LA REGLE PRIMITIVE - Chapitre Dix-Septième :::: (Le 4ème H - Tome 1)
CHAPITRE DIX-SEPTIEME
--- - ---
« Le fils indiscipliné est destiné à errer ;
c’est une espèce de magie de pas vouloir
se soumettre,
et une sorte d’idolâtrie de refuser d’obéir »
Livre de la Conduite – 10ème
Tercet
(Puits
d’Inari - Séminaire Classé - Septième Profondeur)
Sur leur droite, de premières piques de ferraille
émergent et se mettent à pointer à hauteur de cheville, plantées sur de courtes
tiges d’acier. Cette partie du cloître leur est inconnue. Située derrière la
tubulaire du Retsam, ils y pénètrent pour la première fois. Peut-être est-ce là
que les Prétendants qui ont disparus sont maintenus. Peut-être vont-ils être
conduits parmi eux. Ce n’est que lorsque le reste de l’épaisse bâtisse
cylindrique apparaît, d’abord fugacement à travers quelques ouvertures creusées
par l’érosion puis après quelques nouveaux pas, dans une linéarité parfaite,
qu’ils envisagent une suite différente. Un Reksom[1]. Pour
eux, la marche silencieuse devient déroutante : un mythe s’élève sur leur
flanc. L’aile bombée de la construction domine désormais les treize silhouettes
: eux lèvent la tête sur l’angle du vaisseau troglodyte, le faîte d’un beffroi
carré s’envolant à l’assaut de la pierre dans une diagonale massive. La tour
d’assaut. Ils vont pour contourner l’édifice mais Frère Sotov, qui ouvre la
marche, s’est arrêté. Une poterne est enfoncée dans la base de l’ouvrage,
traversée de deux fers martelés soutenant des gonds de la taille d’un poing. Une
clef est glissée dans la serrure puis la troupe entière, en ordre serré,
s’engouffre dans le chenal.
A l’intérieur, une odeur d’huile brûlée. Ils avancent
en enfilade. Un sas à double battant est franchi. Chacun prend le soin de
relever les pieds au-dessus des lamiers qui émergent du sol. A peine dix pas
plus loin, une porte est poussée qui geint. Derrière, le cœur de la
fortification s’abat sur eux. Depuis l’arrière de faux vitraux, des croisées de
torches crèvent l’ombre. La salle hiératique est comme en lévitation sous la
masse des murs courbes, suspendue dans son silence souterrain. Le groupe se
sépare. Ils ne sont plus que trois à les encadrer. Au ras de la muraille
interne, tous les trois mètres, un demi-tube plonge dans le sol. Ils en
dépassent huit. Cette fois, les garçons sont invités à s’accroupir : soute
à accès rampant.
Tous trois alignés au coude à coude après qu’ils aient
traversé le goulet à plat-ventre, leurs pieds touchent maintenant ceux des
prélats auxquels ils font face. Nadun est le plus proche de la sortie. A côté
de lui se tient Manyan. L’étranger aux bottes lui fait face. Au fond, Giro
semble à demi confondu dans la roche. Les trois se retranchent dans un
sentiment de méfiance contenue, collés les uns aux autres. Les minutes
s’avancent en rang serré.
En rabattant le volet d’entrée de façon à obturer la
bouche par laquelle ils viennent de pénétrer, Frère Gabe cogne les rotules de
Nadun. Avec Jeen, le manchot est celui qu’ils craignent le plus. Il a quelque
chose de gênant dans sa façon de les instruire, et de les punir. Jeen ayant
disparu du cloître depuis près de quatre Cycles, Frère Gabe semble avoir
écopé du rôle de tutelle. Aucun d’eux n’est convaincu d’avoir gagné au change.
Dans l’ombre sale de sa chevelure, Gabe fronce un sourcil lépreux avec
obstination. L’humidité assaille avec égalité les six occupants, étendant
l’inconfort. En trois mots il invite Sotov à exposer les termes du
réquisitoire : sa voix nasillarde parvient en réponse depuis le fond de la
tuyère d’où il se penche au-dessus de Giro.
