LA REGLE PRIMITIVE - Chapitre Dix-Huitième :::: (Le 4ème H - Tome 1)



CHAPITRE DIX- HUITIEME


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« Et quand il sera devant eux, ils doivent bien lui demander s’il est sain de corps, qu’il n’ait aucune maladie cachée, qu’il ne soit la proie d’aucun des maux répandus dans les hauts-tunnels. »
Livre de la Surface – 1er Tercet


(Cité-Laboratoire autonome de Dese - Sixième Profondeur)


Le Puits plonge à travers deux kilomètres six-cent-cinquante de vide. Dese s’ouvre ensuite sur quatre-vingt seize modules en forme de U où conformément à la Loi de Circulation, rien de ce qui pénètre par une aile ne doit pouvoir croiser ce qui en sort par une  autre.
En imposant Raue comme point de jonction avec à la Cinquième pour élaborer la mise en application l’échelle CI[1], la Duale constituée par Panthéa et Georges avait pensé sectionner la menace constituée par un alignement de quatre Cités Blanches[2] traversant le cœur de leur réseau respectif. Le calcul était simple : après qu’Agheb ait été envahie par les blessés refluant depuis la voie militaire Est tenue par Jean-Paul, puis que Raz soit en passe d’être reliée à la future Septième en qualité de Cité-Maternité, transformer Raue en voisine perméable dans laquelle les phalanges techniques des Mines pourraient circuler à loisir isolerait définitivement Dese du reste du Chevron. L’ultime fleuron technologique de la Sixième, planté à l’extrémité d’une voie parmi les plus traversées des Profondeurs, ne pourrait jamais devenir cette tête de proue sur laquelle la Corporation de Léonard avait besoin de s’appuyer.
Au final, ce fut une erreur : à l’issue du Plan de Forage, agrandies et modernisées par une politique de contre-pied ayant visé l’accroissement spectaculaire de leurs ressources et de leurs capacités d’accueil, les trois autres Cités Blanches s’étaient rendues indispensables à l’administration sanitaire d’une Cinquième dévorée par ses ambitions territoriales d’une part, et à l’essor d’une Septième flambant neuve de l’autre. Quant à l’ultime station septentrionale de Léonard, elle se referma comme un kyste en plein cœur de la zone, aussi murée et secrète que l’étaient devenues ses alter-ego de l’Est. A Raue, une blague lugubre courrait depuis au sujet de Dese : on s’y amusait de ce qu’Ioï-Og craignait d’expérimenter.
Une seule porte sépare encore le laboratoire 124 de l’antichambre dans laquelle ils s’avancent précautionneusement même si objectivement, rien ne menace l’intégrité de ces combinaisons d’une apparente finesse bleutée qu’ils ont revêtues, dont la tuyère de plastique barre la poitrine en partant d’une cartouche enserrée dans une poche de hanche, jusqu’à une ouverture alvéolée pratiquée au niveau de l’abdomen. Surmonté d’une hampe plastifiée pointant à la verticale du crâne comme une nageoire dorsale, l’ensemble donne corps à une silhouette particulièrement impersonnelle : seuls les usagers réguliers de la zone restent capables de distinguer, sous ce harnachement, un individu d’un autre.
Les bras le long du corps, Balt enchaîne pied gauche et pied droit derrière Anmuroy. D’un geste rendu prudent par son bras en écharpe, celui-ci enjambe maintenant une marque au sol. Difforme, sa voix surgissant dans les écouteurs surprend Ixens : « Fais bien attention. Nous avons reculé une ancienne porte-barrière un peu hâtivement montée ici et Ignatyev, le chef de section virologie et biotechnologie, a déchiré sa combinaison il y a six jours en s’accrochant à un de ces empans que tu vois là ; il travaillait sur le Marburg[3], que tu connais certainement. Inutile de préciser que nous l’avons perdu… »
Balt, épuisé, scrute le sol sans reconnaître ce qui pourrait être dangereux. Six jours ? Depuis quand Léonard s’exprime-t-il en jours ? Il tente bêtement de réduire chacun de ses gestes, mais que pourrait-il faire de moins. Après avoir enjambé la bande d’adhésif, sa démarche n’en devient que plus pesante.
