LA REGLE PRIMITIVE - Chapitre Dix-Huitième :::: (Le 4ème H - Tome 1)
CHAPITRE DIX- HUITIEME
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« Et
quand il sera devant eux, ils doivent bien lui demander s’il est sain de corps,
qu’il n’ait aucune maladie cachée, qu’il ne soit la proie d’aucun des maux répandus
dans les hauts-tunnels. »
Livre de la Surface – 1er
Tercet
(Cité-Laboratoire
autonome de Dese - Sixième Profondeur)
Le Puits plonge à travers deux kilomètres
six-cent-cinquante de vide. Dese s’ouvre ensuite sur quatre-vingt seize modules
en forme de U où conformément à la Loi de Circulation, rien de ce qui pénètre
par une aile ne doit pouvoir croiser ce qui en sort par une autre.
En imposant Raue comme point de jonction avec à la
Cinquième pour élaborer la mise en application
l’échelle CI[1], la Duale constituée par Panthéa et Georges avait pensé sectionner la
menace constituée par un alignement de quatre Cités Blanches[2] traversant
le cœur de leur réseau respectif. Le calcul était simple : après qu’Agheb
ait été envahie par les blessés refluant depuis la voie militaire Est tenue par
Jean-Paul, puis que Raz soit en passe d’être reliée à la future Septième en
qualité de Cité-Maternité, transformer Raue en voisine perméable dans laquelle
les phalanges techniques des Mines pourraient circuler à loisir isolerait
définitivement Dese du reste du Chevron. L’ultime fleuron technologique de la
Sixième, planté à l’extrémité d’une voie parmi les plus traversées des
Profondeurs, ne pourrait jamais devenir cette tête de proue sur laquelle la
Corporation de Léonard avait besoin de s’appuyer.
Au final, ce fut une erreur : à l’issue du Plan
de Forage, agrandies et modernisées par une politique de contre-pied ayant visé
l’accroissement spectaculaire de leurs ressources et de leurs capacités
d’accueil, les trois autres Cités Blanches s’étaient rendues indispensables à
l’administration sanitaire d’une Cinquième dévorée par ses ambitions
territoriales d’une part, et à l’essor d’une Septième flambant neuve de
l’autre. Quant à l’ultime station septentrionale de Léonard, elle se referma
comme un kyste en plein cœur de la zone, aussi murée et secrète que l’étaient devenues
ses alter-ego de l’Est. A Raue, une blague lugubre courrait depuis au sujet de
Dese : on s’y amusait de ce qu’Ioï-Og craignait d’expérimenter.
Une seule porte sépare encore le laboratoire 124 de
l’antichambre dans laquelle ils s’avancent précautionneusement même si
objectivement, rien ne menace l’intégrité de ces combinaisons d’une apparente
finesse bleutée qu’ils ont revêtues, dont la tuyère de plastique barre la
poitrine en partant d’une cartouche enserrée dans une poche de hanche, jusqu’à
une ouverture alvéolée pratiquée au niveau de l’abdomen. Surmonté d’une hampe
plastifiée pointant à la verticale du crâne comme une nageoire dorsale,
l’ensemble donne corps à une silhouette particulièrement impersonnelle :
seuls les usagers réguliers de la zone restent capables de distinguer, sous ce
harnachement, un individu d’un autre.
Les bras le long du corps, Balt enchaîne pied gauche
et pied droit derrière Anmuroy. D’un geste rendu prudent par son bras en
écharpe, celui-ci enjambe maintenant une marque au sol. Difforme, sa voix
surgissant dans les écouteurs surprend Ixens : « Fais bien
attention. Nous avons reculé une ancienne porte-barrière un peu hâtivement
montée ici et Ignatyev, le chef de section virologie et biotechnologie, a
déchiré sa combinaison il y a six jours en s’accrochant à un de ces empans que
tu vois là ; il travaillait sur le Marburg[3],
que tu connais certainement. Inutile de préciser que nous l’avons perdu… »
Balt, épuisé, scrute le sol sans reconnaître ce qui
pourrait être dangereux. Six jours ?
