LA REGLE PRIMITIVE - Chapitre Treizième :::: (Le 4ème H - Tome 1)
CHAPITRE TREIZIEME
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« L’homme qui avance au nom de la Règle fait en
sorte que ceux qui
lui sont inférieurs ne puissent pénétrer ses
desseins. »
Livre
des Assauts – 8ème Tercet
(Puits
de Sephta – Niveau d’Accueil – Zone déclassée)
Il leur liste des informations qu’ils connaissent : la
règle d’oralité, le fait que rien ne sera filmé ni enregistré, et en regardant
Emmerick d’un air mauvais, que rien ne devra non plus être retranscrit. Il les
menace, même : si une seule des informations échangées devait filtrer, ils
seront tous dans l’obligation de
nier. Tous. Est-ce bien clair ?
- Parfaitement clair. Panthéa Sikilê a adopté la
même fermeté. Je propose que Jeen introduise la session.
- Ah bon ? Moi je crois qu’il faudrait discuter
de sa présence, au contraire : Saintauret hoche du menton en
désignant le Convers. A quoi bon rabâcher tout le reste si on laisse passer
ça ? Déjà qu’on n’est pas tous là. »
Dehors, de grosses vagues roulent en contrebas de la
porte à volant que les sept participants ont franchie en tentant d’éviter les
paquets d’écume. Pénétrer le Fort en ruine par les coursives intérieures, au vu
de l’instabilité des infrastructures, était trop dangereux : pupitres de
commande arrachés, câbles sectionnés et capteurs dévissés, le lent pillage de
Sephta jetait un voile opaque sur l’état sanitaire de la vieille centrale. Plus
bas, c’était pire : les systèmes de ventilation étaient presque tous à
l’arrêt et les programmes de régulation censés préserver des impressionnantes
variations de pression à l’œuvre dans la chambre de combustion avaient un
fonctionnement erratique.
Installé autour de la table d’analyse le groupe remue peu,
engoncé dans de lourdes combinaisons à peine dégrafées. L’odeur de l’océan et
l’humidité du vent vaudront de toute façon à ces vêtements d’être brûlés.
« Si c’est pour constater l’état de ce merdier –
le militaire tape inutilement du talon de sa botte contre le sol qui ne résonne
pas -, on aurait pu confier la tâche à une sorte de technicien,
non ? » La fatigue durcit les traits de son visage, creusant deux
diagonales dans sa mâchoire prognathe. De tous les présents, il est celui qui a
parcouru le plus de distance. « On n’est quand même pas obligés, nous, de prendre ce genre de risques,
si ? C’est un comble. »
Il sait qu’il les énerve. Le BCM est probablement le
dernier site du Réseau leur garantissant la neutralité : aucune des trois
Profondeurs n’est plus en mesure de les accueillir tous ensembles sans un
sérieux risque d’attentat. Il les toise quand même le sourcil levé tandis
qu’ils tentent de se donner un style sous le déluge de photons qui inonde la
pièce, chacun à sa façon. Globalement, ils ressemblent au souvenir qu’il a
gardé d’eux. Panthéa s’est un peu épaissie, mais elle est toujours aussi apprêtée. Pas
vraiment son genre, mais bon. Léo a l’air contrarié. Difficile de dire si ce
n’est dû qu’à la fatigue, mais il a sa tête des mauvais jours, les yeux pochés
et ce pli en bas des lèvres. Emmerick, c’est Emmerick : celui-là a
toujours eu l’air vieux, avec ses lunettes à la con. Ils vont directement se
mettre à parler de tout ce qui l’ennuie : en vrac, le Mur, l’Oblat, la
Conclave. Le milicien se laisse aller à imaginer ce Conseil chez lui, à
Ost : il les visualise arriver les uns après les autres dans sa
forteresse, avec son uniforme : ça aurait une autre gueule. Panthéa pourrait
même avoir une sorte de robe. Dans ce rêve, bizarrement, il y a Hymett. Pas
Hört-Henri - il ne lui a jamais paru digne d’un quelconque intérêt - mais
Hymett est bien là. Il se met à tapoter sur la table. Preutt lui a promis
qu’ils viendraient rapidement à bout de ces questions-là. Encore Maulian.
