LA REGLE PRIMITIVE - Chapitre Troisième :::: (Le 4ème H - Tome 1)
CHAPITRE TROISIEME
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« Que celui qui a peu de maux ne s’attriste
pas ; que celui qui souffre s’humilie pour sa faiblesse et ainsi, qu’il
s’affermisse; et ainsi chacun se creusera une juste place
au sein de la
roche.»
Livre
des Ressources – 9ème Tercet
(Anneaux
périphériques d’Orangis – Zones déclassées
- Quatrième Profondeur)
« Tu crois qu’il m’a senti ? »
Le soupir de lassitude de Molin meurt contre le mur de
pierres froides. « Ee Iu sleef tonnac, NoL. Detc ennoc Ee neh evn. ». L’enfant se détourne. Une chaleur cuisante irradie
pourtant depuis l’intérieur de son visage en enflammant ses joues et son front.
Impossible que là-bas, l’Autre n’ait pas éprouvé la moindre sensation.
A une dizaine de mètres, Doug Anachur est plaqué à la
paroi humide. Non seulement Molin ne cesse d’user de la clanique mais dans
ce genre de lieu, il est impératif d’anticiper tous leurs déplacements s’il ne
veut pas se retrouver pris au piège. La langue des Clans n’est plus autorisée.
De façon générale, en dehors de quelques colonies reculées, elle est déjà en
passe de se perdre. Lui-même à peur de l’interpréter de travers. « Il ne
peut pas te sentir, Nadun. Pas lorsqu’il consulte. » Le nombre
d’infractions aux Us qu’ils continuent de commettre, après l’avoir mis dans
l’embarras, commence maintenant à le fasciner. Avoir inlassablement fait
répéter l’Imitation de la Règle à Rod et Ürge l’oblige presque malgré lui à
relever chaque incartade : concernant la Règle, Doug est devenu une sorte
de machine. Molin s’était décidé à extruder le gosse quatre Cycles plus tôt.
Au début, il les a suivis à travers le bloc médical
après la laure de Jagannath Thorsund, jusqu’aux petits escaliers derrière
l’ascenseur de forage : ils descellaient les trois mêmes pierres et
s’engouffraient dans la pénombre un peu au hasard - autant qu’il pouvait en
juger depuis son poste d’observation. Ils y restaient rarement plus d’une
sonnaille, puis ils revenaient. Mais ces sorties les ayant retenus de plus en
plus longtemps, il n’avait eu d’autre choix que de franchir à son tour la
limite de la Clôture. Il en avait été de peu qu’il ne perde leur trace. Il
commença à avoir peur lorsqu’il dépassa la section externe du Ligodon. Au
final, ils l’avaient entraîné plus loin vers l’Est qu’il n’était jamais allé et
fait remonter d’un niveau entier. Il s’était repéré par à-coups avec sa
minuscule dynamo bleue sans parvenir à saisir grand-chose de ce qu’ils se
disaient, et au moment où il avait décidé de prévenir Areie de la nécessité de
mettre un terme à cette traque ridicule, ils s’étaient arrêtés. Depuis, ils ne
bougeaient plus de cette portion de Quatrième enterrée aux abords de
Sephta : l’architecture en étoile de ces petites gorges de délestage ne
trompait pas. A quelle distance exactement de l’ancienne jumelle d’Orangis, impossible
à dire. Mais concernant cette ruine-là, ce serait toujours trop proche.
Avant que Molin n’arrive au Ligodon avec Rett, les
liens de Doug avec l’Ordre se résumaient à des rapports de maintenance. Mais dès
lors, on le somma de fournir directement au chapitre d’Areie – d’Areie ! -
des comptes-rendus.