Depuis quand Léonard s’exprime-t-il en jours ? Il tente bêtement de
réduire chacun de ses gestes, mais que pourrait-il faire de moins. Après avoir
enjambé la bande d’adhésif, sa démarche n’en devient que plus pesante.
« Pourquoi nous rendre particulièrement ici,
Léo ?… Si c’est pour me foutre la trouille, inutile d’en faire plus…
- Quelques manipulations engagées avant ton
arrivée ne peuvent pas supporter d’être différées. Ca ne prendra que quelques
minutes. »
Ixens trouve curieux de ne pas rencontrer les éternels
carreaux blancs immaculés qui inondent toute la Cité : non pas qu’il
s’intéresse spécialement aux questions de revêtements, mais parler l’oblige à se
concentrer.
« Impossible de prendre le risque, dans ce
laboratoire, que des joints défectueux retiennent des particules : nous
sommes dans une « boîte à gants » - Anmuroy désigne le caisson d’acier cubique obstruant la
quasi-totalité du volume. D’un noir laqué, cerné de plaques rivetées, sa masse
n’est rompue que d’une seule vitre aux bords arrondis. Ixens regrette sa
question, qui n’a eu pour effet que d’amplifier son stress. Sous la baie
d’observation, deux trous permettent d’enfiler les bras dans des gants
grotesques pendant mollement vers l’intérieur.
Le scientifique engouffre sa main valide dans celui de
gauche et sans ne plus lui prêter attention, avance sa visière à quelques
millimètres de la paroi en verre. Ixens s’approche à son tour, les mains stupidement
jointes dans le dos.
Les doigts d’Anmuroy, engoncés dans leur étui, suivent
une cadence précise : à l’intérieur du caisson, il saisit un flacon
transparent de petite taille qu’il plante dans un bac alvéolé, puis ce qui
ressemble à une seringue.
« Que tentes-tu de faire,
exactement ?… »
Anmuroy attend que le flacon soit plein du liquide
qu’il y transvase avant de répondre d’un ton flegmatique :
« Personne
n’est pour l’heure en mesure de reprendre les travaux de ce brave Ignatyev... »
Ixens a un mouvement de recul qu’il regrette aussitôt,
tournant nerveusement la tête à la recherche d’obstacles.
« Je pourrais peut-être t’attendre ailleurs…
- Non, regarde, je
vais faire rentrer le rat… »
Joignant le geste à la parole, Anmuroy ouvre
précautionneusement une trappe latérale d’où surgit un rongeur mesurant
près de quarante centimètres. Balt, sidéré, estime qu’il doit peser pas loin de
deux kilos.
« Nous n’en avons pas beaucoup. Les rats sont
des mammifères macrosmatiques, c’est-à-dire qu’ils sont capables de détecter
les plus infimes particules présentes dans l’air ; comme ils sont habitués
à l’obscurité, ils développent un odorat exceptionnel… » La bête, peureuse, s’élance vers le rack de pipettes
le museau collé au sol : parmi elles, la dernière que vient de remplir
Anmuroy. « Ignatyev utilisait la méthode de Skinner[4] ;
je tente d’interférer sur le conditionnement qu’il a appliqué à quelques uns de
ces spécimen afin de reprogrammer une nouvelle cible olfactive. C’est assez
compliqué. Il y a tout un processus à respecter. Le programme est basé sur des
séances à horaires fixes qu’il faut répéter très fréquemment. Tu vas voir…
Celui-là est un géant de Tanzanie… » Son museau effilé, bruissant
comme un insecte, inspecte le groupe serré de stilligouttes. « …Ils
sont plus résistants aux maladies, et plus dociles aussi. En plus, leur
longévité en captivité est bien plus grande. »
Le rongeur, à l’aide de ses pattes antérieures, gratte
un premier flacon puis s’en détourne avant de tenter d’en renverser un autre
avec une maladresse frénétique. Balt, qui a déjà oublié laquelle des fioles
doit être surveillée, guette une réaction chez Anmuroy mais rien ne peut être
deviné sous sa cagoule monumentale. Il doit attendre que sa main gauche
saisisse une pépite brune pour comprendre que le rongeur a réussi :
celui-ci happe sa récompense avant de regagner de lui-même le montant de la
cage devant laquelle il patiente, appuyé sur son arrière-train volumineux.
