LA REGLE PRIMITIVE - Chapitre Quatrième :::: (Le 4ème H - Tome 1)
CHAPITRE QUATRIEME
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« Faites appliquer la Règle à tout jamais, en
toute Voie et avec justice par vous qui la recevez. »
Livre
des Aventiens – 5ème Tercet
(Puits
d’Areie - Cité-Mère de La Ligne - Septième Profondeur)
Tout en longueur, le sol de dalles bossues d’où émergent
trois bancs de pierre l’un à la suite de l’autre, et cette haute niche percée
plus en avant qui ne contient rien : ce réduit remonte aux premiers temps
du forage d’Areie, quand les modes d’application de la Règle balbutiaient
encore.
« Il va se sentir comme un de ces types, là-haut,
qui quittent pour la première fois la protection d’un Puits pour
s’aventurer à l’air libre : aussi inquiet qu’on peut l’être face à
l’inconnu, quand on n’a d’autre choix que d’imaginer les menaces. Tenez-en
compte : il n’y a rien de plus imprévisible que quelqu’un dans ce genre de
situation. » Il en fait des tonnes.
La surface de la roche ne laisse aucun doute : cette
musine[1] a été
creusée à la pioche. Un labeur de forçat, à cette hauteur. Jeen s’est d’abord
senti désarçonné mais maintenant, il éprouve une certaine satisfaction. En
voulant le déstabiliser Emmerick le sert plus qu’il ne le contrarie. Cette
pièce pourra lui être très utile. Augmenter son aura auprès des autres, et
abriter à son tour quelques entrevues de sa convenance.
« Jeen, prêtez bien l’oreille à ce que je vais
vous dire. Convainquez-vous que tout ce que vous pourrez apprendre de moi vous
facilitera la tâche. Pour être plus clair, vous n’avez pas idée de la situation
dans laquelle vous allez être parachuté, mon grand. »
Sans le laisser paraître - l’autre se tient juste
derrière, sur le bloc suivant- il
détaille à loisir chaque élément à portée de sa vue. Cette étude minutieuse lui
permet de se distancier un peu de l’attaque qu’il est en train de subir. Pas
assez pour accepter l’humiliation cependant.
« Il n’est pas dans mes intentions de faire
preuve de forfanterie Retsam (il s’astreint à la même grammaire :
inutilement ampoulée, juste bonne à établir ce quelque chose d’hautain propres
aux élites), mais il semble que certains éléments me sont obstinément
cachés : je ne doute pas de la faveur que vous me faites mais cette
conversation sera-t-elle, cette fois, de nature à combler mes lacunes ? Je
ne minimise pas la portée de vos conseils évidemment, mais la franchise me
pousse à avouer que je reste dans l’attente de, comment dire… d’autre chose.
- Si la Mère n’a pas jugé utile de porter à votre
connaissance certaines choses, débrouillez-vous avec ses sbires pour vous les
faire expliquer : pour ma part, ce que j’ai à vous dire est assez éloigné
de ce que je suppose être votre « ordre de mission ». Ecoutez, je
cherche juste à vous faire comprendre que vous vous trompez lourdement si vous
croyez que cette tâche est une forme de promotion. »
Moins aveuglé par son ambition, Jeen pourrait
entrevoir une part des enjeux au milieu desquels elle a décidé de le
lâcher : mais il est arrogant, parfaitement endoctriné. Tel qu’il est à
fureter sur son banc, son nez grumeleux à inspirer chaque poussière, il se voit
certainement futur membre d’un Lanitoire[2] comme
Panthéa n’aura pas manqué de le lui faire entrevoir – sans toutefois avancer
quoi que ce soit de concret. Peut-être qu’il couche avec elle. Ce serait un bon
début d’explication.