Toujours Maulian. Ces maudits Khal : ça a commencé avec son père, ça a
continué avec lui et voilà que maintenant, il faut se coltiner son moutard.
Trois générations de timbrés. Pyo l’aurait rassuré, aussi. Il n’avait jamais
aimé ce genre de blablas. J’aurais peut-être dû faire comme Balt pensa-t-il
pour lui-même. Avoir une bonne raison d’être ailleurs. Maintenant qu’il est là,
autant jouer son rôle. Bien plus intelligemment que Preutt ne l’aurait espéré,
d’ailleurs. Au-delà du malaise qu’il provoque, il les déstabilise :
« Nous ne
dirons donc rien sur le fait que celui-là
soit au milieu de nous ? » Cette fois, c’est d’un hochement de tête
que le géant gratifie Jeen assis à sa droite. Il n’a rien perdu de sa masse :
appuyé sur un coude, le buste avancé en travers de la table, il lui impose sa
corpulence. « …et ce serait à lui d’ouvrir le bal, en plus ?
- Jean-Paul…
- Et quoi ? »
Les autres restent assis, raides sur leur chaises en
métal.
« On se fout pas mal de ton avis, mon
vieux. » A l’autre bout de la tôle moirée, Maulian vient de se
pencher à son tour : « Allons, sérieusement, allez-vous vraiment
jouer cette mascarade ? »
Elle se croit obligée d’intervenir :
« Molin, inutile de mettre de l’huile sur le feu. »
La plus petite des silhouettes, réfugiée dans une cape
brune volumineuse. Elle n’a pas le temps de finir.
« Panthy, mets-toi où je pense tes
recommandations. Qu’est-ce qui vous pousse encore à jouer aux bons élèves,
hein ? Merde je vais devoir subir vos « Molin » par-ci et vos
« Molin » par là ? Allons, Maverick, Georges, à quoi ça
rime ? » Il les provoque du regard. Emmerick ne prend pas la
peine de lever la tête. Au bout d’une seconde, il se recule à nouveau en
soufflant bruyamment. Après ce qu’il vient de leur faire en emmenant Nadun au
Mur, autant compter ses coups. Il décide d’ignorer Panthéa qui continue, en
retour, de lui lancer un regard lourdement maquillé chargé d’éclairs. Il n’a
échappé à personne que lui seul est armé. La crosse volumineuse du Knak-Ipo
qu’il porte à l’oblique dans le dos sort au-dessus de son épaule comme un os
poli. Jeen se surprend à souhaiter être n’importe où ailleurs qu’ici.
« Il ne faut pas confondre ce qui est d’avec ce
qui a été... » La phrase de Georg Preutt sonne creuse. Jeen essaie de
ne pas trop baisser la tête pour ne pas rater un signe qui lui serait adressé
par la Mère ou le Haut-Dévot. Le Président choisit difficilement ses mots,
semble-t-il : « Maulian, ta présence parmi nous est presque aussi critiquable
que la sienne, surtout après le coup que tu viens de nous faire. Tu es prié, a minima, de garder un peu de réserve.
Déjà bien content qu’on t’ait pas envoyé au trou pour ça alors de grâce, épargne-nous tes vociférations. » Et plus
doucement : « Essaie d’être un peu sociable, pour une fois. »
Sa voix s’étant interposée avec calme, chacun tourne
la tête vers Emmerick qui essuie patiemment ses lunettes à l’aide d’un linge :
« Et si nous laissions parler Jeen ? Nous avons effectivement intérêt à le
libérer au plus vite, n’est-ce pas ? » Inutile de regarder le
jeune Convers. Il sait qu’il est tétanisé. Preutt se racle la gorge.
« Allons, puisqu’il semble que nous devons en
passer par là... »
La banquette qui fait face au Convers accueille
successivement La Mère, qui vient d’ôter sa cape et laisse dérouler une
chevelure colorée de tons indigos, le Grand Timon des Mines engoncé dans un
manteau à l’épaisseur suspecte et enfin, Léonard Anmuroy, dont on n’a pas
encore entendu le son de la voix. Le Médecin-Chef de la Corporation. Son rêve
est en train de virer au cauchemar : la réalité de leur présence disloque
son fantasme élitiste. Comme l’a souligné la montagne de muscle, effectivement,
il n’a rien à faire là. Au milieu d’eux.