La voix d’Anmuroy le surprend encore :
« Des racines cuites au sel. Ils en sont dingues.
- Tu ne lui ouvres pas ?
- Non. C’en est fini
pour celui-là… Il risquerait de perturber le conditionnement des autres. » D’un geste adroit, il libère la petite vitre séparant
le rongeur de la plaque recouverte de poudre.
Le museau de l’animal semble tressauter bizarrement au
contact de la farine et l’instant d’après, il chute lourdement sur le côté, les
yeux révulsés. Ixens n’a pu réprimer un frisson qui fait balloter sa durite
d’oxygène.
« Que vas-tu en faire ? Le
brûler ?
- Il va rester
là ; l’acidité de la poudre aura rongé entièrement sa dépouille dans moins
de quinze minutes. »
« Dans un premier temps, on les place dans de
longues boîtes de plexiglas. Au gré de leurs déplacements, ils respirent, à
travers des diffuseurs percés dans le sol, les odeurs recomposées de diverses
matières placées dans des gobelets : des débris d’engins explosifs,
plastic, caoutchouc, peinture, métal, huiles utilisées dans les mécanismes
d’appui, etc. Par la suite, des virus. Chaque fois que le rongeur s’arrête sur
une odeur liée au sujet sur lequel on souhaite le faire travailler, il a droit
à un « shoot »… Ce cadeau stimule un circuit de récompense dans son
cerveau. Deux zones cérébrales s’activent alors particulièrement et libèrent
de la dopamine : l’animal aura envie de répéter l’opération, jusqu’à ce
que le moment vienne de le confronter à la vraie substance, sur le terrain.
Bien sûr, si l’objectif consiste à évaluer l’infection d’une zone, en cas de
présence du virus, l’infaillibilité de son odorat signera son arrêt de
mort. »
Balt n’écoute plus vraiment la démonstration. Les rats
servent à prévenir des attaques chimiques ou bactériologiques, soit. Anmuroy ou
d’autres les entraînent à heures fixes. Bien. Ils élèvent des rats. L’idée est en soi si déconcertante que la seule
conclusion qu’il en tire – au-delà d’une étonnante envie de viande – consiste à
maudire l’Asiatique de s’être livré à cette démonstration devant lui au lieu de
lui proposer de s’asseoir. N’y a-t-il pas, dans tout Dese, un autre Ignatyev
pour s’occuper de ce genre de choses, vu l’importance des informations qu’il
apporte ? Non, ce salaud préfère l’obliger à courir des risques stupides, le
forcer à attendre le bon vouloir d’un rat qu’il finit, en plus, par sacrifier.
Tout ça avec un bras dans le plâtre. Quand lui tombe de fatigue. Quand il tient
à peine débout.
A mesure que Léonard poursuit ses explications, ils
descendent une rampe de béton assez large pour laisser le passage à un gros
véhicule, au pied de laquelle se dressent deux tourelles peu engageantes. Le
Minier repère une demi-douzaine de focales qui se déplacent pour les suivre.
Arrivés en bas, Anmuroy s’interrompt un instant pour lever les yeux vers la
lentille la plus proche.