Rien de ce qu’il avait pu constater ne paraissant de
nature à intéresser la Cite-Mère, il crut d’abord à histoire de fesses. Une
tromperie ayant mal tourné. Ce Molin avait dû être pris le pantalon aux
chevilles et on l’avait exilé pour y ruminer sa trahison en compagnie de sa
propre épouse. Et puis le gosse était né, et la pression de la Septième s’était
accentuée. Plus de détails, plus de messages, toujours. Il fallut l’épisode du
Worlex pour qu’il envisage s’être trompé mais après l’arrivée particulièrement rocambolesque
de la machine, la banalité avait très vite repris ses droits. Rien ne se
passait. Il exposait bêtement le quotidien de Molin dans des messages de plus
en plus creux qu’il hésitait à expédier à la Cité-Mère, au point qu’il embellissait
parfois d’un détail imaginaire un rapport désespérément vide. A la longue, il éprouva
une honte diffuse face à la vacuité de leur vie à tous étalée ainsi, Cycle
après Cycle. Il ne s’agissait pas vraiment de Molin finalement, mais du Ligodon
tout entier : il n’y avait rien à en dire. Conscient du ridicule de la
situation, le contenu de sa correspondance s’étiola sans qu’Areie ne s’en
émeuve et il se sentit terriblement soulagé de ne plus avoir à se prêter à cet
exercice humiliant avec autant de constance. Ce n’est que lentement que les
choses s’étaient remises à s’agiter. A cause de l’enfant, une fois qu’il dépassa
l’âge des vagissements. Les mots d’une Récitation, qui différaient
imperceptiblement lorsque Molin le tenait par les épaules. Un signe exécuté à
la hâte dans le pli d’un manteau, derrière le dos du petit. Certaines absences
aux services traditionnels, ou bien ces curieuses manies qu’ils avaient, elle
et lui, de traîner près de la Clôture en se chuchotant des choses à l’oreille. Les
GrandCycles se succédaient le long de ces petits manèges au fur et à mesure que
l’enfant grandissait, jamais rien ne pouvant être avancé avec certitude mais à
force de les surveiller, il est vrai que tout finissait par devenir suspect. Et
il y avait les rapports à envoyer, malgré tout. Bien moins souvent, mais quand
même. Sa méfiance croissait vis-vis de Molin, qu’il avait fini par prendre en
grippe. Il l’insultait dans sa barbe en le regardant partir, et se moquait de
lui dès lors qu’il revenait. Tôt ou tard, ce type franchirait une limite :
ça, inutile que le Chapitre le lui fasse entendre, il le tenait de sa propre
expérience. Les types comme lui, toujours à marauder sans but précis ni amis
fixes, toujours accompagnés de ce genre de femme moitié séduisante, moitié
éteinte, n’échappaient jamais très longtemps aux caprices du destin. Voilà
pourquoi il ne devait pas le lâcher. C’est ce que lui demandait la Septième. Etre
là au moment où ça arriverait.
Dès qu’il fit part à Areie de leurs sorties hors de la
Clôture, le ton de la correspondance changea : cette fois, un même
interlocuteur se mit à le presser. Autrefois, nul ne pesait le pour et le
contre avec tant d’application que Douglas Anachur. Cette aptitude, c’est encore
elle qui lui avait commandé de partir à leur recherche avant de prévenir Areie. Il ne comprit son erreur que trop tard. Le
père n’était pas important. Ce Haut Dévot entrait très régulièrement en contact
avec lui en poussant le vice jusqu’à faire planer le spectre d’une visite. Un
prélat de Sixième Rang. Au Ligodon.
Comme pressenties, les choses avaient fini par prendre
une sale tournure. De son point de vue, Molin était même en train de perdre la
raison. Car n’était-ce pas folie que de remonter un si jeune enfant dans une
zone déclassée, à quelques encablures d’un Puits criblé de fuites de cette taille ?
N’était-ce pas terriblement vicieux d’essayer de distordre l’enseignement d’un
Novice du genre de celui-là ?
« Aye eromyna Rehta Iu eb tanc, NoL. - Je
ne peux plus, Nadun, être ton père maintenant. - Tat dnats rednu ot evah Iu.
Gninnur si emit. Dan Iu Our-At si teyto citarr. - Tu dois le
comprendre. Le temps nous est compté, et ton Œil est encore trop
instable ».