« Pourquoi nous rendre particulièrement ici, Léo ?… Si c’est pour me foutre la trouille, inutile d’en faire plus…
- Quelques manipulations engagées avant ton arrivée ne peuvent pas supporter d’être différées. Ca ne prendra que quelques minutes. »
Ixens trouve curieux de ne pas rencontrer les éternels carreaux blancs immaculés qui inondent toute la Cité : non pas qu’il s’intéresse spécialement aux questions de revêtements, mais parler l’oblige à se concentrer.
« Impossible de prendre le risque, dans ce laboratoire, que des joints défectueux retiennent des particules : nous sommes dans une « boîte à gants » - Anmuroy désigne le caisson d’acier cubique obstruant la quasi-totalité du volume. D’un noir laqué, cerné de plaques rivetées, sa masse n’est rompue que d’une seule vitre aux bords arrondis. Ixens regrette sa question, qui n’a eu pour effet que d’amplifier son stress. Sous la baie d’observation, deux trous permettent d’enfiler les bras dans des gants grotesques pendant mollement vers l’intérieur.
Le scientifique engouffre sa main valide dans celui de gauche et sans ne plus lui prêter attention, avance sa visière à quelques millimètres de la paroi en verre. Ixens s’approche à son tour, les mains stupidement jointes dans le dos.
Les doigts d’Anmuroy, engoncés dans leur étui, suivent une cadence précise : à l’intérieur du caisson, il saisit un flacon transparent de petite taille qu’il plante dans un bac alvéolé, puis ce qui ressemble à une seringue.
« Que tentes-tu de faire, exactement ?… »
Anmuroy attend que le flacon soit plein du liquide qu’il y transvase avant de répondre d’un ton flegmatique :
« Personne n’est pour l’heure en mesure de reprendre les travaux de ce brave Ignatyev... »
Ixens a un mouvement de recul qu’il regrette aussitôt, tournant nerveusement la tête à la recherche d’obstacles.
« Je pourrais peut-être t’attendre ailleurs… 
- Non, regarde, je vais faire rentrer le rat… »
Joignant le geste à la parole, Anmuroy ouvre précautionneusement une trappe latérale d’où surgit un rongeur mesurant près de quarante centimètres. Balt, sidéré, estime qu’il doit peser pas loin de deux kilos.
«  Nous n’en avons pas beaucoup. Les rats sont des mammifères macrosmatiques, c’est-à-dire qu’ils sont capables de détecter les plus infimes particules présentes dans l’air ; comme ils sont habitués à l’obscurité, ils développent un odorat exceptionnel… » La bête, peureuse, s’élance vers le rack de pipettes le museau collé au sol : parmi elles, la dernière que vient de remplir Anmuroy. « Ignatyev utilisait la méthode de Skinner[4] ; je tente d’interférer sur le conditionnement qu’il a appliqué à quelques uns de ces spécimen afin de reprogrammer une nouvelle cible olfactive. C’est assez compliqué. Il y a tout un processus à respecter. Le programme est basé sur des séances à horaires fixes qu’il faut répéter très fréquemment. Tu vas voir… Celui-là est un géant de Tanzanie… » Son museau effilé, bruissant comme un insecte, inspecte le groupe serré de stilligouttes. « …Ils sont plus résistants aux maladies, et plus dociles aussi. En plus, leur longévité en captivité est bien plus grande. »
Le rongeur, à l’aide de ses pattes antérieures, gratte un premier flacon puis s’en détourne avant de tenter d’en renverser un autre avec une maladresse frénétique. Balt, qui a déjà oublié laquelle des fioles doit être surveillée, guette une réaction chez Anmuroy mais rien ne peut être deviné sous sa cagoule monumentale. Il doit attendre que sa main gauche saisisse une pépite brune pour comprendre que le rongeur a réussi : celui-ci happe sa récompense avant de regagner de lui-même le montant de la cage devant laquelle il patiente, appuyé sur son arrière-train volumineux.
La voix d’Anmuroy le surprend encore :
« Des racines cuites au sel. Ils en sont dingues.
- Tu ne lui ouvres pas ? 
- Non. C’en est fini pour celui-là… Il risquerait de perturber le conditionnement des autres. » D’un geste adroit, il libère la petite vitre séparant le rongeur de la plaque recouverte de poudre.
Le museau de l’animal semble tressauter bizarrement au contact de la farine et l’instant d’après, il chute lourdement sur le côté, les yeux révulsés. Ixens n’a pu réprimer un frisson qui fait balloter sa durite d’oxygène.
