LA REGLE PRIMITIVE - Chapitre Dix-Septième :::: (Le 4ème H - Tome 1)


CHAPITRE DIX-SEPTIEME



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« Le fils indiscipliné est destiné à errer ; c’est une espèce de magie de pas vouloir
 se soumettre, et une sorte d’idolâtrie de refuser d’obéir »
Livre de la Conduite – 10ème Tercet
 

(Puits d’Inari - Séminaire Classé - Septième Profondeur)


Sur leur droite, de premières piques de ferraille émergent et se mettent à pointer à hauteur de cheville, plantées sur de courtes tiges d’acier. Cette partie du cloître leur est inconnue. Située derrière la tubulaire du Retsam, ils y pénètrent pour la première fois. Peut-être est-ce là que les Prétendants qui ont disparus sont maintenus. Peut-être vont-ils être conduits parmi eux. Ce n’est que lorsque le reste de l’épaisse bâtisse cylindrique apparaît, d’abord fugacement à travers quelques ouvertures creusées par l’érosion puis après quelques nouveaux pas, dans une linéarité parfaite, qu’ils envisagent une suite différente. Un Reksom[1]. Pour eux, la marche silencieuse devient déroutante : un mythe s’élève sur leur flanc. L’aile bombée de la construction domine désormais les treize silhouettes : eux lèvent la tête sur l’angle du vaisseau troglodyte, le faîte d’un beffroi carré s’envolant à l’assaut de la pierre dans une diagonale massive. La tour d’assaut. Ils vont pour contourner l’édifice mais Frère Sotov, qui ouvre la marche, s’est arrêté. Une poterne est enfoncée dans la base de l’ouvrage, traversée de deux fers martelés soutenant des gonds de la taille d’un poing. Une clef est glissée dans la serrure puis la troupe entière, en ordre serré, s’engouffre dans le chenal.
A l’intérieur, une odeur d’huile brûlée. Ils avancent en enfilade. Un sas à double battant est franchi. Chacun prend le soin de relever les pieds au-dessus des lamiers qui émergent du sol. A peine dix pas plus loin, une porte est poussée qui geint. Derrière, le cœur de la fortification s’abat sur eux. Depuis l’arrière de faux vitraux, des croisées de torches crèvent l’ombre. La salle hiératique est comme en lévitation sous la masse des murs courbes, suspendue dans son silence souterrain. Le groupe se sépare. Ils ne sont plus que trois à les encadrer. Au ras de la muraille interne, tous les trois mètres, un demi-tube plonge dans le sol. Ils en dépassent huit. Cette fois, les garçons sont invités à s’accroupir : soute à accès rampant.
Tous trois alignés au coude à coude après qu’ils aient traversé le goulet à plat-ventre, leurs pieds touchent maintenant ceux des prélats auxquels ils font face. Nadun est le plus proche de la sortie. A côté de lui se tient Manyan. L’étranger aux bottes lui fait face. Au fond, Giro semble à demi confondu dans la roche. Les trois se retranchent dans un sentiment de méfiance contenue, collés les uns aux autres. Les minutes s’avancent en rang serré.
En rabattant le volet d’entrée de façon à obturer la bouche par laquelle ils viennent de pénétrer, Frère Gabe cogne les rotules de Nadun. Avec Jeen, le manchot est celui qu’ils craignent le plus. Il a quelque chose de gênant dans sa façon de les instruire, et de les punir. Jeen ayant disparu du cloître depuis près de quatre Cycles, Frère Gabe semble avoir écopé du rôle de tutelle. Aucun d’eux n’est convaincu d’avoir gagné au change. Dans l’ombre sale de sa chevelure, Gabe fronce un sourcil lépreux avec obstination. L’humidité assaille avec égalité les six occupants, étendant l’inconfort. En trois mots il invite Sotov à exposer les termes du réquisitoire : sa voix nasillarde parvient en réponse depuis le fond de la tuyère d’où il se penche au-dessus de Giro.