« Quelque part, il faut croire que c’est votre
ignorance qui vous protège. La Mère doit juger, à juste titre, que trop
d’informations vous seraient nuisibles mais il est peut-être nécessaire
que vous intégriez certains paramètres. Inari est tellement différent
d’Areie… »
Le Profès ne peut réprimer une grimace. Emmerick est
tenu en haute estime en sa qualité de Fondateur, et craint en tant que gardien
du Mur. Mais bientôt, c’est à des gars comme lui que reviendra d’administrer la
Ligne. A Odz, et même le long du Chevron, d’autres comme lui attendent de se
libérer de cette austérité cérémoniale de plus en plus ridicule : ces
anciens sont impressionnants, c’est vrai, mais terriblement usés. Hors-jeu. Des
mouvements sont à l’œuvre avec lesquels ils sont maladroits, exactement comme
il l’est avec lui en ce moment-même. Les Enfouis en ont marre de tout ça, et
lui en a marre d’Emmerick. Son paternalisme est juste lénifiant. Il méritait
qu’on le lui dise. Il mériterait qu’on lui dise de fermer sa gueule, ne
serait-ce qu’une fois. Quelques GrandCycles auparavant, c’est vrai, Jeen aurait
rêvé d’être formé par le Rédacteur. Tous ces Quarts passés sous les quolibets
de ses camarades, leurs brimades à cause de sa passion pour l’Etude et du temps
passé au bas du Mur-Mémoire, Jeen les a traversés en pensant à lui. Il en est
devenu solitaire, cynique, et méfiant. Mauvais avec ses pairs. Plein de morgue.
Exactement comme lui.
« … Contrairement à La Mère, je pense donc qu’il
est imprudent de vous laisser pénétrer dans l’enceinte de ce Séminaire sans la
moindre idée de ce qui vous y attend. » Dans ce genre de zone-là pense
Emmerick, tu ne rencontreras pas le moindre allié. Ta seule présence sera vécue
comme une insulte : tu vas terriblement souffrir. « … A Inari, des
intérêts sont défendus qui risquent d’être, disons, défavorables à l’idée que
certains d’entre nous nous faisons du futur de cet enfant : si vous voulez
tout savoir... Non, quel que soit l’angle selon lequel cette mission peut être
considérée, je vous garantis qu’il n’existe aucune raison de s’en réjouir. »
Qu’est-ce que ce charabia qu’il lui sert ?
Défavorables, les intentions du Père Estheb à Inari ? A quoi bon
tergiverser sur de mystérieuses précautions à prendre au sujet de cet Oblat
quand des aventiens, et pas des moindres, complotent ici même, à Areie, pour
rouvrir la voie des cheminées de la Ligne au fuyards ? Très différent
d’Areie, Inari, ce repère d’Ascensionnistes ? Mais le gamin n’est rien
d’autre qu’un prétexte, une couverture !
Attend-il qu’il se dévoile, qu’il se trahisse d’une
façon où d’une autre pour l’humilier davantage ? Est-ce une sorte de
test ? Jeen remue légèrement pour chasser l’ankylose. Il vient de
découvrir que les Tercets de la Règle sont gravés si resserrés sur la surface
concave de la niche qu’ils forment, de prime abord, un écran à peine
discernable. La conversation finit par reprendre, d’un ton qu’Emmerick
s’efforce, visiblement, de rendre plus neutre.
« Comme quoi, d’une certaine façon, vous avez
raison. Votre réussite dépend effectivement de votre éclairage sur certaines
questions. Concernant l’Universalisme notamment.
- L’Universalisme ? » Son enquête les a menés à
plusieurs reprises, les trois autres Profès et lui, sur d’étranges pistes
conduisant vers la Huitième : mais il n’a jamais été en mesure de recouper
suffisamment d’indices pour lier clairement les Scissionnistes avec la phalange
de Lanidraques tentant de noyauter la Septième. Les choses prennent une étrange
tournure. « L’Oblat est-il un Apartiste ?
- Je n’ai rien dit de tel. N’oubliez pas que nous
évoquons une Prétendance qui sera menée dans l’un de nos séminaires les plus
sécurisés : un lieu particulièrement approprié aux situations délicates,
même si… Il ne finit pas sa phrase.
- …Même si cette « situation délicate »
échoit entre les mains d’un homme tel que moi, n’est-ce pas ? » Le
Profès tourne légèrement la tête sans parvenir à croiser le regard de son
interlocuteur. « Allons, cessons de nous voiler la face : vous ne
m’appréciez guère, et vous auriez préféré un de vos Collecteurs pour accomplir
cette tâche. Mais il va falloir vous rendre à l’évidence : la Mère m’a
choisi moi, et à moins d’avouer que
vous lui reconnaissez là une erreur de jugement, cela vient de qualités qu’elle
pense en ma possession, et que contrairement à vous, elle reconnaît comme…
suffisantes. »
Le Haut Dévot détaille sa nuque. Lui préférer
Teuque ? Ce merdeux ne ferait pas le poids plus de deux minutes. Mais il
fallait bien reconnaître que Teuque était un abruti. Efficace, terriblement
discret, franc et fidèle, mais incapable de réfléchir plus loin que ses poings.
