrefois relayées sur cette base dans l’espoir de
récolter des échantillons de moins en moins gâtés n’avaient probablement eu
qu’à élargir cette coulée pour creuser : l’intérieur était tapissé d’un
enduit épais et brillant sur lequel la lumière se réfléchissait. Maintenant
qu’il avait atteint son but et que toute beauté s’en était échappée, la dureté
de son choix s’imposa. Tout le monde avait quitté cet endroit. L’air y était
resté irrespirable, l’eau polluée. Son idée stupide allait finir de durcir
inutilement l’épreuve : par un caprice du Stabbursdalen, l’interminable
dénivellement prenait naissance ici et s’enfonçait sur près de deux milles
mètres de pente hasardeuse, établissant une passerelle naturelle entre la
Première et la Cinquième Profondeur d’où ils étaient remontés quelques vingt
kilomètres plus au Nord, comme des andouilles.
Heureusement, il semblait que d’innombrables
boursouflures pourraient tenir lieu de marches : en partant de cette
coulée, ils n’auraient qu’à descendre en laissant filer leurs havresacs devant
eux retenus par une corde. Ce serait éreintant. Un interminable retour à
l’intérieur des sols.
Il les retrouva au même endroit, collés à la muraille.
Il se sentait las, ses yeux glissant sur le paysage sans parvenir à se fixer
sur quoi que ce soit. Quelque chose en lui était brisé qu’aucun spectacle
n’aurait pu compenser, fût-ce celui d’un ciel : il aurait voulu se
remettre en route séance tenante, s’éloigner au plus vite de ce bout de chimère
stupide. Il était inquiet aussi, malgré tout. En théorie, ils étaient assez
éloignés de la zone qu’arpentaient les Sames, là dehors. D’anciens lapons ayant
refusé l’Enfouissement, qui survivaient à l’extérieur au milieu des résidus sans
qu’on n’en sache grand chose. Jagannath avait soi-disant un cousin parmi eux.
Il en parlait de temps en temps. Les lapons étaient comme ça. Taciturnes.
Différents. Fatalistes. Cousin ou pas, celui-là finirait comme les autres :
difforme, malade, ou mort. Ils avaient des enfants, parait-il. Doug ne trouvait
rien à dire d’intelligent là-dessus. Il revint à la coulée. La pente était impressionnante.
Il s’accroupit, cherchant à raser le sol avec le
faisceau de sa lampe pour faire émerger d’autres détails. Sous cet éclairage,
ce qui ressemblait tantôt à des marches apparut comme une forêt de stalagmites
acérées. La lave, poreuse en certains endroits, présentait au loin de petites
ampoules arrondies, des cristaux de quartz probablement, ornés de gouttes de
verre suspendues à la voûte comme des lustres. Ceux-là semblaient s’allumer
sous les mouvements de la torche. Derrière lui, les enfants se mirent à se
chamailler la meilleure place devant la meurtrière : en se retournant
simultanément pour exiger de lui qu’il tranche chacun en sa faveur, ils le
découvrirent accroupi et s’approchèrent.
« C’est magnifique !...
La voix aigüe d’Illurgien, déformée par son masque, le
surprit dans son examen.
- … C’est de la lave, qui est si rouge ?
- Oui… Regarde – il agita sa torche avec de grands
mouvements circulaires - : elle court de là – le profond grenat brun - à
là - ce jaune éclatant, par dégradations-… Et ces cristaux, tu les vois ?
- Tu trouves ça beau ? Rod les avait rejoints.
Moi, je trouve plutôt qu’on dirait des larves qui nous observent…
- Ouais, t’as raison : on dirait des yeux de
rats ! » Et ils retournèrent en se bousculant à la meurtrière.