« Tu ne peux pas les ouvrir toi-même ? Quelqu’un,
ici, ne te ferait-il pas confiance ? » Plus détendu depuis qu’il a pu
ôter sa combinaison, Bal ironise à l’attention du savant : Anmuroy aurait
pu avoir droit de vie et de mort dans ces murs - comme dans chacune des autres
cités carrelées d’ailleurs - sans que personne n’y trouve à redire. Tout ceci
ressemble à une mascarade. Léo ne se serait pas permis de traiter Georges de
cette façon-là.
« Crois-moi Baltimore, nul n’entre ici sans
qu’une trace ne soit mémorisée de son passage. »
De nouvelles portes s’ouvrent sur le regret d’Ixens
d’avoir à renoncer au secret dont il aurait souhaité que sa visite reste
entourée. Se sentir à ce point sous la coupe d’Anmuroy lui est difficile. Il a
pourtant l’habitude de l’infériorité : qu’il veuille l’admettre ou pas –
cela dépend de son humeur -, il n’a toujours été qu’un second couteau. Dès sa
prime jeunesse, ses congénères ont eu tendance à le commander et assez
spontanément lui-même, il s’y est résigné. Baltimore Ixens n’aime ni décider,
ni choisir, et ne s’est jamais suffisamment aimé lui-même pour s’opposer à
cette fatalité. Certaines dominations lui sont plus pénibles que d’autres cependant, assurément. L’ascendance que
Georges a sur lui est, par exemple, d’un genre particulier : empreinte de
respect et de reconnaissance, elle renforce cette relation ambiguë partagée
depuis de longues décennies au sein de laquelle le plus fort ne peut se passer
du plus faible, et où le plus faible évite par là-même de se sentir un éternel
subalterne. Cet équilibre complexe lui permet de s’acquitter des tâches que lui
confie Preutt avec une certaine complaisance, tant qu’il est convaincu de
servir leurs intérêts communs. La situation déborderait-elle de ce cadre qu’il
se remettrait à subir sa condition d’inférieur. Quant à Anmuroy, lui servir de
sous-fifre n’est définitivement pas dans ses intentions.
Ils entrent dans une sorte de cage métallique. L’air
est toujours froid, avec une légère odeur de moisi.
« Nous allons nous enfoncer sur plus de trois
cents mètres. »
L’ascenseur finit par les libérer face à un long
tunnel. Balt l’interroge du regard.
« M’expliqueras-tu comment on peut descendre
directement jusqu’en Huitième ? » Il ironise sans plus de succès que la
première fois. Il espère secrètement croiser un opérateur quelconque qui puisse
constater la familiarité avec laquelle il s’adresse à lui. Hélas, ils
s’arrêtent devant deux autres portes sans n’avoir croisé personne.
« Les travaux sur les conditions climatiques que
nous nous efforçons de réunir ici sont très sensibles aux influences
extérieures. Mais peut-être toutes ces explications t’agacent-elles ? Tu
ne t’es même pas arrêté à Odź, n’est-ce pas ? - Le couloir est assez
banal. Cette fois, des hommes y déambulent en civil mais Balt se trouve à court
de moqueries - Dis-moi si je me trompe, tu as quitté la Voie du Nord à Iius
c’est ça ? Voyons, cela fait à peine plus de sept Cycles que l’on m’a extirpé du
Svalbard, je suppose que tu aurais fait plus vite depuis Inari : tu n’es
donc pas arrivé par le Sud. »
Ixens se contente de marmonner. Léonard sait
parfaitement par quel accès il a pénétré la Profondeur Blanche.
*** * ***
(Huitième
Profondeur – quelque part)
Il a réussi à arrêter sa glissade sur la boue
face à l’ouverture, les mains luisantes. Son dos, trempé, ressemble à une
flaque de peinture jusqu’à ses fesses, plongées dans la calebasse gluante
qu’est devenu ce qu’il lui reste de pantalon.
Le trajet n’avait pas représenté ce genre de
difficulté, jusqu’ici : les filles s’étaient montrées expérimentées et
plutôt perspicaces, douées même, mais aucune ne lisait la roche comme lui. Il
avait fini par les convaincre. Et un escalier s’enfonçait bien de côté-là, un
peu en retrait. Tout était détrempé, il avait du mal à garder l’équilibre.