Ce Jeen, lui, était intelligent. Retors. Secret. Habile. Etait-il comme ça
lui-même, du temps de sa jeunesse ? Avait-il cet orgueil, cette
insupportable certitude des choses, cette sensiblerie à fleur de peau ?
Force est d’avouer que oui. Emmerick se retrouve dans cet air snobinard à la
fois suffisant et agité. Mieux, il reconnaît parfaitement ce sentiment qu’il
déclenche lui-même chez les autres : il déteste Jeen comme on le déteste lui,
et pour les mêmes raisons.
« Ce que je veux dire Jeen, c’est qu’à ma
connaissance, votre propre parcours ne peut se prévaloir d’un enseignement suffisant :
certaines de vos lacunes auraient, par exemple, été comblées par un séjour dans
des murailles moins confortables que celles-ci. » Il lève un œil sur la
voussure noircie. Le Profès, lui, se contente de gratter le tissu de son
vêtement sur le dessus de sa cuisse. Quel avenir reste-t-il à ce genre de
prélats qui croient toujours à la nécessité d’enseigner la Règle dans chaque soute, tunnel après tunnel ? Un
type capable de briser la nuque d’un gosse à mains nues ou de violer sa propre
fille, pouvait-il être adouci juste parce qu’on lui enseignait quelque chose ? Qu’on lui montrait de vieilles
cartes, qu’on lui expliquait le sens de vieux papiers ? Le Fondateur était
aussi borné que ridicule. Les laures d’Areie, bien sûr qu’elles étaient
confortables : c’était là, justement, que croissait la Nouvelle Génération,
loin des monceaux d’assassins et d’insanes qui avaient écumé les coursives
avant qu’ils n’y naissent. Mais c’était du renseignement qu’il faisait. Voilà pourquoi la Mère l’avait choisi.
Enseigner ? Qu’y avait-t-il encore à enseigner dans les tunnels ? Le
souvenir de la Surface, pour que tous ces crétins meurent d’envie d’y
retourner ? Emmerick serait le premier à y passer si les types qu’il
traquait lui, prenaient les commandes. Quel con. Heureusement que ses gars et
lui veillent. Heureusement que la Mère peut s’appuyer sur eux. La Deuxième
Génération. En matière d’enseignement, il aurait peut-être même à lui en
apprendre : sa passion pour le Mur était au moins aussi grande que la
sienne, sinon plus forte : Jeen y consacrait tout son temps libre, passant
en revue, Visage après Visage, tout ce que le Terminal était en mesure de lui
délivrer et ce, depuis le début de sa propre Prétendance. Et bien sûr qu’il avait peur. Qui n’aurait pas
la trouille à l’idée de quitter le Puits d’une Cité-Mère pour se lancer dans
une traversée transversale des Réseaux ? Qui de sensé ne se tourmenterait
pas à l’idée de rejoindre une volée de fortifications encore éclairées à la
torche et essayer, seul, d’y confondre la tête pensante d’une phalange
complotiste ? Mais il ne lui parle pas de ça. Pas du tout. Pour une raison
inexpliquée, le Haut Dévot essaie de lui flanquer la pétoche avec le gosse…
« Ceux qui ont fait leur apprentissage au sein
des postes limitrophes de la Ligne auraient pas mal à vous dire, vous savez.
Avez-vous seulement quitté la Septième, Jeen ? Etes-vous remonté plus loin
qu’Iseon ? Peut-être, ici, pas plus haut que la Clôture ? »
Le Profès ne répond pas. La vérité qui lui est
administrée est suffisamment cuisante. Une douche froide déversée sur son
sursaut intérieur.
« L’Oblat, lui, vient tout droit de l’extrême
Nord. D’un endroit que vous seriez embêté de devoir situer avec précision sur
une carte, je suppose. Ecoutez, il n’y a là rien de personnel : vous
manquez de compétences, voilà tout. C’est juste factuel. Vous feriez
incontestablement merveille dans les Longues Laures quelque part près d’ici,
mais cette colonie au sein de laquelle il a été élevé, et le Séminaire dans
lequel vous allez le rejoindre, eux, ne ressemblent à rien de tout ça… »
Il balaye l’air d’une main que le Profès
ne peut pas voir. « La cheminée d’Orangis ne descend pas plus d’un niveau
sous le Coude… Le Coude, Jeen, vous comprenez ? La Cinquième, cela vous
dit quelque chose ? »
Jeen serre les mâchoires. Peut-être est-ce lui qui a
été manipulé, finalement. A la réflexion, c’est possible.