D’un geste, Preutt encastre son Encarta dans la
console qui s’avance discrètement sur son abdomen : au-dessus de leur tête, le
mécanisme de fermeture s’enclenche. Durant le temps que prend la plaque de
béton pour coulisser, aucun d’eux ne s’exprime. Tous les yeux sont braqués en
direction du plafond. Quand sa course prend fin dans un choc sourd, le quartz
qui descend depuis le plafond s’illumine, plongeant le reste de la pièce dans
la pénombre.
Jean-Paul se demande si le Niveau d’Accueil est resté
allumé, au-dessus. Dans la nuit, là-dehors, une lampe de poche doit se voir à
plus d’un kilomètre : autant agiter un drapeau à l’attention de tous les
dégénérés du coin. Autant leur crier « Hey, on est là ! » depuis
le toit de la Coupole. Est-ce le seul à s’en soucier ? Une pointe traverse
son estomac, longue et douloureuse : les immondes pastilles de sodium que
Léonard les a forcés à avaler ont du mal à passer. Okay, l’intensité des
radiations éloigne les curieux. Okay, l’environnement du Puits est si hostile,
et le forage si éloigné de toute voie praticable, que personne n’est en mesure
de s’en approcher sans faire réagir les systèmes de défense d’Orangis.
N’empêche, des types déterminés pourraient bien décider de s’en prendre à leur
principale réserve d’uranium : y’avait qu’à regarder tout autour pour
constater que personne ne se privait pour dépouiller consciencieusement le Fort,
c’était presque un miracle que le couvercle de la chausse-trappe n’ait pas été
retrouvé éclaté. Un miracle qu’ils aient trouvé assez de chaises pour
s’asseoir. Des inconscients venaient carrément y faire leurs provisions - même
si on ne donnait pas cher de leur espérance de vie juste après : ça se
comptait à peine en Cycles, généralement. Okay, c’étaient les câbles et les
consoles qui disparaissaient : personne ne prenait le risque de franchir
le 3ème Niveau. Mais quand même. En fait, à bien y regarder, ils ont
tous l’air inquiets. Chacun redoute un son qui viendrait d’au-dessus, voire
pire, d’en dessous. Personne ne pourra plus se tenir véritablement debout.
« Très bien. C’est à vous,
Convers. » La voix de Preutt résonne différemment, ce qui les
surprend tous. Jean-Paul réprime une sorte de hoquet. Que ce soit la proximité
du dehors, dont l’odeur affreuse suinte malgré les différentes couches de béton,
ou cette salle fantomatique coincée sous une double dalle, cet endroit est
lugubre. Jeen cherche un soutien auprès d’Emmerick, qui ne lui offre qu’un
haussement de sourcil. Six paires d’yeux cernés l’observent.
« Merci… de l’attention que vous porterez à mes
paroles. Je souhaite tout autant que vous que ma présence reste limitée,
soyez-en assurés. » Sous sa combinaison, il transpire abondamment.
Entouré de la quasi-totalité des aulionniens encore vivants, il se demande s’il
ne va pas être froidement exécuté sitôt son exposé terminé, puis abandonné dans
le désert de glace qui les entoure. Maulian Khal a un fusil. Un calibre qui
suffirait à rendre son cadavre méconnaissable. Il renonce à maîtriser le
tremblement de sa jambe gauche, qui remue frénétiquement sous le plateau de fer.
Sur sa droite, Emmerick a rajusté ses lunettes. Derrière lui, Jean-Paul
Saintauret a les bras croisés sur le torse. Il se lance : « Comme
vous le savez, Nadun est actuellement en Séminaire à Inari depuis presque onze
Grand-Cycles, pas très loin d’ici... » Il tente de faire le vide sans y
parvenir. Un rat parmi des chiens. « … Il devrait terminer sa Conversion
et être ordonné à l’Oblation dans les cycles qui suivent : c’est en tous
cas la mission qui a été confiée au Séminaire auquel j’ai été...