Doug ne chercha pas à les retenir. Relevé sur ses deux
jambes, il s’avança davantage. Rien de ce que l’on souhaitait ne se produisait
jamais. Pire, tout ce que l’on craignait ne tardait jamais à survenir. Seuls
les enfants parvenaient encore à un peu d’insouciance, et leur propre
enthousiasme était compté : Utsjoki, au bout de cette immense descente
terriblement glissante, était enterrée très profond, bien plus bas que le
Ligodon. Une fosse grossièrement creusée en épi, sombre et nue. Les
instructeurs y seraient aigris, sales et usés. Eux étaient là, aussi loin de
cette installation qu’on le puisse, comme trois imbéciles. Il ne savait pas à
quoi ressemblait Inari mais s’imagina quelque chose de plus vaste, et de bien
dessiné. Les Oblats y vivaient d’autres choses, plus violentes peut-être, mais
plus vives. Plus vraies. Nadun, et d’autres comme lui. Doug aurait été honoré
qu’un de ses fils suive une Oblation. Il le réalisa soudain, comme une
évidence.
*
« Cette cheminée est-elle habitée ?… sa
propre voix lui parût méconnaissable.
- Non. Je ne crois pas. »
La réponse de Molin lui suffit. Il avait sommeil. Dans
l’antichambre du quai, l’humidité transperçait leurs frocs raidis par l’odeur
agressive du détergent. Recouvert d’une bure, il frissonna, encore ceint de la
chaleur de la cabine depuis laquelle ils venaient de choir collés l’un contre
l’autre.
Molin lui tendit son masque. Il le suivit jusqu’à
cette porte de tôle couverte de poussière et le regarda user de toute sa force
pour en faire jouer les gonds, puis manquer de tomber à la renverse quand le
panneau céda dans un grincement. Il retourna un œil envieux sur le Worlex qui
semblait s’être couché au sol mais la cabine avait reculé jusqu’à la queue
de l’autochenille.
Quand il revint à Molin, il tirait une longue tuyère
jusqu’au bas de la carlingue. Il regarda le tuyau étendu en travers du quai,
puis juste à côté, la volée d’escaliers barrée d’un rideau métallique descendu à
ras. Il emboîta la mâchoire ferrée dans un interstice du Worlex, tourna un quart
de cran, tira dessus, parut satisfait et repartit.
Une minute plus tard, un bourdonnement de moteur
s’éleva depuis l’intérieur du hangar et sous l’effet de la pompe, la
canalisation se raidit lentement, Molin courant à ses côtés. Nadun esquivait
les trois mêmes pas à chaque fois qu’il passait devant lui, dans un sens ou
dans l’autre. Au-dessus de l’endroit où la tuyère était raccordée au véhicule,
des vaguelettes transparentes se mirent à distordre bizarrement l’air. Il
imagina une odeur âcre. Le masque empêchait de savoir. Un temps passa durant
lequel Molin ne fit plus rien. Le liquide passait du hangar à l’appareil. Il
faisait froid.
« Est-ce tout ce que nous ferons au-dessus
d’Utsjoki ? »
- Utsjoki ?
- Oui, Utsjoki… N’est-ce pas là où nous sommes ?
- Bon sang non. Utsjoki, c’est… par là. Plein Est. A
peu près à cent-quatre-vingt kilomètres, je dirais. Peut être un peu
moins. Et il ne reste pas une goutte de kérosène dans les silos, par
là-bas ! »
Plein Est ? Nadun fit un effort pour extirper de
sa conscience la mémoire qu’il avait de la carte. Inari y était clairement à
l’Est d’Orangis. Il n’y comprenait plus rien. Peut-être que les cartes se
lisaient à l’envers ?
- Si c’est pas Utsjoki, où on est alors ?
- Alta. Cette station s’appelle Alta. Enfin, en tous
cas, c’est le nom qu’ils lui donnaient la dernière fois que j’y suis
passé… »
Nadun fouilla cette fois-ci minutieusement sa mémoire.
Aucun des points qu’il avait retenus parmi ceux qui séparaient Orangis d’Inari
ne portait ce nom-là.
- Ce sera quoi, la prochaine halte ?
- Ca dépendra un peu de ta fatigue. Si tu tiens le
coup, nous pourrions ne nous arrêter qu’à Oes-Ôeo… Tu penses tenir jusque
là ? Les pistes vont être meilleures à partir de maintenant. Bah, au pire,
nous nous arrêterons à Kauo-Keio.
- Oes-Ôeo ? Kauo-Keio ? Mais M’Pa… Oups.