Les mots sont durs. Il s’avance souvent plus en avant pour les appuyer, obligeant celui qui le jouxte, l’homme aux bottes, à serrer davantage les genoux parce qu’il ne dispose, comme chacun d’eux, que d’un espace étroit sur le renfort pierreux. Alternant antiennes monocordes et sermons acerbes, Sotov remplit le silence avec obstination :
« … Il ne peut être toléré que soient sabotés sciemment l’Instruction et la Retraite ; c’est déviation que de bafouer ce que tant de Dévots honorent, et que tant avant eux ont honorés... La Règle précise en ces termes… »
Les extraits des Us sont nombreux. Les trois novices tentent de jauger la solennité de la séance en fonction des Livres dont ils ont été tirés : à la grâce des caprices de la flammèche de veille, ils échangent d’imperceptibles jeux de pupilles sans parvenir à la certitude de communiquer entre eux. S’ensuit l’énumération interminable des dégâts. Aucun des adultes n’est en mesure de le sentir mais les Œil bruissent en silence, comme des moteurs en veille : la nervosité des porteurs brouille les signaux, le stress les poussant à combattre une irrépressible envie de rire mais aussi des angoisses résiduelles non traitées. Des filets de vapeur s’échappent des nez et des bouches. Que l’absence de Jeen les ait poussés à dépasser ouvertement les limites de l’acceptable, ils en sont conscients. La lourdeur de la sanction peut déjà être jaugée à l’aune de cette question. Mais un mystère demeure : pourquoi les avoir emmenés ici ?
Il en est fini des articles incriminants de Vie à Inari. De l’autre côté du tube, un peu plus haut, rien ne transpire de cette tension. Tout est vide et froid. En bas, ils courbent tous trois l’échine, creusant leurs épaules alors qu’un silence final fige la scène. Quelque chose ressemble déjà à un verdict.
Un imperceptible raclement de botte perce contre le sol gravillonné. Frère Gabe rompt le malaise.
« Ce Quart donc, sera donc prononcée votre séparation de la communauté. »

Lorsque le dernier, Giro émerge de la section en clignant des yeux, une scansion s’élève déjà de la bouche de Sotov, déformée par la soudaine amplitude du bastion : « Comme les paroles oiseuses sont reconnues comme une source de conflit, que devront dire les vaniteux de leurs propres fautes : certainement ce que conseille la Mère. Si le silence est préférable aux paroles pour échapper aux peines, combien plus l’est-il vis-à-vis des mauvais propos. Nous défendons qu’Un de la Règle raconte à un autre de la Règle, ou même à quiconque, les turpitudes commises dans le secret des roches, car celui nuit aux cercles de l’Avent. De même nous défendons qu’il narre à quiconque les débauches commises. Et s’il advenait que l’un entende de telles choses, qu’il le fasse taire ; et s’il n’y parvenait pas, qu’il le quitte aussitôt et ferme les oreilles de son cœur à ce bonimenteur… »
Tendue de noir, la pièce centrale du bastion a été fermée au Nord et au Sud. Seuls les volets de fer de douze meurtrières derrière lesquelles ondule la lumière fauve des torches sont restés ouverts : la dureté de l’édifice, rapportée à la lourdeur de l’habillage, finit d’impressionner. Les proportions sont vastes, d’autant que le centre est inoccupé. L’espace, dans les Profondeurs, est un spectacle rare : loin de les émerveiller, l’étendue froide dans laquelle monte la voix criarde de Sotov les rend inquiets. Un tel lieu ne peut être réservé qu’à l’élite guerrière à laquelle ils savent ne pas appartenir. Quelqu’un à Inari est-il un combattant ? Vont-ils avoir à se battre, résister à une épreuve physique ?
Du fond le plus obscur du déambulatoire surgit alors un Dévot - inconnu - puis un autre, émergeant tour à tour des tentures obstruant l’aile Nord, jusqu’à ce que six par côté ils rejoingnent les longueurs de la pièce. De longs cierges piqués dans des candélabres de fer sont allumés. Puis ensemble ils entament un chant, à l’instant même où le flottement occasionné par l’arrêt soudain de la litanie de Sotov a fait monter la peur d’un cran. Les voix puissantes gagnent la voûte sans être réajustées et leur fondent dessus avant qu’on ne les agenouille à terre. L’harmonie, répondant au signal, s’intensifie : le plain-chant dévore le volume glacial quand le Père Estheb surgit vêtu du Surplis, méconnaissable. Il ne leur accorde pas un regard. Il fait un pas sur la droite. Un bras réticent est tendu dans une niche à l’intérieur de laquelle il manipule quelque chose. Le chant prend fin sur une note basse. Un premier bruit lugubre traverse l’air immobile. Le vieux Retsam en casse alors brutalement l’écho d’une sorte de cri :
«  Quiconque mange et boit, mange et boit sa propre condamnation s’il n’y distingue l’Esprit de la Règle… » Son corps se tord un peu sous l’effort tandis qu’il continue de manipuler des choses enfoncées au creux de la niche.  « … L’Extrusion Médicinale frappe ces trois : qu’ils soient livrés à l’ombre.»