« On passera pas par là. Laisse
tomber. »
Il fit quelques pas sur la droite en pataugeant
puis revint sur sa gauche. Un nouveau demi-tour, même s’il dérapa sur place
avec ce bruit de succion qui fit glousser la plus jeune, finit par dévoiler ce
qu’il cherchait dans une anfractuosité élargie à l’aide d’un outil tranchant -
des traces de griffure et de coups se superposaient sur les parois - : deux flambeaux de fabrication grossière
entreposés profond, pour rester au sec.
« Tu vas tomber sur un os : faudra
pas venir te plaindre, après. »
Nadun jaugea l’enchevêtrement de bandelettes
enroulées à l’extrémité du tuyau en plastique, rêvant déjà à une flamme.
Peut-être que cet escalier menait à un cul de sac, finalement : ces
torches ne valaient rien.
« Tu ferais mieux de me lancer du feu au
lieu de jacasser. »
Il savait que ce genre d’humour avait le don
de la mettre en rogne. Mais c’était devenu une sorte de jeu entre eux deux, une
façon de se tester sans avoir à recourir à un combat. Malgré tout, empoigner sa
trouvaille sans moyen de l’allumer était passablement frustrant. Faire jaillir
du feu, même un court instant - le cylindre, creux et certainement inflammable,
ne manquerait pas de fondre sur lui-même en répandant une fumée irrespirable,
si tant est que les bouts de tissus ne soient pas rongés par l’humidité – lui
aurait certainement conféré une sorte d’aura, vu d’en haut. Ses doigts mouillés
perdirent de l’adhérence autour du tube, qui tenta de jaillir de sa main comme
une fusée. Il le rattrapa de justesse en patinant sur place, manquant lui-même
de partir à la renverse : là haut, les fillettes penchées autour du trou
le regardèrent avec une grimace de dégoût, les yeux pétillants. L’affrontement
ne manquerait pas d’arriver si l’un ou l’autre ne finissait pas par s’imposer.
Pour cette raison, trouver une issue devenait capital, à moins qu’il ne veuille
passer pour le dernier des derniers maintenant qu’il était descendu malgré ses
avertissements. Il hésitait devant les premières marches avalées par l’ombre et
c’était exactement ce qu’elle voulait : comparée à ses sœurs, Sylvi était
une harpie.
Il essaya de gagner du temps en frottant la
moisissure qui couvrait la paroi : il parcourait la surface à tâtons bien qu’il
soit évident, à l’agencement de la petite excavation comme à la façon dont
l’air n’y circulait pas, que ce semblant d’escalier finissait sur un éboulis ou
sur une porte. L’Œil ne disait rien. Une fois de plus, cette saloperie refusait
de l’aider quand il en avait besoin, se contentant de répandre cette détestable
chaleur dans le bas de son crâne. Quelque chose était là pourtant. Mais elle
avait raison. L’escalier d’où ne montait aucun filet d’air, puis ces torches
ridicules, tout ça ressemblait à un piège grossier pour attirer les bonnes
poires plus bas, là où il n’était plus du tout recommandé de s’aventurer. Entre
ses doigts couverts de boue séché et la couche poisseuse qui recouvrait la
pierre, il ne sentait quasiment rien, de toute manière.
La rouquine s’apprêta à lancer une nouvelle
raillerie quand il tomba sur l’anneau de fer. Avec un style nouveau –sans
soulever les pieds, mais en les faisant bizarrement glisser l’un contre l’autre
-, il se rapprocha du mur. La chance lui souriait à nouveau.