« Bon, efforçons-nous de discerner quelques
notions préliminaires. Que savez-vous réellement des Universalistes ?
- Heu, peu de choses. Les Universalistes peuvent,
je pense, être considérés comme une branche dissidente : il semblerait que
l’interprétation déviante qu’ils font de la Règle les conduise à adopter des
usages radicaux. Une sorte de cousins éloignés de l’Avent souffrant d’atavisme
guerrier et alimentés par un obscurantisme proche de celui des anciennes
pratiques claniques. Des Moines, mais en pire, si j’ose dire. »
Emmerick se demande quelle part de cette réponse est
imputable à l’éducation des jeunes élites aventiennes telle qu’on la délivre
dans les murs de la Cité-Mère, et quelle autre n’est qu’une sorte de synthèse
d’informations arrachées au Mur lui-même. Il y a là un étrange mélange de
sornettes et d’érudition. Le Profès s’est indiscutablement forgé une
connaissance propre dont peu d’Enfouis pourraient se prévaloir.
« Et bien… Voilà un raccourci pour le moins
brutal. Disons que les Universalistes veulent voir certaines pressions
évolutionnaires à l’ouvrage. Ne m’en veuillez pas, Jeen, mais je vais utiliser
ici, pour me faire comprendre, des notions légèrement abstraites (c’était là un
moyen assez sûr de jauger définitivement de ses compétences ): la faune
humaine ne souhaite pas s’entasser dans les entrailles de la terre loin de
l’air et du soleil. Plonger dans les ténèbres et s’enterrer nous est
théoriquement interdit par nos gênes. Une vie troglodytique, à la
rigueur : les tous premiers hommes - c’est une des choses qu’on se complaît
à faire avaler aux enfants des Profondeurs - ont bel et bien vécu dans des
grottes… L’abri naturel de la pierre satisfait un instinct de protection que
nous avons en commun avec la plupart des animaux. Mais parmi les bêtes, seules
quelques espèces s’enfoncent volontairement
sous la terre pour y creuser des galeries, et y subsister. Les rats. Des
taupes, ce genre de sous-espèces. Les insectes. Les vers. Certains serpents.
Mais pas les hommes, Jeen. Inutile d’essayer de faire gober ça à qui que ce soit.
Les hommes sont programmés pour chercher un abri à partir duquel ils ont accès
à l’eau, à l’air, à la lumière et à la nourriture : rien de tout cela
n’existe aussi profondément que là où nous sommes. Surtout s’il faut, de
surcroît, refermer l’accès derrière soi. »
Cette manie détestable
qu’il a de tourner en rond avant d’en arriver au sujet… Mais ce regard qu’il
porte sur les choses, la façon dont il les exprime, restent attirant.
Totalement inhabituel. Il se demande s’il a connu la Surface. Est-il assez
vieux ?
« … Ici, dans les Profondeurs, il n’y a guère de
choses qui favorisent l’installation de l’homme dans la durée. Une nappe d’eau,
parfois. Du sel. Rien qui n’encourage vraiment à persévérer dans
l’enfouissement, vous me suivez ? Autant gagner des hauteurs et parier sur
une autre façon de survivre. Hisser des tours, construire des tertres, ériger
des promontoires… Tout ce qu’ils ont fait, là-haut. Tout ce qu’ils
espèrent refaire.»
Aucun des Ascensionnistes qu’il a côtoyés ne lui a
présenté les choses sous cet angle. Si son opinion sur le Haut Dévot n’était
pas déjà forgée, il pourrait presque le soupçonner lui-même. En tout cas, les
traîtres tiendraient, avec ce genre de discours, un bien meilleur argumentaire
que celui qu’ils lui ont débité en confiance, lorsqu’il buvait parmi eux
déguisé en giton.
« Mais il y a eu tant de choses, hélas, que les
hommes ont construites dont on n’a finalement pu se protéger autrement qu’en
s’enterrant… Comme les proies le font face aux prédateurs. Les marmottes avec les
aigles. Savez-vous ce qu’est un aigle, Jeen ? » Un aigle, est-ce un
souvenir de Surface ? « Mais l’espèce humaine a ceci de particulier
qu’elle possède le moyen de dépasser son programme génétique et de s’encapsuler dans divers
produits issus de la technologie, de l’art ou de la culture pour s’aventurer
dans des milieux hostiles en y reconstituant une sorte de bulle artificielle.