Un deuxième bruit plus lourd monte cette fois distinctement depuis les sous-sols. Puis sans autre étape, un fil se dessine au centre de la dalle vide autour de laquelle ils sont agenouillés, traçant une ligne sur le sol qui s’est mis à trembler sous leurs pieds. La ligne s’évase vite, ouvrant une tranchée dans la pierre. Deux portions de l’ancien parterre, distinguées, s’écartent désormais l’une de l’autre en s’enfonçant dans la contremarche qui encadre la dalle. Depuis un sous-bassement inconnu, une ombre gagne en volume. Un impressionnant trou rectangulaire bée finalement entre eux, insondable. Les trois Prétendants sont médusés. Les Tombes[2] ne sont donc pas une légende.
«  Qu’on les sépare de l’Avent jusqu’à ce qu’ils fassent pénitence, lance l’un des Prélats
- Qu’ils soient éloignés des Nôtres, et ne puissent recevoir les Tercets », lui répond Estheb d’une voix  blanche.
De ses doigts, alors qu’il vient de retirer sa main de la niche et que le sol est désormais grand ouvert, il pince la mèche d’un premier cierge, laissant échapper un filet de fumée dont l’ondulation gagne les hauteurs avant de se dissoudre. De là, il entame une ronde d’une lenteur extrême, tout au long de laquelle il éteint de ses doigts chacun des cierges l’un après l’autre. A la fin de ce parcours, il est aux côtés des trois porteurs d’Œil.
«  Nous voilà désormais privés des Lumières de la Règle. »
Au supplice, aucun des adolescents n’ose redresser la tête. Une nuit de fumée s’est abattue sur le bastion au ventre écartelé.
« Ici, vous ferez tous trois contrition jusqu’à la fin de votre Prétendance. Vos Corvées seront adaptées, et s’exécuteront directement depuis les bas-lieux. Renoncez à monter vers quelque autre niveau que ce soit. Renoncez à entrer en contact avec quiconque. Vous serez placés sous la surveillance du Timon Ixens ici présent : plus aucun Aventien n’est davantage en mesure de vous approcher.
- Que la Vibration propage leur Bannissement ! éructa l’un des prélats.
- Le Timon Ixens reprit Estheb, s’il sert la Règle, ne fait pas partie de notre communauté. C’est à lui que j’ai décidé de vous confier, avant que nous ne décidions de ce qu’il adviendra du Prétendant Manyan, et du Prétendant Giro. Quant au Prétendant Nadun…
- Qu’il soit maudit » murmure Frère Gabe, enhardi par l’animosité ambiante.
Une première torche est jetée en bas. Une flamme lointaine projette bientôt de drôles d’ombres depuis les entrailles de la casemate, qui dansent vilainement sur les murs. « …. il a été décidé qu’il ne pourra rester en Septième à l’issue de son séjour. Il sera envoyé dans un avant-poste. Le Timon est, à ce titre, en charge d’établir sa destination exacte : en sa double qualité de Minier et de Géologue, il évaluera ses connaissances en la matière afin qu’il puisse se rendre utile. Ainsi en ai-je décidé, pour notre bien à tous et dans l’application de la Règle Unique. »
Un feu mouvant illumine désormais les contreforts de la fosse : en tout, six torches ont été lancées dans le ventre de la Tombe. Des formes malignes lèchent les parois martelées sur quatre mètres de hauteur. C’est l’instant que choisit l’homme aux bottes pour tirer une échelle à paliers depuis le dos d’une tenture, qu’il soulève en perdant légèrement l’équilibre sans que quiconque ne lui vienne en aide. Il finit par la plonger dans la fosse à l’aide de saccades, libérant les différentes sections. Les novices assistent, impuissants, au spectacle de l’homme enjambant un premier barreau. D’un geste assuré, il jette plusieurs fois le bout de sa botte ferrée à l’encontre d’un échelon supplémentaire avant de ne plus offrir que le spectacle de sa tête encapuchonnée, puis de disparaître complètement dans les ombres dansantes. 