- Tu…
- Maulian, laisse-le finir. Nous savons tous les
réserves que tu as prononcées concernant le choix d’Inari le coupe
sèchement Emmerick. Mais ce Conseil en a décidé ainsi il y a déjà bien
longtemps et pour le bien de tous je pense. Il est tout simplement hors de question que cette disposition
soit remise en cause. » Le Haut Dévot vient en aide au Convers. Du moins,
c’est comme cela que Jeen interprète son intervention. Jean-Paul tente de
saisir ce qui se passe, déconcentré par les douleurs qui traversent son tube digestif.
« Dis plutôt qu’une trouille bleue t’empêche de
le laisser rester à Areie… »
Le bibliothécaire persifle cette fois, tournant
ostensiblement la tête vers Maulian :
« Tu as l’obligation
d’accepter les décisions que nous prenons, même celles concernant ton fils.
D’ailleurs, il a déjà été décidé qu’il t’était ôté le droit de le considérer
comme tel. Tu as déjà tenté de bafouer trois de nos décisions : ne crois
pas que tout te soit éternellement permis…
- Oh, je sais bien que rien ne m’appartient. Ni la
femme, ni l’enfant. » Son regard bascule vers Anmuroy : « Je ne
sais pas plus ce que vous avez fait d’elle avant de la mettre dans ma couche
que ce que vous allez faire de lui. Vous ferez les choses à votre manière, bien
sûr : que pourrais-je bien y faire, hein ?
- Rien d’autre que de compliquer les choses,
effectivement. Comme tu l’as fait en menant cet enfant au Mur. Tu viens de nous
faire prendre à tous un risque inutile ; à toutes les Profondeurs même, si
on y pense. Tu es incontrôlable et tu sais quoi, tu es le seul responsable de
ce qui est en haut du Mur. Je me demande quand tout le monde l’aura enfin
réalisé. Oui, je me le demande. »
Saintauret le trouve étonnant. Farouche, presque. Et
puis, l’autre est dingue, il a raison. Là-dessus, il lui donne entièrement
raison. Une nouvelle aigreur le fait grimacer.
« Maverick, tu consultes bien trop ce Mur… Tu es
bien le seul à le faire, d’ailleurs : eux s’en foutent, pas vrai ? Ca
occulte clairement ton sens de l’analyse. » Le Haut Dévot se contracte sous
l’attaque. « Vous m’avez fait promettre de donner cet enfant à l’Avent, je
me suis exécuté. Que me reproches-tu exactement ? D’avoir voulu te le
livrer en mains propres ? » Ce
qu’il y a dans sa voix est pénible à entendre. Saintauret bascule discrètement
son ventre d’avant en arrière pour tenter de chasser la douleur, ce qui a pour
effet de mobiliser ses intestins. Seule Panthéa semble assez courageuse pour
affronter la scène. « …Il aurait fallu que je te l’expédie au lieu de ta
convenance, c’est ça ? Comme un colis ? »
Le militaire pèse la haine qui sépare les deux hommes.
Allons, vont-ils se battre avant même qu’ils aient commencé ? Maulian
laisse un nouveau silence peser mais cette fois, c’est à eux tous qu’il
s’adresse. Le milicien se crispe. « J’ai effectivement inséré la Conclave
dans le Mur mais vous, qu’avez-vous fait hein ? Léo, avec mon gosse ? Georges,
Panthéa ? » - Il s’en tire à bon compte. Il ne semble pas en avoir
après lui. Pas directement. En d’autres circonstances il aurait pu prendre ça
pour du mépris mais là, il en fera aisément son parti. – « Peut-être que lui le sait ? » Il
désigne cette fois le Convers. « Peut-être que c’est pour ça que vous
l’avez fait venir ? »
Jeen hésite à reprendre la parole. Le moindre de ses
mots semble pouvoir déclencher un pugilat. « Et bien - a-t-il un autre
choix que de poursuivre ? -, il semblerait que le jeune Nadun donc, soit
entré dans, comment dire, une phase plutôt… réfractaire.
- En quoi cela nécessite-t-il ce rapport ? Inari
est l’un des Séminaires les plus sécurisés de Septième. » Saintauret
lève la tête : à son habitude, Léonard les fait passer pour des cons.
Jeen, lui, pèse le pour et le contre : est-ce bien toujours à lui de
répondre ?