C’est ainsi que, lorsque les mécanismes humains arrivent à survivre et à
fonctionner, ils représentent non pas le triomphe du déterminisme sur
l’individu, mais le triomphe de l’esprit sur un apparent déterminisme
évolutionnaire.
La dernière phrase s’accroche dans l’esprit du Profès,
vaguement étanche.
- Je vous suis Emmerick, mais je n’arrive pas vraiment
à saisir où vous voulez en venir… Si je ne me trompe pas, c’est un discours
d’essence Corporatiste, n’est-ce pas ? Est-ce un piège, une façon de me
tester ? »
Cette fois le prélat ne prend pas ombrage d’avoir été
appelé par son nom. Il est tout entier à sa démonstration qu’il veut à la fois
suffisamment complexe, mais sobre, et précise. En même temps, quelque chose en
lui répugne encore à trop en livrer à cet homme pour lequel il éprouve des
sentiments si contradictoires.
« Ne m’interrompez pas, je vous en prie : le
temps nous manque pour user de devinettes et je n’ai aucun intérêt à rendre
plus obscur ce qui l’est déjà assez. Ecoutez plutôt, je vous le répète : bien
qu’on ne puisse pas dire que cet enfant est Universaliste, la vision qui lui a
été donnée du monde des Enfouis - et qui sait, de l’Histoire de la
Surface toute entière - tend à expliquer nos modes de vie et de pensée
ici, dans les Nouvelles Profondeurs, en fonction d’autres principes que les nôtres… Disons qu’il possède déjà
certainement un lexique que l’on pourrait effectivement qualifier, pour
reprendre vos termes, de « déviant ». Revenons à mon raisonnement, si
vous le voulez bien : cette faculté de l’esprit humain de prendre le pas
sur le déterminisme apparent de sa propre évolution n’est pas du goût des
Universalistes. Je m’explique : du néant nous sommes nés, au néant nous
retournerons n’est-ce pas ? L’univers que nous connaissons n’est qu’une
sorte de boucle, et la forme qu’il revêt, une forme d’illusion : vivants,
nous n’atteignons ce qui réside « au-delà » qu’en de rares moments
fugitifs… dans les secondes qui précèdent notre mort généralement, sauf si l’on
goute à d’autres plaisirs plus extrêmes entre temps. La mort, Jeen :
n’est-ce pas en elle que réside, pour nous tous, la seule promesse d’une
éternité ?
- Mais qu’en pensent ces Universalistes ? Où
voulez-vous en venir ? Où plutôt, que peut penser un enfant de ces
questions ?
- L’enfant ne pense à rien
de précis. On pense pour lui. Beaucoup trop, à vrai dire. Très loin de nous,
vers le Nord. A Inari, où il ne sait même pas encore qu’il devra se rendre. Ici
même, à Areie… A peu près partout, finalement. »
Le Profès ne comprend pas
pourquoi la Mère ne lui a pas parlé de ça. Le Haut Dévot, lui, est en train de
lui dresser un drôle de décor : il ne sait pas encore à quoi cela lui
servira, mais une information est une information. La voilà, la vraie règle. Ne
jamais rien négliger de ce que les Enfouis peuvent livrer. Ne jamais mettre la
moindre piste de côté. Dans les Puits, il n’est pas un homme sans secret, sans
un tourment qu’il brûle de partager. Un ragot. Une ignominie. Une délation.
« … Et il est inutile
que je vous précise que nous ne sommes pas les seuls dans ce cas :
certaines cellules les mieux gardées d’Odz[3], comme d’autres à Iola[4] font certainement de cet
Oblat, à l’instant où nous parlons, un ardent sujet de réflexion. Toujours
est-il qu’une réelle inconnue demeure sur la portée du contre-prêche qui lui
aura été servi. Sachez, Jeen, que le monde empirique – appelez-ça à votre
guise : le Grand Tout, le cosmos - n’a ni sens, ni finalité pour un
Universaliste : en soi, il n’est rien. Nous le pensons, nous, de façon
spontanée, comme existant indépendamment de nous. Mais pour eux, ça n’est qu’un
piège. Il leur est inutile de s’en soucier, comme de tenter de s’y impliquer.
Tenter l’adaptation, combattre le déterminisme de notre propre évolution,
vouloir faire plier l’environnement qui nous enserre, tout cela doit être
rejeté : seul un détachement de la volonté humaine par rapport au monde
qui l’entoure peut représenter, pour l’Universalisme, le parachèvement de la
connaissance. »
Qu’est-il en train d’essayer
de lui dire ? Des indices lui ont peut-être échappés… Pourquoi le
Fondateur est-il si préoccupé par les âneries qu’on a voulu faire avaler à
l’enfant ? Les Universalistes ont disparu des Profondeurs voilà des
décennies… La Mère aurait-elle joué avec lui un rôle plus ambigu qu’il ne
l’aurait cru ?