Pardon… Je veux dire : Oes-Ôeo n’est pas du tout sur notre
route !
- Ha bon… Ecoute, pourquoi ne pas aller
vérifier ? »
A l’abri de la cabine, Molin déplia un document que
Nadun découvrit précautionneusement glissé sous l’orgue de commande :
stupéfait, il reconnut la Carte enchâssée dans la Salle de Transit et en oublia
momentanément de se souffler sur les doigts. Molin lui parut hilare :
« Je n’avais pas le temps de la recopier.
- Tu… tu l’as prise ?
- Empruntée. Seulement empruntée. Je te promets que je
la remettrai soigneusement à sa place dès que ce sera possible. Allons,
regardons.
Il fit jouer son index épais sur la surface peluchée,
son ongle sale filant de point en point : « Orangis… Alta …
Kauo-Keio … Oes-Ôeo … non, pas de doute, c’est bien la bonne route.
- Mais Inari est LA ! Son petit doigt
d’enfant s’était à son tour arrêté.
- Ah, ça !... Oui. Inari est bien ici. Mais Gavaë
est là : son doigt à lui descendit encore, s’écartant de la position que l’enfant
pointait. Et nous, nous allons à Gavaë.
- Gavaë ?... Mon lieu de Prétendance a-t-il
changé ? » Il était, cette fois, parfaitement réveillé.
- Non. Ton séminaire de rattachement a bien été fixé à
Inari… Molin remit en route les moteurs du véhicule-chenille, qui vrombit
instantanément comme un colosse réveillé d’une sieste. … Mais si tu penses que
je vais accepter que tu ouvres ta Prétendance ailleurs qu’à la Cité-Mère, c’est que tu tiens Maulian Khal en bien
piètre estime !... »
Avec la brutalité usuelle, la cabine glissa en avant
en projetant les deux occupants sur le poste de commande.
N’importe quoi. C’était n’importe quoi. Et surtout,
impossible. Descendre jusqu’à la Cité-Mère pour ouvrir la cérémonie, puis
remonter jusqu’à Inari pour mener son Noviciat alors qu’Inari n’était qu’à
quelques dizaines de kilomètres du Ligodon… Lui mentait-il ? Son père ne
l’aurait sans doute pas fait, mais ce Maulian
riant au volant du Worlex à l’idée de parcourir des milliers de kilomètres vers
le Sud, celui-là… C’est comme si deux personnalités se disputaient en lui, ou
plutôt, comme si le Molin d’Orangis était devenu autre chose sitôt les limites de l’Anneau franchies. Il se rappela
avoir déjà vu cet homme-là, dans le Cuhc. Quand il avait chanté.
La panique finit par le gagner. Il regarda à nouveau
par le petit hublot le quai de la station qu’ils quittaient à grande vitesse.
Comment avait-il dit ? Alta. Quelque chose l’empêchait de respirer
correctement. Il lui parut soudainement impossible de retourner en arrière. Cette
idée ne l’avait pas effleurée, jusqu’ici. Elle lui fit l’effet d’un coup de
massue. Il réalisa avec effroi qu’il ne reverrait plus jamais sa mère.
En les voyant partir tous les deux, elle aurait pu les
questionner, au lieu d’agir comme si tout était naturel. Savait-elle que Molin
envisageait de le descendre à la
Cité-Mère ? Il le regarda encore. Ce qu’il vit ne lui plut pas.
A bien y réfléchir, ils ne s’étaient pas inquiétés
comme des parents. Ils n’avaient pas été anxieux pour lui, mais à cause de lui. Au lieu de le rassurer,
ils l’avaient bardé de secrets. Molin l’avait fait mentir, tricher et apprendre
des choses interdites – il arrivait, ça y était, à ne plus dire
« M’Pa ». D’ailleurs, Molin ne s’appelait même pas Molin… Et M’Da,
s’appelait-elle vraiment Rett ?