Les mots sont durs. Il s’avance souvent plus en avant
pour les appuyer, obligeant celui qui le jouxte, l’homme aux bottes, à serrer
davantage les genoux parce qu’il ne dispose, comme chacun d’eux, que d’un
espace étroit sur le renfort pierreux. Alternant antiennes monocordes et
sermons acerbes, Sotov remplit le silence avec obstination :
« … Il ne peut être toléré que soient sabotés
sciemment l’Instruction et la Retraite ; c’est déviation que de bafouer ce que tant de Dévots honorent, et que
tant avant eux ont honorés... La Règle précise en ces termes… »
Les extraits des Us sont nombreux. Les trois novices
tentent de jauger la solennité de la séance en fonction des Livres dont ils ont
été tirés : à la grâce des caprices de la flammèche de veille, ils
échangent d’imperceptibles jeux de pupilles sans parvenir à la certitude de
communiquer entre eux. S’ensuit l’énumération interminable des dégâts. Aucun
des adultes n’est en mesure de le sentir mais les Œil bruissent en silence,
comme des moteurs en veille : la nervosité des porteurs brouille les signaux,
le stress les poussant à combattre une irrépressible envie de rire mais aussi
des angoisses résiduelles non traitées. Des filets de vapeur s’échappent des
nez et des bouches. Que l’absence de Jeen les ait poussés à dépasser
ouvertement les limites de l’acceptable, ils en sont conscients. La lourdeur de
la sanction peut déjà être jaugée à l’aune de cette question. Mais un mystère
demeure : pourquoi les avoir emmenés ici ?
Il en est fini des articles incriminants de Vie à
Inari. De l’autre côté du tube, un peu plus haut, rien ne transpire de cette
tension. Tout est vide et froid. En bas, ils courbent tous trois l’échine,
creusant leurs épaules alors qu’un silence final fige la scène. Quelque chose
ressemble déjà à un verdict.
Un imperceptible raclement de botte perce contre le
sol gravillonné. Frère Gabe rompt le malaise.
« Ce Quart donc, sera donc prononcée votre
séparation de la communauté. »
Lorsque le dernier, Giro émerge de la section en
clignant des yeux, une scansion s’élève déjà de la bouche de Sotov, déformée
par la soudaine amplitude du bastion : « Comme les paroles oiseuses
sont reconnues comme une source de conflit, que devront dire les vaniteux de
leurs propres fautes : certainement ce que conseille la Mère. Si le
silence est préférable aux paroles pour échapper aux peines, combien plus
l’est-il vis-à-vis des mauvais propos. Nous défendons qu’Un de la Règle raconte
à un autre de la Règle, ou même à quiconque, les turpitudes commises dans le
secret des roches, car celui nuit aux cercles de l’Avent. De même nous
défendons qu’il narre à quiconque les débauches commises. Et s’il advenait que
l’un entende de telles choses, qu’il le fasse taire ; et s’il n’y
parvenait pas, qu’il le quitte aussitôt et ferme les oreilles de son cœur à ce
bonimenteur… »
Tendue de noir, la pièce centrale du bastion a été
fermée au Nord et au Sud. Seuls les volets de fer de douze meurtrières derrière
lesquelles ondule la lumière fauve des torches sont restés ouverts : la
dureté de l’édifice, rapportée à la lourdeur de l’habillage, finit d’impressionner.
Les proportions sont vastes, d’autant que le centre est inoccupé. L’espace,
dans les Profondeurs, est un spectacle rare : loin de les émerveiller,
l’étendue froide dans laquelle monte la voix criarde de Sotov les rend inquiets.
Un tel lieu ne peut être réservé qu’à l’élite guerrière à laquelle ils savent
ne pas appartenir. Quelqu’un à Inari est-il un combattant ? Vont-ils avoir
à se battre, résister à une épreuve physique ?
Du fond le plus obscur du déambulatoire surgit alors
un Dévot - inconnu - puis un autre, émergeant tour à tour des tentures
obstruant l’aile Nord, jusqu’à ce que six par côté ils rejoingnent les
longueurs de la pièce. De longs cierges piqués dans des candélabres de fer sont
allumés. Puis ensemble ils entament un chant, à l’instant même où le flottement
occasionné par l’arrêt soudain de la litanie de Sotov a fait monter la peur
d’un cran. Les voix puissantes gagnent la voûte sans être réajustées et leur
fondent dessus avant qu’on ne les agenouille à terre. L’harmonie, répondant au
signal, s’intensifie : le plain-chant dévore le volume glacial quand le
Père Estheb surgit vêtu du Surplis, méconnaissable. Il ne leur accorde pas un
regard. Il fait un pas sur la droite. Un bras réticent est tendu dans une niche
à l’intérieur de laquelle il manipule quelque chose. Le chant prend fin sur une
note basse. Un premier bruit lugubre traverse l’air immobile. Le vieux Retsam
en casse alors brutalement l’écho d’une sorte de cri :
« Quiconque
mange et boit, mange et boit sa propre condamnation s’il n’y distingue l’Esprit
de la Règle… » Son corps se tord un peu sous l’effort tandis qu’il
continue de manipuler des choses enfoncées au creux de la niche. « …
L’Extrusion Médicinale frappe ces trois : qu’ils soient livrés à l’ombre.»