«  Que vas-tu en faire ? Le brûler ? 
- Il va rester là ; l’acidité de la poudre aura rongé entièrement sa dépouille dans moins de quinze minutes. »
 
« Dans un premier temps, on les place dans de longues boîtes de plexiglas. Au gré de leurs déplacements, ils respirent, à travers des diffuseurs percés dans le sol, les odeurs recomposées de diverses matières placées dans des gobelets : des débris d’engins explosifs, plastic, caoutchouc, peinture, métal, huiles utilisées dans les mécanismes d’appui, etc. Par la suite, des virus. Chaque fois que le rongeur s’arrête sur une odeur liée au sujet sur lequel on souhaite le faire travailler, il a droit à un « shoot »… Ce cadeau stimule un circuit de récompense dans son cerveau. Deux zones cérébrales s’activent alors particulièrement et libèrent de la dopamine : l’animal aura envie de répéter l’opération, jusqu’à ce que le moment vienne de le confronter à la vraie substance, sur le terrain. Bien sûr, si l’objectif consiste à évaluer l’infection d’une zone, en cas de présence du virus, l’infaillibilité de son odorat signera son arrêt de mort. »
Balt n’écoute plus vraiment la démonstration. Les rats servent à prévenir des attaques chimiques ou bactériologiques, soit. Anmuroy ou d’autres les entraînent à heures fixes. Bien. Ils élèvent des rats. L’idée est en soi si déconcertante que la seule conclusion qu’il en tire – au-delà d’une étonnante envie de viande – consiste à maudire l’Asiatique de s’être livré à cette démonstration devant lui au lieu de lui proposer de s’asseoir. N’y a-t-il pas, dans tout Dese, un autre Ignatyev pour s’occuper de ce genre de choses, vu l’importance des informations qu’il apporte ? Non, ce salaud préfère l’obliger à courir des risques stupides, le forcer à attendre le bon vouloir d’un rat qu’il finit, en plus, par sacrifier. Tout ça avec un bras dans le plâtre. Quand lui tombe de fatigue. Quand il tient à peine débout.
A mesure que Léonard poursuit ses explications, ils descendent une rampe de béton assez large pour laisser le passage à un gros véhicule, au pied de laquelle se dressent deux tourelles peu engageantes. Le Minier repère une demi-douzaine de focales qui se déplacent pour les suivre. Arrivés en bas, Anmuroy s’interrompt un instant pour lever les yeux vers la lentille la plus proche.
« Tu ne peux pas les ouvrir toi-même ? Quelqu’un, ici, ne te ferait-il pas confiance ? » Plus détendu depuis qu’il a pu ôter sa combinaison, Bal ironise à l’attention du savant : Anmuroy aurait pu avoir droit de vie et de mort dans ces murs - comme dans chacune des autres cités carrelées d’ailleurs - sans que personne n’y trouve à redire. Tout ceci ressemble à une mascarade. Léo ne se serait pas permis de traiter Georges de cette façon-là.
« Crois-moi Baltimore, nul n’entre ici sans qu’une trace ne soit mémorisée de son passage. » 
De nouvelles portes s’ouvrent sur le regret d’Ixens d’avoir à renoncer au secret dont il aurait souhaité que sa visite reste entourée. Se sentir à ce point sous la coupe d’Anmuroy lui est difficile. Il a pourtant l’habitude de l’infériorité : qu’il veuille l’admettre ou pas – cela dépend de son humeur -, il n’a toujours été qu’un second couteau. Dès sa prime jeunesse, ses congénères ont eu tendance à le commander et assez spontanément lui-même, il s’y est résigné. Baltimore Ixens n’aime ni décider, ni choisir, et ne s’est jamais suffisamment aimé lui-même pour s’opposer à cette fatalité. Certaines dominations lui sont plus pénibles que d’autres  cependant, assurément. L’ascendance que Georges a sur lui est, par exemple, d’un genre particulier : empreinte de respect et de reconnaissance, elle renforce cette relation ambiguë partagée depuis de longues décennies au sein de laquelle le plus fort ne peut se passer du plus faible, et où le plus faible évite par là-même de se sentir un éternel subalterne. Cet équilibre complexe lui permet de s’acquitter des tâches que lui confie Preutt avec une certaine complaisance, tant qu’il est convaincu de servir leurs intérêts communs. La situation déborderait-elle de ce cadre qu’il se remettrait à subir sa condition d’inférieur. Quant à Anmuroy, lui servir de sous-fifre n’est définitivement pas dans ses intentions.