Il en était là de ses inquiétudes lorsque ça se
produisit : ils roulaient sur une bande de ciment rêche et du côté de
Molin, une lumière ni vraiment bleue ni vraiment claire lui lécha la jambe. Il
s’avança pour mieux voir : partout autour d’eux, la nuit arctique se
répandait avec paresse, tombant depuis d’innombrables meurtrières délabrées
qu’ils étaient en train de longer. La Surface, là, à quelques mètres à peine.
Il regarda jusqu’à ce qu’il réalise ne pas être si impressionné que ça. Molin
souriait toujours, de cette façon qu’il trouva soudain agaçante. Il lui lança
un regard en coin qu’il évita. A la place, il se pencha plus en avant. Il
éprouva l’envie d’être couvert. Partout dans la cabine, le spectacle de la
déclivité du jour prenait place. Tout était bleu. Il trouva finalement ça beau.
On dirait que le monticule en caoutchouc les attendait
là,les tubes empilés les uns sur les autres dans une odeur plastique prenant à
la gorge. Ils ne se sont pas arrêtés une seule fois pour franchir les
trois-cent-vingt-sept kilomètres séparant l’extérieur d’Alta du Couvercle de
Gavaë, avalés avec la carte dépliée sur les genoux de Nadun comme une
couverture idiote, incapable de préciser l’état de ces pistes sinuant entre des
murailles éventrées béant sur des horizons d’en-dehors : de longues plaines
couvertes de gel, au-dessus desquelles s’étendaient des masses de nuages épais.
Indécise, la route les a ballottés entre Première et Deuxième Profondeur au gré
d’éboulements, de passages murés et de barges ascensionnelles encore en
fonction. Etait-ce cela dont tout le monde avait si peur ? Etait-ce ce
genre d’endroits que les hommes avaient habités avant eux ? Cela semblait
froid, et nu. Plat. Et nul. Maintenant, la marche va succéder à la route.
« Le temps du Worlex vient de prendre fin » a dit Molin. Et de
l’instant où rassasiés d’un maigre repas de champignons ils ont tourné le dos à
l’étrange parallélépipède de tuyères sous lequel ils ont fait disparaître le
véhicule-chenille, tout est devenu dangereux.
Dans les premiers mètres d’une conduite étonnamment vide,
ils se sont déjà retournés trois fois, cagoule au visage, filtres resserrés
cran 4. Sous les tubes, au loin, le Worlex semble s’être évanoui dans une autre
réalité : il n’est plus qu’un fantôme, à l’instar de la Surface qu’ils
quittent sans qu’il n’en ressente de véritable émotion. Tout ramène désormais
vers l’intérieur des roches. Areie. Tout en bas de la carte. Tout au bout du
Réseau.
Une ascenso-bulle discrète les a redescendus en
Deuxième bardés de bagages : maintenant, Molin force l’allure. Il s’est
enfoncé dans un couloir le masque pendant autour du cou, leurs pas y résonnent
entre des panneaux de plastique blanc sur lesquels des chiffres peints se
succèdent. On y voit bien partout grâce aux néons. Il n’y a rien. Pas un câble,
pas un bac, de patères ni de robinetterie. Près du sol, à hauteur d’épaule et
en haut vers les voûtes, pas de niche, de sas, de porte, ni même une échelle ou
l’une de ces grilles de ventilation qui criblent d’ordinaire les plafonds.
Nadun marche en mémorisant machinalement les séries de chiffres tout en
ramenant régulièrement son barda à l’épaule. Quand ils arrivent au septième
chiffre de la dernière série, Molin bifurque puis sans raison apparente, ils
font halte. Les bras légèrement écartés du corps, les yeux baissés vers le
sol, il écoute.
Nadun n’entend rien. Nous nous rapprochons. Remets ton masque et contente-toi de me suivre. Nadun
acquiesce tandis que son père disparaît à nouveau derrière un pylône.
Dans l’escalier en colimaçon qu’il dévale sur ses
talons, de grosses lampes vissées projettent son ombre en travers des marches,
la protubérance de la cartouche à air s’allongeant devant sa tête comme une
trompe. Il pense en avoir compté plus de mille lorsqu’il débouche sur une porte
barrée d’une poignée à la peinture écaillée, sur laquelle il appuie le souffle
court. Molin est là, tout au loin, en bout de course de l’embarcadère. Malgré
la distance, ils se regardent. De part en part du quai, pas âme qui vive. Tout
est vide et trop éclairé. Du plafond pendent de minuscules stalactites, comme
des crachats.