Un deuxième bruit plus lourd monte cette fois distinctement
depuis les sous-sols. Puis sans autre étape, un fil se dessine au centre de la
dalle vide autour de laquelle ils sont agenouillés, traçant une ligne sur le
sol qui s’est mis à trembler sous leurs pieds. La ligne s’évase vite, ouvrant
une tranchée dans la pierre. Deux portions de l’ancien parterre, distinguées,
s’écartent désormais l’une de l’autre en s’enfonçant dans la contremarche qui
encadre la dalle. Depuis un sous-bassement inconnu, une ombre gagne en volume.
Un impressionnant trou rectangulaire bée finalement entre eux, insondable. Les
trois Prétendants sont médusés. Les Tombes[2] ne
sont donc pas une légende.
« Qu’on les sépare de l’Avent jusqu’à ce qu’ils
fassent pénitence, lance l’un des Prélats
- Qu’ils soient éloignés des Nôtres, et ne puissent
recevoir les Tercets », lui répond Estheb d’une voix blanche.
De ses doigts, alors qu’il vient de retirer sa main de
la niche et que le sol est désormais grand ouvert, il pince la mèche d’un
premier cierge, laissant échapper un filet de fumée dont l’ondulation gagne les
hauteurs avant de se dissoudre. De là, il entame une ronde d’une lenteur
extrême, tout au long de laquelle il éteint de ses doigts chacun des cierges
l’un après l’autre. A la fin de ce parcours, il est aux côtés des trois
porteurs d’Œil.
« Nous voilà désormais privés des Lumières de la
Règle. »
Au supplice, aucun des adolescents n’ose redresser la
tête. Une nuit de fumée s’est abattue sur le bastion au ventre écartelé.
« Ici, vous ferez tous trois contrition jusqu’à
la fin de votre Prétendance. Vos Corvées seront adaptées, et s’exécuteront
directement depuis les bas-lieux. Renoncez à monter vers quelque autre niveau
que ce soit. Renoncez à entrer en contact avec quiconque. Vous serez placés
sous la surveillance du Timon Ixens ici présent : plus aucun Aventien
n’est davantage en mesure de vous approcher.
- Que la Vibration propage leur Bannissement !
éructa l’un des prélats.
- Le Timon Ixens reprit Estheb, s’il sert la Règle, ne
fait pas partie de notre communauté. C’est à lui que j’ai décidé de vous
confier, avant que nous ne décidions de ce qu’il adviendra du Prétendant
Manyan, et du Prétendant Giro. Quant au Prétendant Nadun…
- Qu’il soit maudit » murmure Frère Gabe,
enhardi par l’animosité ambiante.
Une première torche est jetée en bas. Une flamme
lointaine projette bientôt de drôles d’ombres depuis les entrailles de la casemate,
qui dansent vilainement sur les murs. « …. il a été décidé qu’il ne pourra
rester en Septième à l’issue de son séjour. Il sera envoyé dans un avant-poste.
Le Timon est, à ce titre, en charge d’établir sa destination exacte : en
sa double qualité de Minier et de Géologue, il évaluera ses connaissances en la
matière afin qu’il puisse se rendre utile. Ainsi en ai-je décidé, pour notre
bien à tous et dans l’application de la Règle Unique. »
Un feu mouvant illumine désormais les contreforts de
la fosse : en tout, six torches ont été lancées dans le ventre de la
Tombe. Des formes malignes lèchent les parois martelées sur quatre mètres de
hauteur. C’est l’instant que choisit l’homme aux bottes pour tirer une échelle
à paliers depuis le dos d’une tenture, qu’il soulève en perdant légèrement
l’équilibre sans que quiconque ne lui vienne en aide. Il finit par la plonger
dans la fosse à l’aide de saccades, libérant les différentes sections. Les
novices assistent, impuissants, au spectacle de l’homme enjambant un
premier barreau. D’un geste assuré, il jette plusieurs fois le bout de sa botte
ferrée à l’encontre d’un échelon supplémentaire avant de ne plus offrir que le
spectacle de sa tête encapuchonnée, puis de disparaître complètement dans les
ombres dansantes.