Un écran de sueur lui barrant le front, il butait
mentalement sur des tournures de phrases mais la même évidence revenait, qu’il envisage
de réécrire les faits dans un sens ou dans un autre. Là-bas, le Retsam allait
bondir. C’est peut-être même ça qui
déclencherait sa visite. Ca qui faisait fuir les autres enfants de la
communauté, aussi : un dégénéré. Le petit allait certainement être offert
au Temple.[1] Bien sûr, chaque enfant aventien l’était : à l’aube
de leurs onze ans, ils étaient tous soumis au Noviciat. C’était là une des
obligations de la Règle, inscrite au premier chapitre des Us. Mais les Oblats,
eux, ne revoyaient jamais les leurs. Ca se faisait généralement dans le plus
parfait anonymat, la puissance d’Appel de l’Avent auprès des jeunes Enfouis
devant continuer à faire illusion[2]. Le Temple s’arrangeait pour brouiller les pistes en
fractionnant les affectations, décalant les périodes et disséminant les groupes
issus d’une même colonie dans des cloîtres distincts. Chaque famille se pensant
un cas isolé, les questionnements sur l’origine réelle des vocations se refermaient
sur eux-mêmes, personne n’ayant à cœur d’ébruiter l’abandon d’un fils ou d’une
fille. On conseillait aussi à l’entourage de ne pas avertir les petits
Oblats de leur future condition : ça rendait la séparation plus
douloureuse et pour finir, on ne tirait généralement rien de bon de ces
gosses-là. Mais Molin, lui, faisait tout le contraire : il décomptait avec
le petit le temps les séparant de sa donation. Se rendait-il compte de l’effet
que cela produisait sur ce gosse ? Quant au cheminement qu’il était en
train de lui imposer, il n’était pas non plus de nature à renforcer sa maîtrise
de la Règle. En l’état de ses observations, si l’enfant était conduit sur la
voie d’une exégèse ce n’était clairement pas la bonne : pas plus que les zones
déclassées, l’usage de la clanique ne recueillait les faveurs de l’Ordre.
S’il détesta immédiatement l’idée que ce petit monstre
puisse gravir les échelons de l’Avent, il coléra tout aussi spontanément qu’un
Haut Dévot s’intéresse au fils de Molin au point d’envisager un déplacement de
près de mille kilomètres à travers les Profondeurs, lui-même n’ayant jamais recueilli
d’Areie une telle marque d’intérêt. Le choc était doublement rude d’autant
qu’après tant de GrandCycles à ne plus se mouvoir le long que d’étroites
routines, il s’était passablement racorni : la vie lapone, pesante à
l’extrême, entraînait ce paradoxal sentiment de solitude poussant l’âme dans
ses retranchements. Si la Règle avait été conçue pour ça, briser ce long
plongeon dans la désaffection - sa dureté, sa rigueur, son intransigeance, tout
en elle concourrait à mener une guerre implacable aux affres de l’inutilité et
de l’ennui -, une colonie périphérique aussi reculée finissait inexorablement
par user corps et esprit, et faire son lit de la langueur. Par quel vice
l’avait-on soigneusement laissé pourrir ici avant de venir lui parachuter ce
genre d’ennuis ?
L’épisode qui venait de se jouer sous ses yeux était
une preuve plus humiliante encore du genre de qualité apparemment recherchée
par le Chapitre : à quelques mètres de lui, le gamin s’était mis à émettre des
sons abominables et ses yeux s’étaient révulsés sur eux-mêmes : il avait
frénétiquement agité ses mains, les mouvements de son buste étaient devenus
totalement désordonnés et il avait fini par se rouler au sol. Crise d’épilepsie
traversée de démence, diagnostiqua-t-il. Pour commencer son père n’avait rien
fait. Aucune tentative de lui venir en aide. Pas le moindre geste. Ensuite,
alors même que Nadun se « réveillait » et que sa première inquiétude
portait sur la possibilité que quelqu’un l’ait « senti » - bon
sang, l’Anneau entier en avait résonné ! -, son hébétude avait agacé son père. Agacé.
Bon sang de salaud. Comme si ce gosse était en mesure de dire quelque chose de
sensé après ça. Ce gamin avait littéralement bouilli
de l’intérieur. Mais les choses ne s’étaient pas arrêtées là : Molin
lui avait répondu. Ca l’avait éminemment ennuyé, mais il avait pris la peine de
lui répondre. Et pas n’importe quoi : que « quelqu’un » ne
pouvait pas le sentir quand il consultait. Et Doug avait eu beau retourner ces
informations dans sa tête, il en était revenu à la même conclusion : quoi
d’autre, en dehors du Mur-Mémoire, se consultait dans les Profondeurs?