Quelques secondes après, les torches enfoncées dans leur portant projettent de nouveaux éclats plus longs, qui montent lécher l’ourlet du gouffre. D’en bas, la voix de Balt Ixens retentit à l’attention manifeste des trois adolescents :
« A votre place je n’attendrai pas inutilement : le système de fermeture ne va pas tarder à s’enclencher, et je n’aimerai pas être coincé là-haut dans le Reksom vide quand les sas étanches auront été refermés… »
Les jeunes condamnés fixent d’un air hébété l’entrée béante ouverte dans le sol, et le premier barreau d’échelle qui affleure. Tout autour d’eux, les prélats se retirent derrière les tentures, vidant l’intérieur de la forteresse l’un après l’autre. Il n’en reste déjà plus que quatre. Giro se décide. Manyan, nerveux, le suit presque immédiatement. Resté seul sur la contremarche, Nadun tient la tête penchée vers le sol.
« Tu n’as plus vraiment le choix, mon garçon. La voix du Père Estheb s’est portée à son encontre, discrète, presque compassionnée. Accepte les choses, c’est ce que tu as encore de mieux à faire. Ixens n’est pas le pire, tu verras. » Mais devant l’inertie de l’adolescent, c’est un coup de fouet qui jaillit de sa gorge : « Descends ! »
Dans une lenteur hallucinée, Nadun enjambe le faîte de l’échelle et s’agrippe au premier barreau. Un simple coup d’œil l’informe que les autres sont en bas à l’attendre. L’homme aux bottes le regarde la tête levée. Il balaye l’intérieur de la Tombe d’un regard embué. Au moment de s’accorder une dernière vision de la fortification, un mouvement attire son attention du côté des herses. Un pied en suspens, il plisse les yeux pour tenter d’accommoder sa vision réduite à raser le sol : deux silhouettes pénètrent le Reksom sans ménagement. En remontant d’un cran, il a le temps de voir le Père Estheb partir au pas de course dans leur direction, puis faire machine arrière et se précipiter vers la niche de commande. D’en bas, l’homme aux bottes l’interpelle :
« Que se passe-t-il ? »
Des deux extrémités, les dalles entament leur fermeture. Il les voit parfaitement glisser l’une sur l’autre, à fleur. Il ne lui reste que quelques secondes. Au loin, Estheb a rejoint les nouveaux venus. Nadun jauge la vitesse de jointure et se décide à remonter d’un barreau. Cette fois, son Œil est bien là. Rien à voir avec le murmure qu’ils s’échangent avec Manyan et Giro depuis tout à l’heure. Il crépite. Il brûle. Il vrombit. C’est Emmerick, le Haut Dévot. Il a l’air en colère. L’autre, il ne distingue pas son visage. Il reste approximativement quatre mètres d’ouverture et les dalles se rapprochent. L’Œil distord les choses comme à travers du verre, sa vision est faite d’ondes liquides, une surface à travers laquelle on aurait jeté une pierre et dont les ronds concentriques augmenteraient la taille et la définition de la zone d’impact définie autour des trois silhouettes - Estheb les a rejoints. Le troisième, c’est Doug Anachur, le CommIntendant du Ligodon. L’Œil ne se trompe pas. L’Œil ne se trompe jamais.
« Merde Nadun, qu’est-ce que tu fous ? Y se passe quoi, là-haut ? »
Le CommIntendant lui viendrait-il en aide s’il se jetait maintenant hors de la fosse ? La tension électrise ses membres. L’Œil zoome à l’infini, ses pieds appuient sur le bossoir. Là-bas, la conversation s’anime. Tout à coup, le Haut Dévot tourne la tête dans sa direction : il peine à le localiser, puis leurs regards se trouvent. Nadun rentre instinctivement la tête avant de redescendre précipitamment le barreau qu’il a remonté. Deux mètres d’ouverture.
« Convers, tu ne vas pas avoir le temps d’ôter l’échelle ! » La voix de Baltimore Ixens a grondé, à la fois virulente et anxieuse. Dans le dernier mètre d’ouverture restant, Nadun perçoit le bruit d’une course. Il est descendu à mi-hauteur de l’échelle, dont les crochets sont restés arrimés à la dalle. Cinquante centimètres. La chaleur des torches lui caresse les jambes.
« Nadun ! » La voix rêche d’Emmerick s’immisce dans l’étroite ouverture.