Il tira avec fébrilité et la pièce lui
resta dans la main, arrachée à son support rouillé. Un rire aigu salua sa mine
déconfite :
« Allez, laisse tomber. Remonte. Enfin,
si t’y arrives : m’est avis que tu vas en baver. J’t’avais dit que c’était
pas une bonne idée. »
A lieu de l’écouter, il repartit séance
tenante vers l’entrée de l’escalier dans un clapotis spongieux. L’Œil avait
vibré. Le même type de signal que celui ressenti aux portes du Cuhc, les deux fois. A Orangis, et à
Inari, tout en haut.
« T’as pas un peu fini ? On devrait
pas moisir ici trop longtemps. »
Moisir c’était le mot, tout puait l’humidité
et le rance. Il manqua perdre l’équilibre une fois de plus : en envoyant
la main dans la boue pour se rattraper avant de se remettre debout l’avant-bras
dégoulinant, il perdit l’anneau. Cassé net, le cercle de métal moucheté gisait
à demi enfoncé dans la glaise. De toute façon, il ne lui était plus d’aucune
utilité.
Là-haut, lassées du spectacle, les deux
autres s’étaient déjà relevées sur les genoux. Debout dans la pénombre, il
espéra que quelque chose se passe : même si ça semblait foutu, il fallait
traîner pour garder un peu de contenance.
Il scruta la paroi une dernière fois. Tout
était droit. Que de la pierre. L’escalier s’enfonçait bizarrement. L’Œil
s’était peut-être trompé, après tout. Ou plutôt lui. L’Œil ne se trompait
jamais. Il se détourna de l’excavation à contrecœur le flambeau coincé sous le bras, en frottant
ses mains l’une contre l’autre. Sylvi se tenait toujours là haut, adossée au
mur – elle n’avait pas pris la peine de s’accroupir à l’orée de la coulée, se
contentant de l’observer avec cet angle de vue impossible. La pente était
raide, brillante d’humidité. Il en était à calculer comment prendre un minimum
d’élan sans s’étaler quand le bruit gronda, sourd à frémir. A l’autre bout du
réduit, une des dalles glissait laborieusement sur elle-même sur deux premières
marches, bien visibles, parfaitement ouvragées cette fois. Et surtout, le
grondement d’un cours d’eau monta presque instantanément par l’ouverture, qui
éclaboussa la pièce d’un air délicieusement frais.
« Gagné ! s’écria Nadun en se
retournant.
- Tu parles…
La main de Sylvi venait de saisir son
poignet : elle avait dévalé la pente d’un trait, légèrement tournée sur le
côté, exactement comme on entraînait les Furets à le faire, autrefois :
sur les talons, une main légèrement en arrière. En le forçant à s’abaisser –il
tangua dangereusement en avant en esquissant un drôle de moulinet de l’autre
main -, elle progressa à genoux en le traînant derrière elle jusqu’au dessus de
la chausse-trappe. Cette technique était incontestablement bien plus efficace,
même si les rotules en prenaient un coup.
Après un rapide coup d’œil, elle gratta un
mince bout de bois contre la dalle entrouverte : une petite flamme claire,
ourlée d’un bleu farouche, vint lécher la torche qui s’enflamma d’un trait.
« Mais… ?
- J’veux pas gaspiller. On n’en a pas
beaucoup. »
Nadun était estomaqué. Sans s’occuper
davantage de lui, elle se pencha au-dessus du trou béant dont le vacarme
emplissait maintenant l’excavation toute entière, les dents en avant. Les
flammes de la torche vacillèrent sous le souffle qui montait des profondeurs,
illuminant par à coups sa chevelure écarlate tandis que sans lui lâcher la
main, elle inspectait les ombres luisantes avec une moue réprobatrice en tirant
sur sa main comme s’il s’était agi d’un bras mécanique.
« En tout cas, maintenant que tous les
dingues à la ronde ont entendu ça, on a intérêt à débarrasser le plancher. » De ses yeux verts, elle
dévisagea le jeune garçon avec un mélange de jalousie et de provocation. « Alors,
on fait quoi ? » La pression sur son poignet était inutilement méchante
mais l’exhalaison des eaux souterraines leur remontant au visage était un vent
de victoire. La dégringolade désordonnée des deux autres, qui s’étaient
décidées à glisser à leur tour au bas de la coulée dans un concert de bruits de
ventouse, en était la preuve.