Le départ des enfants pour le Noviciat est prévu pour
dans deux Cycles. De toute évidence, Molin ne pense pas à l’y soustraire. Le
CommIntendant, divaguant légèrement sous l’effet de la faim, a du mal à
comprendre pourquoi. Il n’y a aucune cohérence dans tout ça mais ils reviendront
au Ligodon à temps. Ce pauvre gosse le sait aussi. Il jappe dans son sommeil.
Il délire, en clanique. Il gueule des choses comme Ha tzilayni, mayoyvay
elohai. Le sauver de ses ennemis :
il en a de bonnes, le petit cinglé. Comme si qui que ce soit était en mesure
d’y faire quelquechose au milieu de ce merdier.
Ils viennent dans sa direction. Leur ombre s’étire sur
la surface du cloaque presque jusqu’à ses pieds. Celle de l’adulte trapue et
corpulente, et en contrebas, celle plus maigre du fils. Il ne les voit pas
directement : la tuyère lui masque la vue. Mais il sait qu’ils traversent
en direction du parapet. Droit vers là où il se planque.
Molin atteint le marchepied le premier. En s’appuyant
sur le rebord, il combat le poids de sa combinaison trempée et parvient à
hisser un genou. Il reste quelques secondes le temps que son vêtement se vide
de son eau, puis il arrache son sac de toile de la rigole.
L’enfant, lui, dépasse l’endroit de quelques pas. Il
doit être juste de l’autre côté. Doug l’entend chercher les marches sur
lesquelles il a lui-même tâtonné, un peu plus tôt. S’il continue comme ça, il
va lui tomber dessus. Le dos du CommIntendant se contracte. Le fil proéminent
de sa silhouette, avalé par une goulée d’air retenue, se renfrogne dans
l’encoignure. Ses yeux roulent dans leurs orbites comme des antennes tandis que
les mains plaquées contre le tunnel tiède, il écoute cette stupide menace. Un
enfant…
Nadun doit s’y reprendre à deux fois pour s’extirper
de l’eau. Des bruits incompréhensibles clapotent en contrebas.
Chasser les fourmillements qui paralysent sa jambe
suffirait à faire grincer le bout de passerelle sur lequel il se cramponne. Une
goutte de sueur tombant dans la rigole suffirait. Il pense à son ventre qui
émet des bruits intempestifs. Il sue, immobile. Nadun reste debout à grelotter.
A l’autre bout, une niche apparaît et disparaît sous les allers-retours de
lampe de Molin. N’y tenant plus, Doug relâche lentement l’air comprimé dans ses
poumons. Quand il inhale, une odeur pénètre dans sa gorge, vaguement chaude.
Bon sang, quelle puanteur.
Pour les retrouver il n’a eu d’autre alternative que
de franchir un autre niveau, et affronter le vertige architectural des sections
de maintenance : d’insondables abîmes traversés de passerelles suspendues.
Car ils y sont, cette fois. En plein dans le périmètre de Sephta. Très loin
au-dessus du Ligodon. Juste en dessous de la dernière section de Troisième du
secteur, qui se ferme au Nord quelque part au-dessus d’ici. Des sas de transit
disposés tous les cent mètres y accrochent le trait de la lampe-torche, quand
ce ne sont pas ces horribles bouches octogonales loin sur la droite. La
Troisième. De longs corridors aux rails intacts, penchant en direction de la
cheminée de transit d’Alta. Finalement, l’homme et l’enfant s’éloignent.