Les yeux remplis de larmes, Nadun lève la tête vers ce qui n’est plus qu’un fil, puis plus rien. Dans un couinement, l’échelle se tord sur elle-même sous les mâchoires de béton qui se rejoignent. Sans la moindre résistance, le haut de l’escabeau se fend, puis éclate. Libérée de ses attaches, la fine structure d’acier penche lentement, puis entame sa chute. Nadun, agrippé à mi-parcours, lance un bras inutile vers l’arrière. Sa jambe se tord bizarrement sous lui, juste avant que la carcasse déformée ne s’abatte à son tour. Elle rebondit sur elle-même deux fois, dansant bizarrement à quelques centimètres du sol dans un concert de vibrations sonores, puis la scène s’immobilise dans le feu ardent des torches malmenées par l’appel d’air. Ils sont claquemurés.



*** * ***



(Voix ferroviaire Nord – Zone de transit InterProfondeurs)


En passant le sas de l’autogare d’Olderfjord l’anxiété lui noue l’estomac. Le trajet a été court mais ce Quart-là d’attente s’est écoulé terriblement lentement sur le quai, où son père n’est pas venu le chercher. Une acidité épouvantable lui fait roter de la bile brûlante en lui gâtant l’haleine. Son sac jeté sur l’épaule, il s’éloigne d’un pas rétif vers le parapet, ignorant le tunnel sur-éclairé de l’entrée principale.
Frère Teuque était resté nerveux, aux aguets, sombre et préoccupé comme si quelque chose d’autre le tenait définitivement à l’écart de sa tâche. Il l’avait regardé à plusieurs reprises s’empêtrer avec son sac, l’avait aidé parfois, lui avait parlé très rarement. Il avait fini par lui glisser un code à l’oreille en lui conseillant d’emprunter une voie-tube automatique et ensuite, après avoir évité son regard à plusieurs reprises, l’avait finalement toisé avec ce qui ressemblait à de la pitié - il n’aurait pas bien su dire. Il lui avait même semblé sentir un peu de culpabilité lorsqu’il s’était éloigné des voies en le laissant avec son sac. Puis il s’était retrouvé seul. Quelques minutes étaient passées, vides, puis l’anxiété l’avait gagné au point de regretter instantanément la promiscuité rassurante des autres, le séminaire, les moines et les prières, les humiliations même, et il eut faim. Comme toujours. Frissonnant sur l’embarcadère où l’avait quitté cet accompagnateur intimidant, il avait ouvert son sac et grignoté une galette sans réussir à se mettre en route. Il avait même, un instant, songé à rentrer au Cloître. Puis à rattraper le moine trapu aux muscles gourds et au visage mauvais, qui était pourtant parti dans la direction opposée.
Il s’était dit que les autres avaient raison, que c’était un froussard : il les emmerdait. Dès les premiers mètres il avait eu très mal aux bras et la peur de tomber l’avait empoigné pour ne plus le lâcher. Ses muscles s’étaient durcis jusqu’à ce qu’ils fassent mal à en gémir – il était seul, qui s’en souciait ? - et cent fois il avait cru lâcher prise, amarré au wagon caracolant dans le noir. Il n’avait cessé de retenir sa respiration au point de manquer perdre connaissance quand des odeurs pestilentielles s’étaient immiscées dans ses narines et dans sa bouche sans qu’il ne puisse s’en protéger, ses larmes emportées par la vitesse.
Quand il avait quitté le convoi en profitant de la décélération pour échapper aux caméras de surveillance, son saut, trop hésitant, lui avait valu de chuter sur les rails qui s’enchevêtraient dans le noir. Il connaissait les symboles, il n’avait eu qu’à les suivre en trottinant par saccades rendues pathétiques par un genou sanguinolent à travers les petits passages de maintenance. De ce pas déplorable il avait débouché sur la niche d’embarquement suivante, et dans l’instant ou il attint la première marche, une rame s’était présentée qui avait réagi à l’encodage de Teuque bien plus rapidement qu’il ne l’aurait voulu. Assis dans un chariot à ciel ouvert, le visage à l’abri de sa capuche, il s’était finalement effondré et n’avait pu se retenir de pleurer jusqu’à ce que de violents soubresauts ne l’enjoignent à recommencer à se cramponner. Il avait passé les deux derniers kilomètres debout, les cuisses meurtries.
Il rumine désormais un sentiment mitigé. Son père n’est-il pas venu sciemment, ou est-il possible qu’il l’ait oublié ?