« Oui, bien sûr… Assurément. Mais l’Oblation
approche et…
- Nadun ne pourra pas se plier à vos simagrées, je
vous l’avais dit.
- Maulian !!!… »
Il balaye l’air de sa main tandis que Panthéa ramène
l’attention sur le jeune prêtre :
« Jeen, soyez clair, êtes-vous en train de nous
annoncer l’échec de son noviciat ? » Elle lui porte le coup de
grâce. Il louvoie un peu piteusement dans l’espoir de gagner du temps :
« …Je suis obligé d’avouer que malgré tout le soin porté à son
instruction, nous constatons (il fait le choix de d’englober la vieille
baderne : après tout, si tout le monde le lâche, autant remettre les
choses dans leur contexte) avec la même
impuissance un rejet de plus en plus frontal du code des Us… En gros, tout ce
qui dépasse le cadre strict de sa « particularité » - il a hésité sur
le mot à employer - se heurte à un refus à peine voilé de sa part. »
Le regard de Panthéa Sikilê ne cille pas. Emmerick ne
lui adresse aucun signe. Si, peut-être une légère irritation. Autant en
finir : cet exposé, il l’a ressassé mille fois durant le court voyage qui
l’a conduit depuis les quais d’Inari jusqu’à Orangis, puis ici, dans les pas du
père du gosse lui-même. Inutile d’essayer d’échapper aux choses. Le chef des
Forces Franches est courbé en avant derrière le Haut-Dévot. Entrevues secrètes,
usage récurrent de la clanique, provocations, intrusions dans les Laures des
Frères, affrontements avec les autres Prétendants. Mensonges, soupçons de vol,
cumul de corvées, Pénitenciels inutiles, il essaie de décrire la situation sans
grossir inutilement le trait. Cette ingéniosité maladive, le fil qu’il lui
donne à retordre, à lui : un simple enfant, pas même un adolescent. La
connaissance faramineuse qu’il a des Tercets. L’instinct qui le tient sur le
qui-vive, quasiment tout le temps, même quand il dort. Et ses régulières tentatives
d’usage déviant de l’Œil. Voilà. Ca lui paraît étrangement court, pour finir.
« Comparé à la nature inventive de mon fils,
enfin pardon, de Nadun, tu apparais,
mon jeune ami, mentalement dépassé. » Toute colère a disparu de la voix de
Maulian Khal. Ses mots sonnent d’autant plus durs. « Il est aussi
imprévisible que ce que tu sembles incompétent ; quant au vieil
Estheb… » Un silence gêné parcourt la table. Emmerick chasse une
poussière imaginaire de son épaule. Jean-Paul tousse. Panthéa se décide.
« Nous vous remercions, Jeen. Je pense que nous
n’avons plus besoin de vos services dans l’immédiat. » En se reculant à
l’abri du quartz, elle invite le Convers de quitter la pièce mais sous le coup
de l’effort qu’il vient de produire, celui-ci reste à sa place. Après un
instant de suspension, elle se penche à nouveau dans le halo, faisant ressurgir
ses traits élégants au dessus de la table :
« Voulez-vous nous attendre à côté ? »
Le regard du Convers passe à travers elle puis comme
précipité hors d’un rêve, il se lève brusquement : son crâne heurte le
plafond rabaissé avec un drôle de bruit caverneux. Sous le coup de la douleur
il creuse le buste en arrière dans une crispation électrique, s’embronche dans
la table en manquant de tomber à la renverse puis la main collée sur le haut du
crâne, les traits grimaçants, il resserre les pans de sa combinaison. Enfin, après
une ultime hésitation, il fait demi-tour. « Retsams… Mère… » Il
secoue nerveusement la porte à deux reprises, repère enfin le bouton-pressoir et
parvient à passer le seuil. Le battant se rabat sur lui avec paresse, puis
claque dans son montant. Avant que qui que ce soit ne puisse reprendre
possession de la scène, Saintauret glapit :
« Va-t-on se laisser impressionner par ce
chaperon ? Ce n’est qu’un putain
de foutu gamin ! » Maulian
ne relève pas. « Deux ou trois pisse-froids devraient arriver à le tenir
tranquille, non ? C’est encore trop demander, mettre un gosse entre quatre
murs ? Panthéa, combien de pauvres types croupissent dans tes geôles depuis
des lustres sans le moindre espoir de revoir un bout de lumière ?