Quelques secondes après, les torches enfoncées dans leur
portant projettent de nouveaux éclats plus longs, qui montent lécher l’ourlet
du gouffre. D’en bas, la voix de Balt Ixens retentit à l’attention manifeste
des trois adolescents :
« A votre place je n’attendrai pas
inutilement : le système de fermeture ne va pas tarder à s’enclencher, et
je n’aimerai pas être coincé là-haut dans le Reksom vide quand les sas étanches
auront été refermés… »
Les jeunes condamnés fixent d’un air hébété l’entrée
béante ouverte dans le sol, et le premier barreau d’échelle qui affleure. Tout
autour d’eux, les prélats se retirent derrière les tentures, vidant l’intérieur
de la forteresse l’un après l’autre. Il n’en reste déjà plus que quatre. Giro
se décide. Manyan, nerveux, le suit presque immédiatement. Resté seul sur la
contremarche, Nadun tient la tête penchée vers le sol.
« Tu n’as plus vraiment le choix, mon garçon. La
voix du Père Estheb s’est portée à son encontre, discrète, presque
compassionnée. Accepte les choses, c’est ce que tu as encore de mieux à faire.
Ixens n’est pas le pire, tu verras. » Mais devant l’inertie de
l’adolescent, c’est un coup de fouet qui jaillit de sa gorge :
« Descends ! »
Dans une lenteur hallucinée, Nadun enjambe le faîte de
l’échelle et s’agrippe au premier barreau. Un simple coup d’œil l’informe que
les autres sont en bas à l’attendre. L’homme aux bottes le regarde la tête
levée. Il balaye l’intérieur de la Tombe d’un regard embué. Au moment de
s’accorder une dernière vision de la fortification, un mouvement attire son
attention du côté des herses. Un pied en suspens, il plisse les yeux pour tenter
d’accommoder sa vision réduite à raser le sol : deux silhouettes pénètrent
le Reksom sans ménagement. En remontant d’un cran, il a le temps de voir le
Père Estheb partir au pas de course dans leur direction, puis faire machine
arrière et se précipiter vers la niche de commande. D’en bas, l’homme aux
bottes l’interpelle :
« Que se passe-t-il ? »
Des deux extrémités, les dalles entament leur
fermeture. Il les voit parfaitement glisser l’une sur l’autre, à fleur. Il ne
lui reste que quelques secondes. Au loin, Estheb a rejoint les nouveaux venus.
Nadun jauge la vitesse de jointure et se décide à remonter d’un barreau. Cette
fois, son Œil est bien là. Rien à voir avec le murmure qu’ils s’échangent avec
Manyan et Giro depuis tout à l’heure. Il crépite. Il brûle. Il vrombit. C’est
Emmerick, le Haut Dévot. Il a l’air en colère. L’autre, il ne distingue pas son
visage. Il reste approximativement quatre mètres d’ouverture et les dalles se
rapprochent. L’Œil distord les choses comme à travers du verre, sa vision est
faite d’ondes liquides, une surface à travers laquelle on aurait jeté une
pierre et dont les ronds concentriques augmenteraient la taille et la
définition de la zone d’impact définie autour des trois silhouettes - Estheb
les a rejoints. Le troisième, c’est Doug Anachur, le CommIntendant du Ligodon.
L’Œil ne se trompe pas. L’Œil ne se trompe jamais.
« Merde Nadun, qu’est-ce que tu fous ? Y se
passe quoi, là-haut ? »
Le CommIntendant lui viendrait-il en aide s’il se
jetait maintenant hors de la fosse ? La tension électrise ses membres.
L’Œil zoome à l’infini, ses pieds appuient sur le bossoir. Là-bas, la
conversation s’anime. Tout à coup, le Haut Dévot tourne la tête dans sa
direction : il peine à le localiser, puis leurs regards se trouvent. Nadun
rentre instinctivement la tête avant de redescendre précipitamment le barreau
qu’il a remonté. Deux mètres d’ouverture.
« Convers, tu ne vas pas avoir le temps d’ôter
l’échelle ! » La voix de Baltimore Ixens a grondé, à la fois
virulente et anxieuse. Dans le dernier mètre d’ouverture restant, Nadun perçoit
le bruit d’une course. Il est descendu à mi-hauteur de l’échelle, dont les
crochets sont restés arrimés à la dalle. Cinquante centimètres. La chaleur des
torches lui caresse les jambes.
« Nadun ! » La voix rêche d’Emmerick
s’immisce dans l’étroite ouverture.