La sueur lui brûle les aisselles et l’intérieur des cuisses quand il atteint le Niveau d’Entrée. Il jette un œil désabusé sur le pallier qu’il a tant souhaité rejoindre mais n’arrive pas à noter ce qui rend le décor si différent du souvenir qu’il en a gardé. Après tout, contourner le tunnel sanitaire pour échapper au codage de l’inévitable douche de stérilisants était peut-être une mauvaise idée. N’étant plus censé franchir la Clôture de la moindre colonie - encore moins de la sienne - ça lui avait semblé la façon la plus discrète de pénétrer dans le Ligodon. Faire prendre un risque de contamination à la Laponique toute entière en violant le protocole sanitaire le panique, maintenant : qui sait à quelle menace il s’est exposé durant sa déambulation dans les couloirs techniques ?
Il récupère ses affaires et décide de se rendre chez les Khal. Le kilomètre et demi de corridor militaire à franchir sous oxygène est infect : la sensation d’un désastre rend sa progression à la fois pénible et frénétique. Devant le bâtiment-gare enfin, haletant, il reconnaît l’ascenseur de la Laure du Père Molin. La sensation qu’il est en train de suivre un parcours fléché pensé pour l’amener jusqu’ici l’inquiète. Il se ronge un peu le doigt puis finit par appuyer timidement du pied sur le poussoir en levant la tête à l’encontre d’une éventuelle caméra.
Lorsque le panneau électrique coulisse, il a le temps d’apercevoir son père, fugace, passer dans le corridor du fond sans même lui adresser un regard, et c’est lorsqu’il éprouve le sentiment terrible de ne pas être désiré que Molin Khal apparaît dans l’embrasure. Son ton le surprend : bien que le père de Nadun ne les ait jamais traités avec gentillesse son frère et lui, il n’a jamais usé d’une telle froideur.
« Rodney.
- Bonsoir, Retsam… Mon… Mon père est-il ici ?
- Je ne peux pas t’ouvrir ma Laure. Reste sur le seuil.
Le jeune obèse, hypnotisé par la vision de son père traversant la pièce sans lui adresser la parole, s’est instinctivement avancé vers les appartements mais la main du prêtre le retient.
- Tu ferais mieux de t’en aller. Il désigna la tubulaire la plus proche, derrière laquelle le reste des habitations prenait naissance. Ton frère doit peut-être t’attendre. » Il ne saisit pas. Ürge ? Que vient-il faire dans cette histoire ? Ürge est à Utjoski. « …Nous vivons ici des moments difficiles et ta présence viole les dispositions des Us, j’espère que tu en as conscience. Et je te conseille aussi de te changer ajouta le père de Nadun en froissant le haut de son vêtement rituel entre deux doigts épais. « Tu souilles ce que tu portes. »
Ca a pris naissance dans sa poitrine, puis très vite ça a atteint une vilaine puissance, grondant par dessus sa contrition programmée : il réplique avec une agressivité qui le surprend lui-même. Des moments difficiles ? Son père traverse des moments difficiles ? Les Convers et leur sadisme, la trahison de son frère et de son père, la douleur de la séparation, cet enseignement infernal, cette fuite avilissante, et comment croit-on qu’il AIT PASSE, LUI, DES MOMENTS FACILES DANS CE TROU A MERDE…
- Mon fils y est bien encore, lui. »
Coupé net dans son élan, il reste envahi par la colère. Il a conscience d’avoir fauté dans ce que l’on attendait de lui et pourtant il ne regrette soudainement plus rien, et davantage encore, ce dédain paternel, ce refus de le voir, ce refus de l’accueillir, de l’héberger, de l’aider, le pousse dans ses retranchements. Le regard mauvais, il essaie de contourner une fois encore l’obstacle physique que lui oppose Molin quand du fond de la Laure, son père s’approche.