- C’est un tout petit peu plus compliqué que ça,
Jean-Paul…
- Compliqué, vous n’avez que ce mot-là à la bouche. Il
n’y a pourtant rien de compliqué à enfermer un gamin dans une cellule.
- Je n’ai pourtant pas souvenir que tu te sois proposé
de t’en occuper toi-même, Jean-Paul. Tes propres cachots ne ferment peut-être
pas bien ? Ou peut-être que plus simplement, Nadun te fait peur, tout
comme à ce jeune homme. »
Le militaire parvient à garder un peu de contenance,
même si chacun a noté la prudence qui a immédiatement freinée son embardée : à
son tour debout, la tête penchée sur le côté, Maulian réajuste son ceinturon en
tirant sur les pans de sa combinaison, parachevant un sidérant contraste d’avec
la fuite éperdue de Jeen. Le canon de son arme sort de derrière sa cuisse en
projetant une ombre bizarre.
« Je reviens.
- Maulian ! Tu ne vas pas…
- Je ne vais pas quoi ? »
Trois d’entre eux doivent se tourner à moitié pour le
regarder rejoindre le Convers sur le banc de fer, de l’autre côté du vitrage
blindé. Le claquement discret du sas retentit pour la seconde fois. Après un
temps, Georges, Panthéa et Anmuroy pivotent sur leur chaise. A la limite du
supportable, Saintauret prend cette fois Léonard à témoin :
« A quoi est-ce qu’il joue ? Bien sûr qu’on
a peur ! J’ai peur, Georges a peur : même eux, ils ont la trouille
(il désigne cette fois Panthéa du menton, bien que moins violemment que tout à
l’heure) ». L’asiatique le toise, indifférent. « Et puis merde,
pourquoi perdre notre temps à écouter ça ? Ca le rend dingue, et votre
type s’est contenté de nous dire qu’il a la pétoche… Tu parles d’une
nouvelle !
- Ne noircis pas inutilement le tableau,
Jean-Paul… » Léonard Anmuroy marque une pause. Saintauret se sent dérangé,
cette fois. Il faudrait qu’il trouve un moyen de libérer ses entrailles. Il
songe un instant à les quitter lui aussi (y a-t-il encore un chiotte en
service dans ce foutu bunker ?) « …mais tu as raison sur un
point : cet endroit ne me paraît pas très approprié à de longs palabres.
- Maulian a tout préparé : n’oubliez pas qu’il vit ici. A tout prendre, cet endroit
doit pouvoir en valoir un autre. Quant à Balt, je suis certaine qu’il
préfèrerait être parmi nous, assène Panthéa : je suppose que d’impérieuses
obligations le lui interdisent ? » Elle prononce cette dernière
phrase en se tournant vers Preutt, ce
qui l’oblige à dire quelque chose.
« La tradition exige sa présence, je vous
l’accorde, finit-il par livrer de mauvaise grâce. Mais je crois pouvoir dire
que Balt n’aurait pas plus goûté que nous à ce récit
nauséabond. » Après avoir guetté une expression sur le visage de
Panthéa, il parcourt son maigre auditoire des yeux. L’intervention du Convers
est un fiasco : en espérant les inquiéter, la Matriarche n’a réussi qu’à
s’enfoncer. Jean-Paul leur a parfaitement joué sa partition, un orfèvre de
mauvaise foi, de râlerie et de bêtise. Elle est foutue.