Etonnamment, Doug résiste. Le Haut Dévot, lui, s’était
assuré il y a bien longtemps déjà, au moyen d’une investigation patiente, qu’il
répondrait le temps venu à ce type d’exigences bien différentes de celles que
l’on prête d’ordinaire à un CommIntendant de périphérie. Orangis n’a jamais
présenté le moindre intérêt pour Areie : la colonie ne doit sa survie
qu’au voisinage de Sephta. Aucune des vieilles carcasses ni des anciennes
machineries de cet avant-poste, déjà moribond au plus gros de son occupation,
n’a jamais valu la peine d’être recyclée. Et que dire des tentatives de
culture : rien n’y aboutira jamais. Pas sous le Fest. Cette terre gelée
n’a jamais abrité que des racines immangeables, déjà du temps de la
Surface : le Ligodon tout entier n’est qu’un trompe-l’œil. La nomination
d’Anachur à la tête de ce comptoir fantôme n’a eu qu’un seul but. Pouvoir les
espionner sans se faire prendre. Pouvoir les suivre, où qu’ils se rendent. Son
caractère volontaire et son indéfectible fidélité envers l’Avent, tout comme
son physique plutôt ordinaire, a participé de sa sélection. Pour cette raison,
Emmerick en sait plus que Douglas Anachur lui-même sur les ressources qu’il est
capable de mobiliser. Même cette envie de révolte qu’il tente difficilement de
réprimer en ce moment-même a été prévue : c’était une faiblesse avec
laquelle il a fallu composer. La mort brutale de sa femme a failli faire tout
capoter d’ailleurs.
S’il venait à être découvert, que ce soit par un des
imbéciles laissés à Orangis pour faire diversion ou par le père et le fils, si
d’une façon ou d’une autre il ne se trouvait plus en mesure de répondre à sa
mission, il serait remplacé. Le vieux Kiel était là pour ça.
Sur place, les choses sont plus complexes. A cet
instant, Doug s’en veut de se rappeler avec autant d’acuité à quel point, il y
de cela des années, cette mission l’a honoré. A quel point il en avait retiré
de la fierté. Qu’il s’était nourri de ce sentiment, que sa jeunesse et sa
vigueur s’y étaient accrochées, Cycle après Cycle. Puis Edeet était morte. Les
autres Cycles s’étaient alors accolés les uns aux autres, trop nombreux cette
fois, jusqu’à ce que tout se brouille. Il y avait les enfants. Sans qu’il n’y
prenne vraiment garde, tout avait ralenti.
Pour finir, il s’était familiarisé avec l’idée que
tout puisse finir ainsi, sans que rien ne se passât jamais. Mais les choses
s’étaient mises en branle. On ne l’avait pas oublié. Une sombre liste de
problèmes s’étalait maintenant sur son existence en chassant les plaisirs
fragiles dont il s’était bêtement accommodé : Ürge et Rod, dont il se faisait
une joie de les conduire en Prétendance. Les membres de la Colonie et leur
obéissance bonhomme, qu’il avait tirés dans son sillage au point de transformer
le Ligodon en une parfaite petite entreprise de recyclage. Sa grande laure
patiemment aménagée. Et depuis peu Rett, qui semblait l’estimer et dont
l’estime lui était si vite devenue agréable.
Ils resteront dans cette zone jusqu’à l’obtention d’un
accès en Quatrième. Pas la portion nomenclaturée : l’autre.
L’Artisanale courant de l’autre côté de l’Anneau. Là se situe ce Cuhc
dont Molin parle sans cesse. Une nouvelle
ombre au tableau. Les chapelles
aventiennes sont bâties à l’intérieur
d’une Clôture : la Règle le recommande ainsi. Celles des chapelles qui en
sont exclues ne relèvent pas de l’Ordre. Celle qu’ils cherchent est l’une de
ces vieilles grottes ouvragées liées à un Clan-Culte. Les mots de Molin
ressemblent à s’y méprendre à des Tercets : même grammaire, même sens de
l’injonction. Laema pik er evn ; rukô liw eno txen neh s’wonk Y dobon[3]. Mais même si c’est troublant, aucun de ceux-là ne
figure au sein de la Règle. On ne lui fait pas le coup. Pas à lui.