Elisabeth, les dépassant tous deux d’une bonne épaule
après avoir parcouru la dizaine de mètres la séparant du trou dans un équilibre
précaire la main de Souffe dans la sienne, scruta à son tour l’ouverture en
jouant de la tête pour échapper à la chaleur de la torche : la flamme
puante battait sans crier gare, exhalant des panaches de plastique brûlé. La
petite, couverte de boue, avait glissé sa tête entre eux trois : ce fut
elle qui aperçut la marque que Nadun, trop absorbé à tenter de lire ce que
disait la pénombre, avait ignorée. Elle poussa un petit cri qui leur fit
instantanément tourner la tête. De son doigt, elle désignait la petite gravure
dans l’angle gauche du passage, un petit bas-relief maladroit représentant une
sorte d’ovale débutant par une pointe, à l’intérieur duquel un trait vertical
barré trois fois de chevrons pointait vers le bas. La Serpe. La marque des
Moines.
« Faut s’casser tout d’suite, l’Oiseau. Ce
disant, Sylvi se redressa sur ses jambes courtes, repoussant sans ménagement la
fillette qui l’empêchait de pivoter. Nadun supplia Elisabeth du regard.
- Merde, on va pas laisser tomber juste à cause de
ça ? Vous êtes folles ou quoi ? Y’a certainement de la bouffe
là-dessous. Et de l’eau ! Vous l’entendez comme moi, non ?
- Allez, on décampe…
Sans tenir compte de ses protestations, Sylvi lui
avait lâché la main et regagnait déjà le bas de la pente boueuse à quatre
pattes, s’aidant des mains pour avancer plus vite. Entre elle et lui, tout
allait se décider maintenant.
- Souffe, la dernière fois que t’as mangé, t’as
dégueulé pendant deux Quarts. T’en as encore mal au ventre, pas vrai ? Les
choses qu’on bouffe, je veux dire, c’est vraiment n’importe quoi. Là
en-dessous, y’a certainement des algues, peut-être même du pain, tu peux me
faire confiance : je sais comment ils garnissent leurs coursives. Et entre
Moines et Prêtres, qu’est-ce que tu fais comme différence toi, hein ?
lança-t-il à Sylvi. J’suis sûr que vous savez même pas ce que ce signe veut
dire !
- Les Moines te couperont les couilles, là voilà la
différence, l’Oiseau… Enfin, si Elizabeth te les a pas déjà bouffées. »
Parvenue à l’autre bout de l’excavation, elle entamait
le bas de la coulée hardiment, les doigts crochetés dans la boue comme des piolets,
les pieds patinant furieusement sur place. Les deux autres hésitaient toujours
autour de l’ouverture, aiguillonnées par l’évocation d’un vrai repas.
En tournant la tête du côté de Sylvi, il sentit un
léger décalage qu’il crut tout d’abord dû à la fatigue : son Œil venait de
se remettre en marche. Et de la bonne façon, cette fois. Une conscience rapide
et d’une grande clarté irriguait son cerveau et ce sentiment lui fut
immédiatement agréable, même sans qu’il n’ait eu le temps d’analyser les raisons
de ce retour –il n’y avait pas eu de choc ni de décharge, il n’avait rien senti
arriver. La fraîcheur remontant depuis l’ouverture grondante balayait chaque
parcelle de sa pensée, nettoyant sa cervelle pour y installer cette acuité régénérante.
Il avait une conscience aigüe de la situation, de chaque fille, de la puanteur
du plastique fondu, de l’odeur légèrement métallique de l’eau grondant quelque
part en dessous, et de Sylvi, dont
l’instinct de survie, contrairement à lui, commandait de s’éloigner au plus
vite.