Ils entrent dans une sorte de cage métallique. L’air est toujours froid, avec une légère odeur de moisi.
« Nous allons nous enfoncer sur plus de trois cents mètres. »
L’ascenseur finit par les libérer face à un long tunnel. Balt l’interroge du regard.
« M’expliqueras-tu comment on peut descendre directement jusqu’en Huitième ? » Il ironise sans plus de succès que la première fois. Il espère secrètement croiser un opérateur quelconque qui puisse constater la familiarité avec laquelle il s’adresse à lui. Hélas, ils s’arrêtent devant deux autres portes sans n’avoir croisé personne.
« Les travaux sur les conditions climatiques que nous nous efforçons de réunir ici sont très sensibles aux influences extérieures. Mais peut-être toutes ces explications t’agacent-elles ? Tu ne t’es même pas arrêté à Odź, n’est-ce pas ? - Le couloir est assez banal. Cette fois, des hommes y déambulent en civil mais Balt se trouve à court de moqueries - Dis-moi si je me trompe, tu as quitté la Voie du Nord à Iius c’est ça ? Voyons, cela fait à peine plus de sept Cycles que l’on m’a extirpé du Svalbard, je suppose que tu aurais fait plus vite depuis Inari : tu n’es donc pas arrivé par le Sud. »
Ixens se contente de marmonner. Léonard sait parfaitement par quel accès il a pénétré la Profondeur Blanche.


*** * ***


(Huitième Profondeur – quelque part)


Il a réussi à arrêter sa glissade sur la boue face à l’ouverture, les mains luisantes. Son dos, trempé, ressemble à une flaque de peinture jusqu’à ses fesses, plongées dans la calebasse gluante qu’est devenu ce qu’il lui reste de pantalon.
Le trajet n’avait pas représenté ce genre de difficulté, jusqu’ici : les filles s’étaient montrées expérimentées et plutôt perspicaces, douées même, mais aucune ne lisait la roche comme lui. Il avait fini par les convaincre. Et un escalier s’enfonçait bien de côté-là, un peu en retrait. Tout était détrempé, il avait du mal à garder l’équilibre.
« On passera pas par là. Laisse tomber. »
Il fit quelques pas sur la droite en pataugeant puis revint sur sa gauche. Un nouveau demi-tour, même s’il dérapa sur place avec ce bruit de succion qui fit glousser la plus jeune, finit par dévoiler ce qu’il cherchait dans une anfractuosité élargie à l’aide d’un outil tranchant - des traces de griffure et de coups se superposaient sur les parois -  : deux flambeaux de fabrication grossière entreposés profond, pour rester au sec.
« Tu vas tomber sur un os : faudra pas venir te plaindre, après. »
Nadun jaugea l’enchevêtrement de bandelettes enroulées à l’extrémité du tuyau en plastique, rêvant déjà à une flamme. Peut-être que cet escalier menait à un cul de sac, finalement : ces torches ne valaient rien. 
« Tu ferais mieux de me lancer du feu au lieu de jacasser. »
Il savait que ce genre d’humour avait le don de la mettre en rogne. Mais c’était devenu une sorte de jeu entre eux deux, une façon de se tester sans avoir à recourir à un combat. Malgré tout, empoigner sa trouvaille sans moyen de l’allumer était passablement frustrant. Faire jaillir du feu, même un court instant - le cylindre, creux et certainement inflammable, ne manquerait pas de fondre sur lui-même en répandant une fumée irrespirable, si tant est que les bouts de tissus ne soient pas rongés par l’humidité – lui aurait certainement conféré une sorte d’aura, vu d’en haut. Ses doigts mouillés perdirent de l’adhérence autour du tube, qui tenta de jaillir de sa main comme une fusée. Il le rattrapa de justesse en patinant sur place, manquant lui-même de partir à la renverse : là haut, les fillettes penchées autour du trou le regardèrent avec une grimace de dégoût, les yeux pétillants. L’affrontement ne manquerait pas d’arriver si l’un ou l’autre ne finissait pas par s’imposer. Pour cette raison, trouver une issue devenait capital, à moins qu’il ne veuille passer pour le dernier des derniers maintenant qu’il était descendu malgré ses avertissements. Il hésitait devant les premières marches avalées par l’ombre et c’était exactement ce qu’elle voulait : comparée à ses sœurs, Sylvi était une harpie.