« Les frontières entre
les Scissionnistes et les Universalistes sont parfois minces. Poreuses,
même. La Huitième ne s’est globalement jamais cachée de son aversion pour le
Mur et de ses défiances vis-à-vis de notre Règle, qu’elle n’applique pas en ses
termes précis. Mais l’Universalisme est bien autre chose qu’un culte
dissident : il serait trop hâtif de le cantonner là-dessous (il tape
légèrement du pied). Au contraire des Serpes, les Frondes s’appuient sur des
codes : en matière de loi, ces hommes-là n’obéissent à aucun de nos préceptes.
L’Universalisme ne vit pas forcément si bas, et ne se nourrit pas forcément de
ces codes-là. Il glorifie, lui, la tragédie de l’existence humaine en érigeant
l’absence de sens, et la mort inévitable, en tant que paradigmes. Cette
aspiration peut se glisser partout autour de nous… Les Enfouis sont des cibles
faciles Jeen, esclaves de désirs sans cesse inassouvis, en état
d’insatisfaction perpétuelle : se glisser dans certaines failles,
manipuler certaines faiblesses de caractère, insister sur la qualité de
victime, voilà la façon qu’il a de pervertir les esprits. Selon ses adeptes, le
salut ne viendrait que par l’expression-même de ces frustrations… jusqu’à ce
qu’elles se résolvent par le vide. Cette doctrine œuvre à faire acceptation
d’un renoncement, en tant qu’homme, à l’existence phénoménale. Elle prône une
humanité participant de son déterminisme vrai : la disparition. La mort de
l’espèce, si vous préférez. »
Le jeune Dévôt marque un
court instant de perplexité :
« Etes-vous en train de
me dire que les gens de son entourage, dans cette colonie du Nord, sont cruels
au point d’inculquer ce genre de notions à un enfant de onze ans ?
- Pas ceux de la Colonie,
non.
- Qui d’autres ? Des
insanes ?
- Voilà où réside ce qui nous intéresse, Jeen.
L’enfant est un Irradié.
- Irradié ?…Un Miraculé, ou plutôt une
Charge ?
- Non, il n’est pas question d’une malformation ou
d’une infection. Plutôt d’une mutation…
- Si c’est le cas, pourquoi ne pas le placer sous la
responsabilité de la Corporation ? En règle générale, ces petits-là
intéressent prioritairement la Sixième : j’ai du mal à comprendre en quoi
une mutation génétique peut amener le Temple à lui accorder tant d’importance.
A moins que…
- A moins que sa « caractéristique » soit
d’une nature à la rendre particulièrement recherchée par l’Ordre... Emmerick
attend que le Profès réagisse. Mais Jeen est vif.
- Voulez-vous parler de l’Œil ?
- Certains, en effet, l’appellent comme ça.
- Je vois… Mais, d’après ce
qu’il m’a été donné de comprendre au sujet d’Inari, cette
« particularité » n’y est pas rare… Pourquoi en faire tant de
cas ?
- Ha. On vous a informé de
cela... Au point où nous en sommes, cela vaut probablement mieux. Inari est, en
effet, un site adapté à la prise en charge d’incongruités génétiques. Les
Profondeurs n’ont pas été épargnées, n’est-ce pas ? Un nombre étonnant
d’enfants se retrouvent, chaque GranCycle, confiés à l’Avent parce qu’ils
souffrent de manifestations inexplicables. Pour la plupart, ce ne sont hélas
que des dégénérescences. De la glossolalie, des visions, des délires
paranoïaques. Les manifestations de signes plus intéressants, comme vous venez
de le souligner, donnent lieu à de plus âpres négociations entre notre Ordre et
la Corporation, bien que les motivations de l’Avent diffèrent généralement,
aussi bien dans la forme que dans le fond, de celles des Cités Blanches. Areie
aime à envisager les « porteurs d’Œil » autrement qu’en qualité de
cobayes…
- Réprouvez-vous cette
appellation ?