Les yeux remplis de larmes, Nadun lève la tête vers ce
qui n’est plus qu’un fil, puis plus rien. Dans un couinement, l’échelle se
tord sur elle-même sous les mâchoires de béton qui se rejoignent. Sans la moindre
résistance, le haut de l’escabeau se fend, puis éclate. Libérée de ses
attaches, la fine structure d’acier penche lentement, puis entame sa chute.
Nadun, agrippé à mi-parcours, lance un bras inutile vers l’arrière. Sa jambe se
tord bizarrement sous lui, juste avant que la carcasse déformée ne s’abatte à
son tour. Elle rebondit sur elle-même deux fois, dansant bizarrement à quelques
centimètres du sol dans un concert de vibrations sonores, puis la scène
s’immobilise dans le feu ardent des torches malmenées par l’appel d’air. Ils
sont claquemurés.
*** * ***
(Voix
ferroviaire Nord – Zone de transit InterProfondeurs)
En passant le sas de l’autogare d’Olderfjord l’anxiété
lui noue l’estomac. Le trajet a été court mais ce Quart-là d’attente s’est écoulé
terriblement lentement sur le quai, où son père n’est pas venu le chercher. Une
acidité épouvantable lui fait roter de la bile brûlante en lui gâtant l’haleine.
Son sac jeté sur l’épaule, il s’éloigne d’un pas rétif vers le parapet,
ignorant le tunnel sur-éclairé de l’entrée principale.
Frère Teuque était resté nerveux, aux aguets, sombre
et préoccupé comme si quelque chose d’autre le tenait définitivement à l’écart
de sa tâche. Il l’avait regardé à plusieurs reprises s’empêtrer avec son sac,
l’avait aidé parfois, lui avait parlé très rarement. Il avait fini par lui
glisser un code à l’oreille en lui conseillant d’emprunter une voie-tube
automatique et ensuite, après avoir évité son regard à plusieurs reprises,
l’avait finalement toisé avec ce qui ressemblait à de la pitié - il n’aurait
pas bien su dire. Il lui avait même semblé sentir un peu de culpabilité
lorsqu’il s’était éloigné des voies en le laissant avec son sac. Puis il
s’était retrouvé seul. Quelques minutes étaient passées, vides, puis l’anxiété
l’avait gagné au point de regretter instantanément la promiscuité
rassurante des autres, le séminaire, les moines et les prières, les
humiliations même, et il eut faim. Comme toujours. Frissonnant sur
l’embarcadère où l’avait quitté cet accompagnateur intimidant, il avait ouvert
son sac et grignoté une galette sans réussir à se mettre en route. Il avait
même, un instant, songé à rentrer au Cloître. Puis à rattraper le moine trapu
aux muscles gourds et au visage mauvais, qui était pourtant parti dans la
direction opposée.
Il s’était dit que les autres avaient raison, que c’était
un froussard : il les emmerdait. Dès les premiers mètres il avait eu très
mal aux bras et la peur de tomber l’avait empoigné pour ne plus le lâcher. Ses
muscles s’étaient durcis jusqu’à ce qu’ils fassent mal à en gémir – il était
seul, qui s’en souciait ? - et cent fois il avait cru lâcher prise, amarré
au wagon caracolant dans le noir. Il n’avait cessé de retenir sa respiration au
point de manquer perdre connaissance quand des odeurs pestilentielles s’étaient
immiscées dans ses narines et dans sa bouche sans qu’il ne puisse s’en
protéger, ses larmes emportées par la vitesse.
Quand il avait quitté le convoi en profitant de la
décélération pour échapper aux caméras de surveillance, son saut, trop
hésitant, lui avait valu de chuter sur les rails qui s’enchevêtraient dans le
noir. Il connaissait les symboles, il n’avait eu qu’à les suivre en trottinant
par saccades rendues pathétiques par un genou sanguinolent à travers les petits
passages de maintenance. De ce pas déplorable il avait débouché sur la niche
d’embarquement suivante, et dans l’instant ou il attint la première marche, une
rame s’était présentée qui avait réagi à l’encodage de Teuque bien plus
rapidement qu’il ne l’aurait voulu. Assis dans un chariot à ciel ouvert, le
visage à l’abri de sa capuche, il s’était finalement effondré et n’avait pu se
retenir de pleurer jusqu’à ce que de violents soubresauts ne l’enjoignent à
recommencer à se cramponner. Il avait passé les deux derniers kilomètres
debout, les cuisses meurtries.
Il rumine désormais un sentiment mitigé. Son père
n’est-il pas venu sciemment, ou est-il possible qu’il l’ait oublié ?