Grâce à la lueur vert pâle d’une lampe de sécurité, le
spectacle indéfini d’une plate forme cernée de tubes éteints les surplombe. La
scène semble flotter au milieu du vide. Deux ouvertures octogonales partent en
biais. De là où il se trouve, Doug ne peut voir que celle de gauche, une courbe
lente descendant vers l’Est. Ce sont les premiers appartements capsules qu’il
voit. Ca correspond assez bien aux descriptions qu’on lui en a faites :
des séries de compartiments-lits superposés, en ordre rangé les uns au-dessus
des autres. Il en distingue au moins trente avant que les ténèbres ne noient la
suite. En comparaison, la Laponique n’est qu’un ilot ridicule. Les deux cités
jumelles sont entourées de kilomètres de coursives circulaires. Aucune réelle
frontière ne les sépare, finalement : le lacis concentrique de la première
finit de s’imbriquer dans les contreforts de la seconde au point que d’ici, ce
sentiment placide de sécurité, là-bas, derrière leur ridicule Clôture, parait
risible. En fait, le Ligodon est cerné d’installations immenses et de
tubulaires creuses. Les soudures qu’ils se sont donnés tant de mal à faire sur
la centaine de double-portes partant en direction du Nord n’ont pas la moindre
efficacité face à ce réseau titanesque. Il se déteste d’avoir été aussi
crédule : comment a-t-il pu penser que deux forages de cette taille ne soient
pas dotés de dépendances au moins aussi vastes que les Puits eux-mêmes pour
abriter les vivres, les matériels et les installations nécessaires à des
contingents représentant l’équivalent de cent, ou deux cent fois la communauté
lapone ? Ces deux coursives-là ne devaient même pas suffire à abriter les occupants
de Sephta… D’autres doivent prendre pareillement la poussière à cent ou deux
cents mètres d’ici, de l’autre côté du forage. L’idée l’en fait frissonner, à
mesure qu’il détaille le début des alignements de couchettes. Ce qu’il ne voit
pas est pire.
Aucune des portes à hublot n’est ouverte. Il y a là
matière à se rassurer un peu : beaucoup de celles-là contiennent
probablement une ou plusieurs dépouilles, tout en avoisinant des taux
d’irradiation record. Une part de l’énergie du Ligodon doit même provenir de
ces ossuaires de fortune, dont la console d’Orangis doit programmer la
récupération des gaz, couchette après couchette, pour alimenter leurs petites
machineries.
Il se gratte précautionneusement, à plusieurs
reprises. Un froid humide lui ramollit le ventre en traversant le tissu de sa
combinaison, qui lui parait plus que jamais terriblement légère. Parce que la
tête lui tourne d’avoir trop longtemps scruté l’intérieur de l’ouverture
octogonale, il essaie de se glisser jusqu’au sol. Son dos s’accommode un
instant de cette friction contre la pierre anguleuse, même si le tissu glacé se
colle sur ses vertèbres. Accroupi, il écoute maintenant la mastication de Molin
qui engloutit ses galettes. Cette indifférence, le fait qu’il n’existe pas pour
eux, c’est difficile. Il pourrait les secourir, lui, s’il le souhaitait. Eux,
ils pourraient le laisser agoniser à quelques pas à peine sans même avoir
réalisé qu’il était là. D’ailleurs, viendraient-ils s’ils l’entendaient
gémir ? Ne se détourneraient-ils pas plutôt pour disparaître immédiatement
dans l’obscurité ambiante ? A chaque instant, quand ils font halte, il
découvre la connaissance infaillible qu’a Molin de ces galeries : jamais
moins de deux ouvertures, des anfractuosités spacieuses pour s’allonger, et
parfois même de légers courants d’air dont il doit se méfier parce qu’ils
pourraient transporter l’odeur de ses vêtements trempés jusque sous leur nez.
Il est sale. Il pue. Sa propre odeur le répugne.
Ces maudites galettes. Et puis cette eau immonde qu’il
les voit boire : ils la prennent à peu près partout, dans des
anfractuosités, par terre, dans des rigoles. Là où des roches suintent. Ils
cherchent les petites mares saumâtres ou de vieux raidillons souterrains. Ils
s’arrêtent au bas de filets tâchés de scories et ils boivent ça, comme des
rats. En ça, le seul avantage qu’il a sur eux, c’est les clefs des vannes :
n’importe où sur le Réseau, même dans ce genre de zones, il peut ouvrir les
trappes réglementaires et faire jouer l’écrou à neuf pans pour faire jaillir
une eau filtrée. Enfin, jusqu’ici. S’ils redescendent par l’Artisanale, il sera
condamné à faire comme eux : en Quatrième, même parmi les tankers
aventiens, très peu sont sûrs. Comme eux, mais à une différence près : il
n’a aucune pastille de désinfection. Ils ont consommé de très grandes quantités
de ces saloperies de pastilles, depuis qu’ils sont partis. Des pastilles
militaires. Des pastilles qu’on ne trouve pas à Orangis.