Après de longues secondes durant lesquelles il le vit soutenir son regard, Doug réalisa que son plus jeune fils n’était pas en mesure de réaliser la situation. Il l’avait fait extrader d’Inari, certes, mais maintenant qu’il était devenu un Retranché il leur faudrait mentir, dissimuler, guetter, et déjà prier pour qu’Estheb n’ait pas lancé un homme ou deux à ses trousses pour le prendre en flagrant délit de Violation de Clôt. Emmerick lui-même, qui n’avait pas caché son peu d’enthousiasme à quémander la rupture de son Oblation, n’aurait d’autre choix que d’opposer une surenchère aux sanctions que le Retsam d’Inari exigerait auprès de l’Ordre si Rod était découvert ici. Personne ne leur viendrait en aide. Tous le laisseraient tomber. Emmerick, la Mère. Molin restait encore le seul à ne pas lui tourner le dos. Rod semblait ne pas avoir conscience de ça : il se présentait ici en plein milieu du Cycle au lieu de se fondre dans le décor et d’attendre un moment propice, ignorant stupidement les messages - pourtant évidents - que constituaient l’absence soigneuse de tout préparatif d’accueil, s’entêtant de la façon la plus stupide à essayer de les voir, agissant comme si le sort réservé aux déchus lui était inconnu et les sanctions encourues pour ceux qui contrevenaient à son bannissement inconséquentes. Et s’il avait - au moins - pris la peine de contourner les pièges les plus élémentaires (les quais d’Accueil, la salle de stérilisation), il n’en avait pas moins démontré une fois de plus son immaturité, son inconséquence et sa grossièreté. Pire, maintenant qu’il les avait trouvés, il se présentait en victime avec, tel qu’il le connaissait, l’idée d’avaler une collation quelconque.
Doug ne pouvait faire autrement que de lui opposer le plus glacial des accueils au cas où ils seraient déjà observés – lui qui avait rêvé de l’étreindre tendrement loin de tout regard, qui avait cent fois ressassé ce scenario dans lequel il le devinait soigneusement caché quelque part à l’intérieur de la Clôture, vaquant à d’inutiles tâches pour donner le change, tremblant à l’idée de pouvoir le serrer contre lui, de le nourrir de ces meilleures algues qu’il lui avait mises de côté. A la place, il regardait cet imbécile persister dans sa bêtise, les mettre tous en danger et comble de tout, se courroucer d’être mal accueilli : chaque mot de la conversation qu’ils allaient engager, au lieu de le ramener à la mascarade à laquelle ils devaient urgemment se livrer, au lieu de lui faire réaliser l’étendue de sa bévue et lui faire comprendre la partition à jouer – prendre l’air le plus dépité qui soit, faire demi-tour et faire semblant de quitter le Ligodon  -, allait le rendre plus offensant, tout stupide qu’il était. Mortifié, Doug lisait dans les yeux de son garçon une rage confuse, son visage ravagé par la fatigue, de longs cernes boursouflant le haut de ses pommettes. Il le sentait perdu, et blessé, c’était une telle torture de voir ô combien il souffrait, ainsi rejeté après avoir été si injustement traité. Doug pleurait amèrement dans son for intérieur de cette révolte idiote, purement inconsciente, et la haine qu’il le voyait lui porter le terrassait. Alors, tandis que son fils s’arc-boutait déjà, il se détourna en soufflant lentement par le nez et regagna d’un pas morfondu une chambre du fond du corridor sans parvenir à savoir s’il espérait qu’il le suivît ou au contraire, qu’il disparaisse. Rett eût été là, elle l’aurait aidé. Elle aurait su quoi faire, ou quoi dire. Elle, les aurait aidés à sortir de cette impasse. Mais Rett était morte. Il l’avait laissée se pendre, Molin l’avait laissée se pendre, aucun d’eux n’avait réussi à lui donner un espoir, quel qu’il fût. Voilà où ils en étaient. Incapables de s’avouer le moindre amour, froids comme les pierres dont ils étaient entourés, fissurés de toutes parts.
Rod resta dans l’entrée, indécis. Il se sentit soudainement très fatigué. Des images sans visage d’une mère à l’agonie dans des draps blancs remontèrent à sa mémoire alors il tripota la lanière de son sac, attendant confusément que quelqu’un vienne le prendre par la manche et lui dire quelque chose. Un voile passa devant ses yeux, durant quelques secondes il perdit la notion du temps.