Il essaya de gagner du temps en frottant la moisissure qui couvrait la paroi : il parcourait la surface à tâtons bien qu’il soit évident, à l’agencement de la petite excavation comme à la façon dont l’air n’y circulait pas, que ce semblant d’escalier finissait sur un éboulis ou sur une porte. L’Œil ne disait rien. Une fois de plus, cette saloperie refusait de l’aider quand il en avait besoin, se contentant de répandre cette détestable chaleur dans le bas de son crâne. Quelque chose était là pourtant. Mais elle avait raison. L’escalier d’où ne montait aucun filet d’air, puis ces torches ridicules, tout ça ressemblait à un piège grossier pour attirer les bonnes poires plus bas, là où il n’était plus du tout recommandé de s’aventurer. Entre ses doigts couverts de boue séché et la couche poisseuse qui recouvrait la pierre, il ne sentait quasiment rien, de toute manière.
La rouquine s’apprêta à lancer une nouvelle raillerie quand il tomba sur l’anneau de fer. Avec un style nouveau –sans soulever les pieds, mais en les faisant bizarrement glisser l’un contre l’autre -, il se rapprocha du mur. La chance lui souriait à nouveau.
Il tira avec fébrilité et la pièce lui resta dans la main, arrachée à son support rouillé. Un rire aigu salua sa mine déconfite :
« Allez, laisse tomber. Remonte. Enfin, si t’y arrives : m’est avis que tu vas en baver. J’t’avais dit que c’était pas une bonne idée. »
A lieu de l’écouter, il repartit séance tenante vers l’entrée de l’escalier dans un clapotis spongieux. L’Œil avait vibré. Le même type de signal que celui ressenti aux portes du Cuhc, les deux fois. A Orangis, et à Inari, tout en haut.
« T’as pas un peu fini ? On devrait pas moisir ici trop longtemps. »
Moisir c’était le mot, tout puait l’humidité et le rance. Il manqua perdre l’équilibre une fois de plus : en envoyant la main dans la boue pour se rattraper avant de se remettre debout l’avant-bras dégoulinant, il perdit l’anneau. Cassé net, le cercle de métal moucheté gisait à demi enfoncé dans la glaise. De toute façon, il ne lui était plus d’aucune utilité.
Là-haut, lassées du spectacle, les deux autres s’étaient déjà relevées sur les genoux. Debout dans la pénombre, il espéra que quelque chose se passe : même si ça semblait foutu, il fallait traîner pour garder un peu de contenance.
Il scruta la paroi une dernière fois. Tout était droit. Que de la pierre. L’escalier s’enfonçait bizarrement. L’Œil s’était peut-être trompé, après tout. Ou plutôt lui. L’Œil ne se trompait jamais. Il se détourna de l’excavation à contrecœur  le flambeau coincé sous le bras, en frottant ses mains l’une contre l’autre. Sylvi se tenait toujours là haut, adossée au mur – elle n’avait pas pris la peine de s’accroupir à l’orée de la coulée, se contentant de l’observer avec cet angle de vue impossible. La pente était raide, brillante d’humidité. Il en était à calculer comment prendre un minimum d’élan sans s’étaler quand le bruit gronda, sourd à frémir. A l’autre bout du réduit, une des dalles glissait laborieusement sur elle-même sur deux premières marches, bien visibles, parfaitement ouvragées cette fois. Et surtout, le grondement d’un cours d’eau monta presque instantanément par l’ouverture, qui éclaboussa la pièce d’un air délicieusement frais.
«  Gagné ! s’écria Nadun en se retournant.
- Tu parles…
La main de Sylvi venait de saisir son poignet : elle avait dévalé la pente d’un trait, légèrement tournée sur le côté, exactement comme on entraînait les Furets à le faire, autrefois : sur les talons, une main légèrement en arrière. En le forçant à s’abaisser –il tangua dangereusement en avant en esquissant un drôle de moulinet de l’autre main -, elle progressa à genoux en le traînant derrière elle jusqu’au dessus de la chausse-trappe. Cette technique était incontestablement bien plus efficace, même si les rotules en prenaient un coup.