La sueur lui brûle les aisselles et l’intérieur des
cuisses quand il atteint le Niveau d’Entrée. Il jette un œil désabusé sur le
pallier qu’il a tant souhaité rejoindre mais n’arrive pas à noter ce qui rend
le décor si différent du souvenir qu’il en a gardé. Après tout, contourner le
tunnel sanitaire pour échapper au codage de l’inévitable douche de stérilisants
était peut-être une mauvaise idée. N’étant plus censé franchir la Clôture de la
moindre colonie - encore moins de la sienne - ça lui avait semblé la façon la
plus discrète de pénétrer dans le Ligodon. Faire prendre un risque de contamination
à la Laponique toute entière en violant le protocole sanitaire le panique,
maintenant : qui sait à quelle menace il s’est exposé durant sa
déambulation dans les couloirs techniques ?
Il récupère ses affaires et décide de se rendre chez
les Khal. Le kilomètre et demi de corridor militaire à franchir sous oxygène
est infect : la sensation d’un désastre rend sa progression à la fois
pénible et frénétique. Devant le bâtiment-gare enfin, haletant, il reconnaît
l’ascenseur de la Laure du Père Molin. La sensation qu’il est en train de
suivre un parcours fléché pensé pour l’amener jusqu’ici l’inquiète. Il se ronge
un peu le doigt puis finit par appuyer timidement du pied sur le poussoir en
levant la tête à l’encontre d’une éventuelle caméra.
Lorsque le panneau électrique coulisse, il a le temps
d’apercevoir son père, fugace, passer dans le corridor du fond sans même lui
adresser un regard, et c’est lorsqu’il éprouve le sentiment terrible de ne pas
être désiré que Molin Khal apparaît dans l’embrasure. Son ton le
surprend : bien que le père de Nadun ne les ait jamais traités avec
gentillesse son frère et lui, il n’a jamais usé d’une telle froideur.
« Rodney.
- Bonsoir, Retsam…
Mon… Mon père est-il ici ?
- Je ne peux pas t’ouvrir ma Laure. Reste sur le
seuil.
Le jeune obèse, hypnotisé par la vision de son père
traversant la pièce sans lui adresser la parole, s’est instinctivement avancé
vers les appartements mais la main du prêtre le retient.
- Tu ferais mieux de t’en aller. Il désigna la
tubulaire la plus proche, derrière laquelle le reste des habitations prenait
naissance. Ton frère doit peut-être t’attendre. » Il ne saisit pas.
Ürge ? Que vient-il faire dans cette histoire ? Ürge est à Utjoski.
« …Nous vivons ici des moments difficiles et ta présence viole les
dispositions des Us, j’espère que tu en as conscience. Et je te conseille aussi
de te changer ajouta le père de Nadun en froissant le haut de son vêtement
rituel entre deux doigts épais. « Tu souilles ce que tu portes. »
Ca a pris naissance dans sa poitrine, puis très vite
ça a atteint une vilaine puissance, grondant par dessus sa contrition
programmée : il réplique avec une agressivité qui le surprend lui-même.
Des moments difficiles ? Son père traverse des moments difficiles ? Les Convers et leur sadisme, la
trahison de son frère et de son père, la douleur de la séparation, cet
enseignement infernal, cette fuite avilissante, et comment croit-on qu’il AIT
PASSE, LUI, DES MOMENTS FACILES DANS CE TROU A MERDE…
- Mon fils y est bien encore, lui. »
Coupé net dans son élan, il reste envahi par la
colère. Il a conscience d’avoir fauté dans ce que l’on attendait de lui et
pourtant il ne regrette soudainement plus rien, et davantage encore, ce dédain
paternel, ce refus de le voir, ce refus de l’accueillir, de l’héberger, de
l’aider, le pousse dans ses retranchements. Le regard mauvais, il essaie de
contourner une fois encore l’obstacle physique que lui oppose Molin quand du
fond de la Laure, son père s’approche.
Après de longues secondes durant lesquelles il le vit
soutenir son regard, Doug réalisa que son plus jeune fils n’était pas en mesure
de réaliser la situation. Il l’avait fait extrader d’Inari, certes, mais
maintenant qu’il était devenu un Retranché il leur faudrait mentir, dissimuler,
guetter, et déjà prier pour qu’Estheb n’ait pas lancé un homme ou deux à ses
trousses pour le prendre en flagrant délit de Violation de Clôt. Emmerick
lui-même, qui n’avait pas caché son peu d’enthousiasme à quémander la rupture
de son Oblation, n’aurait d’autre choix que d’opposer une surenchère aux
sanctions que le Retsam d’Inari exigerait auprès de l’Ordre si Rod était
découvert ici. Personne ne leur viendrait en aide. Tous le laisseraient tomber.