Le manchon en plastique se tordit sur lui-même,
réduisant le flambeau à une courbe molle à tête fumante. Il estima inutile de
leur faire part de l’excitation qu’il éprouvait à l’idée de croiser des
scissionnistes. Au regain d’énergie et de courage que cette pensée lui
procurait, au sentiment de réconfort que cela faisait naître en lui. Au lieu de
l’effrayer, la gravure de la Serpe lui faisait battre les sangs. Il lui sembla
sortir d’une parenthèse opaque : il redevenait Nadun Khal, le fils de Maulian.
Il connaissait cette marque. Il savait la lire. Acquérir la certitude qu’elle
lui était adressée ne prit pas davantage de temps que de décider quoi faire.
Les filles n’étaient que des insanes incultes, sans la moindre ambition ni
aucun destin. Inutile de leur faire part de ses intentions. Inutile d’essayer
de les convaincre, pour l’instant. Elles ne comprendraient rien. Non, il
fallait les laisser dans l’ignorance. Ne surtout rien changer dans son
attitude.
« Bon, remontons nous mettre à l’abri et voyons
si les choses se tassent, ok ? Sylvi a probablement raison. »
Elles accepteraient de revenir. Ils avaient tous faim,
et soif. Elles cèderaient. Et puis, maintenant il savait où se trouvait
l’entrée. Rien ne servait de se précipiter pour tout faire foirer.
Dans une ultime exhalaison, la torche se plia en deux
et s’éteignit sur un nuage fumeux. Hors de question de se trouver tout seul une
fois de plus. Surtout pas maintenant. Il jeta le falot à ses pieds, qui empesta
l’atmosphère d’un dernier pschitt en atterrissant dans la boue. L’obscurité
revenue, ils tournèrent spontanément tous les trois la tête à l’encontre du rai
de lumière tombant depuis le haut de la coulée, de l’autre côté de
l’excavation. Sylvi les accueillit avec une grimace :
« T’as bien failli me faire peur l’Oiseau… Un
instant, j’ai cru que t’étais vraiment devenu dingue. Descendre chez les
Moines ! Tu parles d’une connerie. »
Déjà à mi-parcours, elle s’était retournée pour
apprécier la défaite de son rival. A ses deux sœurs, elle n’adressa qu’un drôle
de regard. Puis sans attendre, elle reprit son ascension, creusant avec les
pieds des sillons humides qu’il serait difficile d’escalader après elle. Mais
ils ne firent pas plus d’une dizaine de pas, Elizabeth en tête, qu’une ombre
surgit de l’escalier latéral comme par magie. Ils sursautèrent quasiment tous
simultanément, trop tard : quelque chose dardait déjà au bout de la main
de l’inconnu, levé très haut.
[1] Chemical
Infectiosity : échelle cancérologique des effets chimiques résiduels par
section de couloirs d’un kilomètre, sur 9 échelons, utilisée pour sécuriser
l’expansion de chacune des Nouvelles Profondeurs.
[2] (se reporter aux cartes) A l’issue d’ultime Offensive,
les Cités prises par le Chevron ont été sommées de se dévouer à l’accueil et au
traitement des blessés comme des
malades, et à la gestion des naissances. Si
quatre d’entre elles, dont la Cité-Mère, ont effectivement muté pour appliquer
les mesures du Programme d’Assainissement institué par Preutt et Sikilê, Anmuroy
souhaitait conserver aux quatre autres une fonction strictement scientifique ou
défensive.
[3] Fièvre hémorragique cousine
d’Ebola, nommée en raison de la catastrophe survenue en Surface dans une ville
de ce nom dans la deuxième moitié du XXème siècle, où une cargaison de singes
infectés avait contaminé puis décimé plusieurs scientifiques.
[4] Burrhus Frederic Skinner, psychologue américain spécialiste du
comportement animal – XXème siècle.
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