Après un rapide coup d’œil, elle gratta un mince bout de bois contre la dalle entrouverte : une petite flamme claire, ourlée d’un bleu farouche, vint lécher la torche qui s’enflamma d’un trait.
«  Mais… ?
- J’veux pas gaspiller. On n’en a pas beaucoup. »
Nadun était estomaqué. Sans s’occuper davantage de lui, elle se pencha au-dessus du trou béant dont le vacarme emplissait maintenant l’excavation toute entière, les dents en avant. Les flammes de la torche vacillèrent sous le souffle qui montait des profondeurs, illuminant par à coups sa chevelure écarlate tandis que sans lui lâcher la main, elle inspectait les ombres luisantes avec une moue réprobatrice en tirant sur sa main comme s’il s’était agi d’un bras mécanique.
« En tout cas, maintenant que tous les dingues à la ronde ont entendu ça, on a intérêt à débarrasser le plancher. » De ses yeux verts, elle dévisagea le jeune garçon avec un mélange de jalousie et de provocation. « Alors, on fait quoi ? » La pression sur son poignet était inutilement méchante mais l’exhalaison des eaux souterraines leur remontant au visage était un vent de victoire. La dégringolade désordonnée des deux autres, qui s’étaient décidées à glisser à leur tour au bas de la coulée dans un concert de bruits de ventouse, en était la preuve.
Elisabeth, les dépassant tous deux d’une bonne épaule après avoir parcouru la dizaine de mètres la séparant du trou dans un équilibre précaire la main de Souffe dans la sienne, scruta à son tour l’ouverture en jouant de la tête pour échapper à la chaleur de la torche : la flamme puante battait sans crier gare, exhalant des panaches de plastique brûlé. La petite, couverte de boue, avait glissé sa tête entre eux trois : ce fut elle qui aperçut la marque que Nadun, trop absorbé à tenter de lire ce que disait la pénombre, avait ignorée. Elle poussa un petit cri qui leur fit instantanément tourner la tête. De son doigt, elle désignait la petite gravure dans l’angle gauche du passage, un petit bas-relief maladroit représentant une sorte d’ovale débutant par une pointe, à l’intérieur duquel un trait vertical barré trois fois de chevrons pointait vers le bas. La Serpe. La marque des Moines. 
« Faut s’casser tout d’suite, l’Oiseau. Ce disant, Sylvi se redressa sur ses jambes courtes, repoussant sans ménagement la fillette qui l’empêchait de pivoter. Nadun supplia Elisabeth du regard.
- Merde, on va pas laisser tomber juste à cause de ça ? Vous êtes folles ou quoi ? Y’a certainement de la bouffe là-dessous. Et de l’eau ! Vous l’entendez comme moi, non ?
- Allez, on décampe…
Sans tenir compte de ses protestations, Sylvi lui avait lâché la main et regagnait déjà le bas de la pente boueuse à quatre pattes, s’aidant des mains pour avancer plus vite. Entre elle et lui, tout allait se décider maintenant.
- Souffe, la dernière fois que t’as mangé, t’as dégueulé pendant deux Quarts. T’en as encore mal au ventre, pas vrai ? Les choses qu’on bouffe, je veux dire, c’est vraiment n’importe quoi. Là en-dessous, y’a certainement des algues, peut-être même du pain, tu peux me faire confiance : je sais comment ils garnissent leurs coursives. Et entre Moines et Prêtres, qu’est-ce que tu fais comme différence toi, hein ? lança-t-il à Sylvi. J’suis sûr que vous savez même pas ce que ce signe veut dire !
- Les Moines te couperont les couilles, là voilà la différence, l’Oiseau… Enfin, si Elizabeth te les a pas déjà bouffées. »
Parvenue à l’autre bout de l’excavation, elle entamait le bas de la coulée hardiment, les doigts crochetés dans la boue comme des piolets, les pieds patinant furieusement sur place. Les deux autres hésitaient toujours autour de l’ouverture, aiguillonnées par l’évocation d’un vrai repas.