La main large de Molin le serra soudainement à l’épaule comme un étau :
« Rod, fais preuve d’un peu de jugeote pour une fois : amende-toi, au moins. Les choses finiront par se tasser. » 
A sa grande surprise, la réponse du petit obèse fusa, proche de l’hystérie :
« M’amender ? M’amender de QUOI ? Que mon propre père m’ait descendu jusqu’à Areie dans le seul but de se débarrasser de moi ? D’avoir dû remonter à nouveau toutes les Profondeurs seul jusqu’à Inari, quand Ürge et moi, tous les deux, devions être convertis ensemble dans la Maison Provinciale ? Le Haut Dévôt ne m’a pas envoyé à Inari pour devenir prêtre, il savait pertinemment que j’échouerais ! VOUS LE SAVIEZ TOUS ! C’est à cause de VOUS qu’il a accepté cette Oblation DEGUEULASSE que mon père a NEGOCIEE, comme on le fait pour les malades ! En suppliant ! Je sais bien pourquoi on m’a fait partir là-bas : on ne s’est même pas caché pour me le dire : c’est dans l’espoir que je puisse espionner Nadun ! Le Haut Dévot, il ne voulait que ça ! Je le déteste ! JE VOUS DETESTE ! »
Du fond de la laure monta alors la voix de Doug, ivre de cette colère que l’absence de Rett qui n’était pas, cette fois, venue à son secours, qui ne viendrait plus jamais, venait de laisser prendre possession de son âme en le poussant à rejaillir dans le couloir :
« Mais même en cela tu m’as déçu ! Tu ne nous as rien rapporté que des histoires de retraitement de fumier ou de bagarres de chambrée ! Des silences merdeux, en disant qu’il te foutait la trouille ! Des reproches de tes instructeurs, des railleries à mon encontre, des putains de railleries, la honte de devoir entendre, encore et encore, à quel point tu es veule et paresseux : à quel point tu es obnubilé par la bouffe ! Au point que ta bassesse, ta nullité, embarrassait soit disant l’Ordre auquel moi, je t’avais offert ! Bon sang Rodney, tu portes MON NOM ! Qu’a-t-on à faire de tes reniflements ? Ce n’est pas ce que chiait Nadun qui importait : tu n’as retenu que ça ! Et dis-moi, comment tu aurais pu raconter quoi que ce soit d’autre, puisque tu passais ton temps à récurer les chiottes ! C’est la seule utilité qu’on t’ait trouvée ! D’ailleurs, tu pues encore la pisse ! »
Après la gifle que lui administra Molin, le CommIntendant, cette fois plus maladroitement, ajouta : « Tu ferais mieux d’aller te laver.» 

*

Les mains rabattues sur les épaules, il laissa l’eau ruisseler sur le haut de son crâne : le filet retombait comme un baume délicieux sur son corps marbré de blessures et de contusions, et il se laissa enfin aller à de gros pleurs hoqueteux accentués par cette faim torturante dont, pour rien au monde, il ne ferait plus part. Le nez gluant, il n’avait pas hésité à aller réenclencher trois fois la vanne générale, violant sans vergogne les restrictions d’usage pour goûter encore à cet instant d’oubli : maintenant que la pression s’amenuisait pour la quatrième fois, il accepta enfin de mettre un terme au plaisir de cette longue douche individuelle prise sans personne pour moquer ses bourrelets rougeauds, ses petits seins graisseux ni ses fesses flasques, et ses paupières rougies sous l’effet de la vapeur s’ouvrirent sur de longs cils humides.
Derrière son épaule qui frissonnait désormais dans les replis d’un linge, un homme plutôt grand, étonnamment maigre, les cheveux soigneusement coupés, apparut en tenant une fille pas vraiment belle par la taille, les deux mains posées sur son ventre marbré de veines saillantes qui augurait d’un accouchement imminent : tous deux étaient en tenue de bain. Derrière les jambes couperosées de Kunneïs Pallatti, de la longue serviette d’Illurgien, une seule jambe dépassait : de l’autre côté, un moignon boudiné à hauteur du genou boursoufflait sous la couture.




[1] Terme clanique désignant les temples fortifiés de première génération combinant, en Septième, les fonctions de lieu de culte, de forteresse et de bunker. Ce modèle de construction, dont le principe de confinement comme le caractère particulièrement spartiate rend toute occupation prolongée éprouvante, a finalement été abandonné au profit de constructions plus spacieuses, tandis que les fonctions cultuelles et défensives ont fini par être distinguées dans le développement de l’architecture aventienne.
[2] Section militaire enterrée sous les temples fortifiés, séparée des bastions par un système de double dalle coulissante isolant de toute intrusion extérieure. Zones équipées pour assurer l’autonomie en air, eau et nourriture pour une escouade – douze moines – sur une durée de six Grand Cycles

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