Emmerick, la Mère. Molin restait encore le seul à ne pas lui tourner le dos.
Rod semblait ne pas avoir conscience de ça : il se présentait ici en plein
milieu du Cycle au lieu de se fondre dans le décor et d’attendre un moment
propice, ignorant stupidement les messages - pourtant évidents - que
constituaient l’absence soigneuse de tout préparatif d’accueil, s’entêtant de
la façon la plus stupide à essayer de les voir, agissant comme si le sort
réservé aux déchus lui était inconnu et les sanctions encourues pour ceux qui
contrevenaient à son bannissement inconséquentes. Et s’il avait - au moins -
pris la peine de contourner les pièges les plus élémentaires (les quais
d’Accueil, la salle de stérilisation), il n’en avait pas moins démontré une
fois de plus son immaturité, son inconséquence et sa grossièreté. Pire,
maintenant qu’il les avait trouvés, il se présentait en victime avec, tel qu’il
le connaissait, l’idée d’avaler une collation quelconque.
Doug ne pouvait faire autrement que de lui opposer le
plus glacial des accueils au cas où ils seraient déjà observés – lui qui avait
rêvé de l’étreindre tendrement loin de tout regard, qui avait cent fois
ressassé ce scenario dans lequel il le devinait soigneusement caché quelque
part à l’intérieur de la Clôture, vaquant à d’inutiles tâches pour donner le
change, tremblant à l’idée de pouvoir le serrer contre lui, de le nourrir de
ces meilleures algues qu’il lui avait mises de côté. A la place, il regardait cet
imbécile persister dans sa bêtise, les mettre tous en danger et comble de tout,
se courroucer d’être mal accueilli : chaque mot de la conversation qu’ils
allaient engager, au lieu de le ramener à la mascarade à laquelle ils devaient
urgemment se livrer, au lieu de lui faire réaliser l’étendue de sa bévue et lui
faire comprendre la partition à jouer – prendre l’air le plus dépité qui soit,
faire demi-tour et faire semblant de quitter le Ligodon -, allait le rendre plus offensant, tout
stupide qu’il était. Mortifié, Doug lisait dans les yeux de son garçon une rage
confuse, son visage ravagé par la fatigue, de longs cernes boursouflant le haut
de ses pommettes. Il le sentait perdu, et blessé, c’était une telle torture de
voir ô combien il souffrait, ainsi rejeté après avoir été si injustement
traité. Doug pleurait amèrement dans son for intérieur de cette révolte idiote,
purement inconsciente, et la haine qu’il le voyait lui porter le terrassait.
Alors, tandis que son fils s’arc-boutait déjà, il se détourna en soufflant
lentement par le nez et regagna d’un pas morfondu une chambre du fond du
corridor sans parvenir à savoir s’il espérait qu’il le suivît ou au contraire,
qu’il disparaisse. Rett eût été là, elle l’aurait aidé. Elle aurait su quoi
faire, ou quoi dire. Elle, les aurait aidés à sortir de cette impasse. Mais
Rett était morte. Il l’avait laissée se pendre, Molin l’avait laissée se pendre,
aucun d’eux n’avait réussi à lui donner un espoir, quel qu’il fût. Voilà où ils
en étaient. Incapables de s’avouer le moindre amour, froids comme les pierres
dont ils étaient entourés, fissurés de toutes parts.
Rod resta dans l’entrée, indécis. Il se sentit
soudainement très fatigué. Des images sans visage d’une mère à l’agonie dans
des draps blancs remontèrent à sa mémoire alors il tripota la lanière de son
sac, attendant confusément que quelqu’un vienne le prendre par la manche et lui
dire quelque chose. Un voile passa devant ses yeux, durant quelques secondes il
perdit la notion du temps.