En tournant la tête du côté de Sylvi, il sentit un léger décalage qu’il crut tout d’abord dû à la fatigue : son Œil venait de se remettre en marche. Et de la bonne façon, cette fois. Une conscience rapide et d’une grande clarté irriguait son cerveau et ce sentiment lui fut immédiatement agréable, même sans qu’il n’ait eu le temps d’analyser les raisons de ce retour –il n’y avait pas eu de choc ni de décharge, il n’avait rien senti arriver. La fraîcheur remontant depuis l’ouverture grondante balayait chaque parcelle de sa pensée, nettoyant sa cervelle pour y installer cette acuité régénérante. Il avait une conscience aigüe de la situation, de chaque fille, de la puanteur du plastique fondu, de l’odeur légèrement métallique de l’eau grondant quelque part en dessous, et de  Sylvi, dont l’instinct de survie, contrairement à lui, commandait de s’éloigner au plus vite.
Le manchon en plastique se tordit sur lui-même, réduisant le flambeau à une courbe molle à tête fumante. Il estima inutile de leur faire part de l’excitation qu’il éprouvait à l’idée de croiser des scissionnistes. Au regain d’énergie et de courage que cette pensée lui procurait, au sentiment de réconfort que cela faisait naître en lui. Au lieu de l’effrayer, la gravure de la Serpe lui faisait battre les sangs. Il lui sembla sortir d’une parenthèse opaque : il redevenait Nadun Khal, le fils de Maulian. Il connaissait cette marque. Il savait la lire. Acquérir la certitude qu’elle lui était adressée ne prit pas davantage de temps que de décider quoi faire. Les filles n’étaient que des insanes incultes, sans la moindre ambition ni aucun destin. Inutile de leur faire part de ses intentions. Inutile d’essayer de les convaincre, pour l’instant. Elles ne comprendraient rien. Non, il fallait les laisser dans l’ignorance. Ne surtout rien changer dans son attitude.
«  Bon, remontons nous mettre à l’abri et voyons si les choses se tassent, ok ? Sylvi a probablement raison. »
Elles accepteraient de revenir. Ils avaient tous faim, et soif. Elles cèderaient. Et puis, maintenant il savait où se trouvait l’entrée. Rien ne servait de se précipiter pour tout faire foirer.
Dans une ultime exhalaison, la torche se plia en deux et s’éteignit sur un nuage fumeux. Hors de question de se trouver tout seul une fois de plus. Surtout pas maintenant. Il jeta le falot à ses pieds, qui empesta l’atmosphère d’un dernier pschitt en atterrissant dans la boue. L’obscurité revenue, ils tournèrent spontanément tous les trois la tête à l’encontre du rai de lumière tombant depuis le haut de la coulée, de l’autre côté de l’excavation. Sylvi les accueillit avec une grimace :
«  T’as bien failli me faire peur l’Oiseau… Un instant, j’ai cru que t’étais vraiment devenu dingue. Descendre chez les Moines ! Tu parles d’une connerie. »
Déjà à mi-parcours, elle s’était retournée pour apprécier la défaite de son rival. A ses deux sœurs, elle n’adressa qu’un drôle de regard. Puis sans attendre, elle reprit son ascension, creusant avec les pieds des sillons humides qu’il serait difficile d’escalader après elle. Mais ils ne firent pas plus d’une dizaine de pas, Elizabeth en tête, qu’une ombre surgit de l’escalier latéral comme par magie. Ils sursautèrent quasiment tous simultanément, trop tard : quelque chose dardait déjà au bout de la main de l’inconnu, levé très haut.



[1] Chemical Infectiosity : échelle cancérologique des effets chimiques résiduels par section de couloirs d’un kilomètre, sur 9 échelons, utilisée pour sécuriser l’expansion de chacune des Nouvelles Profondeurs.
[2] (se reporter aux cartes) A l’issue d’ultime Offensive, les Cités prises par le Chevron ont été sommées de se dévouer à l’accueil et au traitement des blessés  comme des malades, et à la gestion des naissances. Si quatre d’entre elles, dont la Cité-Mère, ont effectivement muté pour appliquer les mesures du Programme d’Assainissement institué par Preutt et Sikilê, Anmuroy souhaitait conserver aux quatre autres une fonction strictement scientifique ou défensive.    
[3] Fièvre hémorragique cousine d’Ebola, nommée en raison de la catastrophe survenue en Surface dans une ville de ce nom dans la deuxième moitié du XXème siècle, où une cargaison de singes infectés avait contaminé puis décimé plusieurs scientifiques.
[4] Burrhus Frederic Skinner, psychologue américain spécialiste du comportement animal – XXème siècle.

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