- L’Œil ? Autrefois, on
respectait les débiles et les fous parce qu’on pensait que leur âme était
privée du pêché originel. Je trouve cette appellation passéiste, effectivement :
c’est un vieux concept pré-clanique. La divergence n’est pas une tare, mais
aucune des monstruosités issues des Pollutions ne saurait plus être érigée en
qualité d’Icône. » Sans arriver à se décider sur une limite à ne pas
franchir, Emmerick avance : « L’Avent a été pensé comme un rempart contre
ce genre d’obscurantisme. La Triale toute entière doit d’ailleurs continuer à
étudier la fréquence de ces manifestations, leur ampleur, et surtout, leur
évolution : il en va de notre avenir. Mais si les dirigeants des Mines ont
la fâcheuse habitude de nous envoyer tous leurs dégénérés sans la moindre
distinction, le service de la Règle n’est pas compassionnel : les seuls
que nous devrions accueillir sont ceux qui peuvent nous être utiles. Les autres
terminent dans nos Basses Fosses plutôt que dans les leurs, voilà tout. Quant à
savoir exactement ce que la Profondeur Blanche fait de ces tristes créatures…
Bref, cet Oblat est certainement étonnant à plusieurs égards, mais c’est précisément
cela, dès lors qu’il a été exposé à un prêche aussi imprévisible que peut
l’être l’Universalisme, qui le rend dangereux.
- Hem… Excusez-moi Emmerick,
mais au risque de paraître cynique, je…
- Je sais ce que vous allez
dire : un Oblat porteur d’Œil manipulé débarquant d’une colonie à moitié
fermée, ça ressemble à une caricature. Mais je tente justement de vous amener à
vous interroger mieux que ça. Que pourrait envisager d’en faire, par exemple,
la Corporation, si d’aventure cet enfant lui échouait ? D’après
vous ?
- Comment le savoir ?
Des expériences, je suppose ? N’est-ce pas de cela dont il est question
dans les Laboratoires ?
- Mais dans quel but ?
A quel postulat scientifique seraient censées répondre ces
expérimentations ?
- Je ne verse pas beaucoup
dans les sciences, j’en ai bien peur... Ne dit-on pas des biologistes et des
généticiens qu’ils ne travaillent, la plupart du temps, que dans l’ignorance la
plus complète de ce qu’ils cherchent tant qu’ils ne l’ont pas
trouvé ? »
Définitivement difficile de
prendre de Profès en défaut…« Jeen,
l’Œil n’est pas vraiment une réalité palpable : aucune règle, axiome ou
répétition n’a pu être vérifiée dans l’étude de sa phénoménologie, à fortiori
dans la mesure où seuls les témoignages des porteurs eux-mêmes peuvent servir
de base de travail. Or, si un trait de caractère peut leur être reconnu comme
commun, ce n’est certainement pas leur penchant à la coopération, ni à la
confidence… Une part essentielle de ce type de mutation affecte l’esprit dans
ce qu’il a de plus abstrait : il serait extrêmement dommageable pour
l’équilibre des pouvoirs que ces propensions ne soient étudiées qu’à travers le
seul prisme scientifique. »
Jeen peine à percer le message. D’accord, le gosse a
l’Œil. D’autres gamins d’Inari aussi, non ? Où est donc le véritable problème ?
« …pensez-vous
réellement, Jeen, que la Corporation ne verse que dans le domaine des
sciences ? Ne croyez-vous pas que l’Oblat puisse être, ailleurs qu’en
Septième, autre chose qu’un simple irradié ?
- Heu… Je… Voulez-vous dire que la Corporation cherche à
récupérer l’enfant ?
- Probablement. Aussi curieux que cela puisse vous
paraître, les Mines aussi, je suppose. Dans une moindre mesure. Mais c’est un
Oblat. Cela constitue un avantage indéniable pour la Ligne, n’est-ce pas ?
Et il peut, en effet, paraître
raisonnable de ne plus vraiment s’inquiéter des Universalistes depuis que
l’Avent a régulé l’accès au Mur. » Tout en les prononçant, Emmerick
regrette déjà ses mots. Pourquoi avoir évoqué le Mur ? L’exercice est en
train de virer à l’absurde. Il en est à lui faire entendre des choses qui ne
peuvent précisément pas lui être expliquées. Panthéa, si Jeen lui rapporte en
détail la teneur de cette conversation, lui en voudra terriblement. D’un autre
côté, comment parvenir à expliquer des choses relevant du Secret Trialien à ce
typeà peine sorti de l’adolescence sans se compromettre un peu ?
- Mais pour finir, qui est
donc cet enfant, Emmerick ?... Que cherchez-vous à me faire
déchiffrer ?