Il trouve le temps long. L’intérieur de sa cagoule
colle. Elle serre près des oreilles. Il pourrait tout aussi bien fermer les
yeux et se laisser glisser dans le sommeil. Sur le panneau fixé au plafond,
l’inscription est à moitié effacée. C’est un « e ». LueA.
Certainement le nom de la station à laquelle conduisait cette voie, autrefois.
Sur la carte, à partir de Gavaë, le Tunnel Nord
bifurque et plonge sans aucune escale droit jusqu’à un point nommé Leiad :
de là il repart jusqu’à Riag et zigzague vers Dauavi sans plus cesser de
s’incliner. Après un plus petit point nommé Iius (un avant-poste de descente
inter-niveaux ?), le Polygone Minier commence. La Triale. Toutes ces
stations ont un point commun : elles sont en Cinquième. Aucun point de la
carte n’indique LueA. A quelle Profondeur sont-ils donc ? Il s’affaisse
encore un peu, calant ses pieds contre son sac pour ne pas glisser. Le banc est
inconfortable. Celui qui l’a fabriqué n’a jamais du s’asseoir dessus.
A son réveil, M’Pa le regarde. Il n’a plus de masque
et il y a du roulis. Il n’a plus de masque, lui non plus. Molin. Maulian. Molin
Maulian Molin Maulian. Il écoute les vibrations qui les entourent, son corps tressautant
sur la banquette. Une épaisseur de paroi les protège. Blindée. C’est un train.
Ses yeux reviennent se poser sur Molin qui a appuyé le côté droit de son visage
dans sa main. Il fait chaud, alors il se rendort.
Dans le grand corridor de LueA, trois panneaux vissés
directement dans les parois de part et d’autre du quai ne laissent pas de
doute. Il aurait mieux fait de ne rien demander et de rester dans cette
indifférence ouatée : maintenant, il est rongé de nervosité à l’idée de
traverser la Baltique. Bien qu’il n’ait qu’une vision approximative de ce que
peut être la mer, le fait de devoir voyager sous une masse d’eau dont on ne
peut dire exactement la taille ni le volume lui fait terriblement peur.
Après de nouvelles explications assorties de la carte
que Molin a dû re-déplier, ils se rendent dans l’antichambre d’embarquement
ovoïde. Ici encore, il n’y a que des machines. Les Profondeurs sont-elles
vides, partout ailleurs ? Seuls le Ligodon et les Séminaires sont-ils
habités ?
Molin pianote sur des consoles à l’air dépassé. Carrées,
énormes, avec des touches jaunies aussi grosses qu’un dé et des écrans à la
surface arrondie sur lesquels les lettres, comme les chiffres, sont constituées
de petits carrés qui leur donnent une forme biscornue. La nouvelle la moins
rassurante lui est donnée à ce moment-là.
Quand il faut
se lever à nouveau, il est terrorisé. Molin, donc, les sépare : lui dans
la coursive de gauche, Nadun dans celle de droite. Quelques pas et une porte à
volant plus tard, il lui faut descendre seul se cramponner dans le baquet d’une
capsule à l’odeur pestilentielle, harnaché d’une combinaison de
dépressurisation deux fois trop grande. En tête à tête avec un logiciel de
commande vocale, il essaie d’inspirer de longues goulées de cet oxygène humide
de mauvaise qualité en s’efforçant de ne pas céder à la panique. Il serre la
feuille sur laquelle Molin lui a griffonné le trajet. De LuaA à Äsa, sous la
masse liquide. De Äsa à Uru-Bö, à nouveau du rail, sans qu’il ne puisse malgré
tout le rejoindre dans sa cabine à lui. Puis encore, à partir d’Uru-Bö, un
autre bras de mer à traverser. Un énorme. Tout en bas de la feuille, cinq
lettres manuscrites aux boucles penchées, auxquelles il se raccroche : Leiad.
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