Lorsque Molin s’arrête à une croisée, qu’il écoute la
moindre goutte qui tombe, Doug pense aussi à ceux qui se terrent ici. Il
scrute, quand il le peut, l’enfant qui trotte derrière. Cet Œil, ça doit le
rendre pire qu’un radar. Rien ne doit pouvoir approcher à des mètres sans qu’il
ne le sente. C’est pour ça qu’obligatoirement,
d’autres hommes doivent les suivre : le gosse le sent certainement depuis
longtemps, mais il est incapable de le distinguer d’eux. De ces hères faméliques probablement tapis à quelques
mètres, tout comme lui, partagés entre peur et convoitise.
Quand Molin grogne, l’enfant reprend ses distances. Il
s’acharne, avance, calcule. Il assomme Nadun de mots et de consignes dont il
s’imprègne également : qu’a-t-il d’autre à faire que d’écouter cette
instruction incompréhensible ? Molin est le seul à connaître la conduite à
adopter ici. Pas très difficile de voir qu’il souffre, malgré tout. Doug a
repensé plus d’une fois à quand il l’appelle à contrecœur pour finir une de ses
installations stupides, au Ligodon. Maintenant il comprend mieux pourquoi. Il
visite inlassablement ces lieux infects de cette façon-là, le dos courbé,
en force sur les cuisses. Certains soirs, il le voit chercher cette boue rouge
qui luit de graisse dans les saillies du bord de la Clôture, ou près des
vannes. La même avec laquelle il enduit en ce moment le dos blanc de son fils,
pâle et frêle comme un de ces poissons morts que l’on sortait des eaux par
dizaines, en dessous des côtes, lorsque le Fort était encore ouvert. Du
poisson…
Plus de 160 minutes passées ici.
Il ne restera aucune de ces miettes dont il se
contente parfois, écrasées sur le bout de son doigt après qu’ils ont vidé les
lieux. Il ne faut guère plus d’un battement de cœur pour que la voix de Molin
se déploie à nouveau. Le répit est toujours de courte durée.
« …Si tu connais bien les couloirs, tu
n’ignoreras plus les deux principes d’équilibre par lesquels les choses se
forment loin des Cités-Puits et des avant-postes : grâce à elles, les
éléments confinés peuvent révéler beaucoup de choses. Du coup, tu sauras à quel
type de croisée on doit la production du froid, du chaud, de la propreté ou de
la gâterie de l’air. Attention : l’espace n’est pas moins digne d’attention
que le temps : étudies-le bien et tu auras la connaissance du haut et du
bas, du loin comme du près, du large et de l’étroit, de ce qui demeure et de ce
qui ne fait que passer… »
Doug suit des yeux les rochers anguleux qui les
entourent. Il y a, au sol, des débris de métal tachés. La voie est jonchée de
détritus et les arcades sont martelées d’impacts, quand elles ne sont pas à
demi-effondrées. Pourtant, il circule ici un souffle presque tiède qui le
caresse au visage.
N’y tenant plus, il se pisse lentement dessus.
[1]
De façon usuelle, pour peu qu’ils aient déjà un
fils ou une fille, si les aventiens donnaient naissance à des enfants
difformes, estropiés, sourds, muets, ou aveugles, ou atteints d’une de ces
tares qui mutilaient la grande majorité de ceux nés au cœur la Guerre des
Clans, ils les offraient à l’Ordre, de sorte à se trouver dispensés de les
éduquer et de les nourrir, ou tout simplement parce que cela tournait à
l’avantage de leurs autres enfants.
[2] A l’émergence de la Triale, et dès que les Nouvelles
Profondeurs ont atteint un degré de confort grâce à la mise en fonction du
Terminal, la prêtrise et le monachisme aventien se sont mis à recruter par
oblation pour compenser les carences de vocations spontanées dont ils se sont
retrouvés victimes. Les Oblats, une fois adultes, prenaient généralement la
fonction de Tobbe, certains finissant même Ossibe s’ils avaient fait montre
d’aptitudes à l’étude de la Règle, et témoigné d’obéissance envers l’Ordre.
[3] « Ne saute jamais un repas ; on ne sait pas
quand arrivera le suivant. »
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