La main large de Molin le serra soudainement à
l’épaule comme un étau :
« Rod, fais preuve d’un peu de jugeote pour une
fois : amende-toi, au moins. Les choses finiront par se
tasser. »
A sa grande surprise, la réponse du petit obèse fusa,
proche de l’hystérie :
« M’amender ? M’amender de QUOI ? Que
mon propre père m’ait descendu jusqu’à Areie dans le seul but de se débarrasser
de moi ? D’avoir dû remonter à nouveau toutes les Profondeurs seul jusqu’à
Inari, quand Ürge et moi, tous les deux,
devions être convertis ensemble dans la Maison Provinciale ? Le Haut Dévôt
ne m’a pas envoyé à Inari pour devenir prêtre, il savait pertinemment que
j’échouerais ! VOUS LE SAVIEZ TOUS ! C’est à cause de VOUS qu’il a
accepté cette Oblation DEGUEULASSE que mon père a NEGOCIEE, comme on le fait
pour les malades ! En suppliant ! Je sais bien pourquoi on m’a fait partir
là-bas : on ne s’est même pas caché pour me le dire : c’est dans
l’espoir que je puisse espionner Nadun ! Le Haut Dévot, il ne voulait que
ça ! Je le déteste ! JE VOUS DETESTE ! »
Du fond de la laure monta alors la voix de Doug, ivre
de cette colère que l’absence de Rett qui n’était pas, cette fois, venue à son
secours, qui ne viendrait plus jamais, venait de laisser prendre possession de
son âme en le poussant à rejaillir dans le couloir :
« Mais même en cela tu m’as déçu ! Tu ne
nous as rien rapporté que des histoires de retraitement de fumier ou de
bagarres de chambrée ! Des silences merdeux, en disant qu’il te foutait la
trouille ! Des reproches de tes instructeurs, des railleries à mon
encontre, des putains de railleries,
la honte de devoir entendre, encore et encore, à quel point tu es veule et
paresseux : à quel point tu es obnubilé
par la bouffe ! Au point que ta bassesse, ta nullité, embarrassait
soit disant l’Ordre auquel moi, je t’avais offert !
Bon sang Rodney, tu portes MON NOM ! Qu’a-t-on à faire de tes
reniflements ? Ce n’est pas ce que chiait Nadun qui importait : tu
n’as retenu que ça ! Et dis-moi, comment tu aurais pu raconter quoi que ce
soit d’autre, puisque tu passais ton temps
à récurer les chiottes ! C’est la
seule utilité qu’on t’ait trouvée ! D’ailleurs, tu pues encore la
pisse ! »
Après la gifle que lui administra Molin, le
CommIntendant, cette fois plus maladroitement, ajouta : « Tu ferais
mieux d’aller te laver.»
*
Les mains rabattues sur les épaules, il laissa l’eau
ruisseler sur le haut de son crâne : le filet retombait comme un baume délicieux
sur son corps marbré de blessures et de contusions, et il se laissa enfin aller
à de gros pleurs hoqueteux accentués par cette faim torturante dont, pour rien
au monde, il ne ferait plus part. Le nez gluant, il n’avait pas hésité à aller
réenclencher trois fois la vanne générale, violant sans vergogne les
restrictions d’usage pour goûter encore à cet instant d’oubli : maintenant
que la pression s’amenuisait pour la quatrième fois, il accepta enfin de mettre
un terme au plaisir de cette longue douche individuelle prise sans personne
pour moquer ses bourrelets rougeauds, ses petits seins graisseux ni ses fesses
flasques, et ses paupières rougies sous l’effet de la vapeur s’ouvrirent sur de
longs cils humides.
Derrière son épaule qui frissonnait désormais dans les
replis d’un linge, un homme plutôt grand, étonnamment maigre, les cheveux
soigneusement coupés, apparut en tenant une fille pas vraiment belle par la
taille, les deux mains posées sur son ventre marbré de veines saillantes qui
augurait d’un accouchement imminent : tous deux étaient en tenue de bain.
Derrière les jambes couperosées de Kunneïs Pallatti, de la longue serviette
d’Illurgien, une seule jambe dépassait : de l’autre côté, un moignon
boudiné à hauteur du genou boursoufflait sous la couture.
[1] Terme clanique désignant les temples fortifiés de
première génération combinant, en Septième, les fonctions de lieu de culte, de
forteresse et de bunker. Ce modèle de construction, dont le principe de confinement
comme le caractère particulièrement spartiate rend toute occupation prolongée
éprouvante, a finalement été abandonné au profit de constructions plus spacieuses,
tandis que les fonctions cultuelles et défensives ont fini par être distinguées
dans le développement de l’architecture aventienne.
[2] Section militaire enterrée sous les temples fortifiés,
séparée des bastions par un système de double dalle coulissante isolant de
toute intrusion extérieure. Zones équipées pour assurer l’autonomie en air, eau
et nourriture pour une escouade – douze moines – sur une durée de six Grand
Cycles
Commentaires
Enregistrer un commentaire