- Je pense que la suite des évènements vous apportera
son lot de réponses, Jeen. Acceptez que l’Œil soit effectivement une propriété
de certains pensionnaires d’Inari : vous vous questionnerez en temps voulu
sur vos propres convictions. Pour l’instant, vous allez récupérer cet enfant
alors qu’il est probablement partagé entre deux mondes, deux conceptions des
choses, deux types de ressenti. Je vous le disais, il arrivera dans un état
transitif, même si j’ai peur que l’Avent compte déjà à ses yeux comme une sorte
d’avatar… Il est possible qu’il aspire, sous une forme malhabile, à une
recherche de l’Atman universaliste : l’UniquUnivers, où
l’esprit naît de la chair dans le seul but de retrouver le néant d’où il est
sorti.
- Cherchez-vous à me faire comprendre que les
sentiments de cet enfant vont converger vers une sorte de… mort
volontaire ?
- La mort ne saurait être un attrait pour un si jeune
enfant ; mais la farouche intention de ne pas se laisser guider,
l’irrépressible besoin de fuite peuvent être des traits de caractère éprouvés
qu’il vous faudra impérativement juguler. Si nous perdons l’Oblat, si pour une
raison ou pour une autre cet enfant nous échappe, enfin, vous échappe… Enfin, la Mère vous a au moins prévenu de tout ça,
n’est-ce pas ?
Que le gosse essaiera de foutre le camp ? Bien
sûr qu’il essaiera. Quel gamin ne serait pas paniqué à l’idée de passer le
restant de ces jours emprisonné dans un antre peuplé de demi-dingues ?
- … Peut-être serez-vous en mesure de nous en
apprendre un peu plus dans quelques semaines. N’oubliez pas que si l’enfant ne
peut pas vraiment être considéré comme Universaliste, je gage que les
Universalistes, eux, le considèrent comme leur.
- Pourquoi le donnent-ils, alors ?
- Ils ne le donnent pas. On le leur prend. »
S’il s’en tient à la démonstration du prélat, sa
couverture est pourrie. Efficace, mais pourrie. Jeen n’a pas vraiment tenu
compte de ça. C’est d’ailleurs précisément pour ça, il le comprend à l’instant,
que la Mère a jugé l’Oblat comme le moyen parfait de détourner l’attention des Ascensionnistes
sur la venue d’un Profès dans leur fief. Il le déteste déjà, cet Oblat. Une
menace dans la menace. Qu’il le veuille ou non, son assurance vient d’en
prendre un coup.
« Dites-moi, Emmerick, une dernière chose ;
cet enfant, saurai-je clairement ce qu’il est appelé à faire parmi nous
avant de partir ? Je veux dire, puis-je espérer gagner un peu de
compréhension si je réussis à mener l’Oblat à la prononciation des vœux ?
Car c’est bien de cela qu’il s’agit n’est-ce pas : l’enfant doit bien devenir
prêtre ?…
- Ylrälc neeseb d’luoc sniht fi, eomyn EluRr den t’no wee…
- Qu’avez-vous dit ?…
- A peu de choses près, cela signifie ceci :
« Si nous pouvions voir les choses clairement, nous n’aurions plus besoin
de la Règle… ». Vous ne parlez pas Clanique ?
- Quelques bribes. Le Profès vient de se retourner
complètement, mais le regard qu’il comptait planter dans les yeux du Haut Dévot
se brise sur le reflet de ses verres de lunettes. « Je crois que je comprends…
- Non. Si vous comprenez trop vite c’est que vous
n’avez rien appris. Ceux qui comprennent trop vite n’apprennent jamais rien. »
[1] Niche d’isolement creusée en périphérie des lieux de
vie, à la fonction variable : geôle, lieu d’intimité pour les couples ou
sas de quarantaine, leur usage originel répond à lanécessité d’espaces
privatifs dans un univers de promiscuité permanente. Depuis l’application de la
Règle, leurs fonctions triviales ont été écartées au profit de la méditation,
l’étude ou l’érémitisme de proximité, voire encore pour l’application de
certaines pénitences même si elles contribuent encore largement à tenir éloignées
d’oreilles et d’yeux indiscrets certaines conversations, rencontres ou échanges.
On en trouve dans quasiment chaque colonie, en nombre croissant en fonction du
contingent de ressortissants : les Cités-Mère peuvent en abriter jusqu’à
une centaine.
[2] Collège de Lanidraques
[3] Cité-Mère de la Cinquième Profondeur
[4] Cité-Mère de la Sixième Profondeur
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