« Le petit Khal leur en fait baver ? Ce Jeen
l’emmènera ailleurs sitôt qu’il en aura fini avec Estheb, qu’il ait réussi à
entrer dans le rang ou pas : du moment que c’est loin du Mur, après tout,
quelle importance ? » Anmuroy le regarde faire. Un sacré aplomb. Il
ne se fend même pas d’un embryon d’explication pour Balt. Et leur balancer ça
quand ils savent tous les deux ce que Balt est en train de faire… Il repense à
Antoñ. Peut-être que Georges est une ordure, finalement. Qu’il va le baiser en
beauté. « Nous, en tout cas, nous sommes là. » Les yeux du Grand
Timon balayent une fois encore chacun des présents avant de monter en direction
du plafond bétonné, les invitant à suivre son regard. « Et c’est plutôt de
ça dont nous aurions à débattre : de là-dessus. Je propose donc, avant que
ces deux là ne reviennent, de profiter de cette relative intimité pour en venir
aux faits. Le gosse a foutu ses
doigts dans le Mur, et alors ? La terre n’a pas tremblé : aucun Puits
ne s’est effondré sur lui-même, aucune Apocalypse ne s’est abattue, si ?
Allez, le temps nous est compté – il tourne vaguement la tête vers la vitre
derrière lui : on finira bien assez tôt par devoir à nouveau le perdre avec les
erreurs du passé. »
*
« T’as quel âge ?
- Vingt-six. Peut-être un peu plus. Y’a eu une panne
de courant à la pouponnière quand je suis né, soi-disant. Ils savent pas très
bien dire. »
Assis côte à côte, ils composent un tableau
déséquilibré. Maulian, engoncé dans sa combinaison de pilote cerclée de métal,
le fusil en travers du dos, semble attiré vers le sol. Le Convers lui, a le dos
appuyé contre la paroi, la tête en arrière : sa pomme d’Adam se détache
d’un cou mal protégé. Face à eux, la table du Conseil s’imprime derrière le
triple vitrage dans l’auréole verticale de la lampe. Un froid pierreux les
enserre, tandis qu’aucun son ne parvient du spectacle qu’ils contemplent d’un
même œil terne.
« Ils en auront encore pour longtemps ?
- Ils ont besoin de ça. Ca peut durer. »
Dans un synchronisme involontaire, ils échangent leur
posture : Maulian se redresse contre le mur tandis que Jeen bascule vers
l’avant.
« Vous allez me flinguer ?
- Moi ? Non… Pour quoi faire ?
- Je sais pas. Quand je vous ai vu sortir de cette
façon-là… »
L’ampoule au-dessus d’eux grésille, puis s’éteint. Un
rideau d’absence les désintègre momentanément du paysage. De l’autre côté de la
vitre, la discussion semble avoir repris. Ils regardent la scène sur-éclairée
sans un mot. Le froid monte déjà à l’assaut de leurs pieds.
« Il est triste ?
- Nadun ?
- Qui d’autre.
- Au début, parfois. »
Est-ce un piège ? Les autres Fondateurs n’ont pas
semblé s’opposer à ce que Maulian Khal le rejoigne avec son fusil si bien qu’à
l’instant, il leur en veut terriblement. Surtout à la Mère, à vrai dire. Dire
qu’il a cru pouvoir profiter d’un instant de répit.
« Vous le frappez ?
- Le frapper ? Vous n’y pensez pas ! La Mère
me tuerait… - Maulian esquisse un rictus - Je pense qu’il est plutôt en colère.
La fin du Noviciat approche, les autres vont repartir. Ca le travaille. – Il
observe une pause –Il ne m’aime pas beaucoup, vous savez. »
Maulian se demande quel genre de type espère encore
être aimé par quelqu’un, ici bas. L’idée le laisse un instant perplexe. Ce
pauvre Emmerick, peut-être. « Et l’autre ? »
« Quel autre ? Celui qui a voyagé avec nous,
le Gros ? Lui, il en prend plein la gueule.
- Ne l’appelle pas comme ça.
- Pardon… Rod. Je… Ils l’appellent tous comme ça. Tout le monde l’appelle comme ça.
- Je vois.
- Ca va être dur pour lui. Beaucoup plus dur. Pour
tout dire, je comprends toujours pas la décision du Haut Dévot de l’avoir
expédié à Inari : il a certainement ses raisons mais à mon avis, il tiendra pas
longtemps. C’est pas vraiment des enfants de chœur, là-bas. Avec ce genre de
gosses. A quelques exceptions près, c’est même une belle brochette de salauds.
Enfin, entre eux, je veux dire. » Les intentions de son interlocuteur sont
mal définies. Le fait qu’il s’intéresse au Gros, qui ne présente aucune espèce
d’attrait, est une nouvelle source d’intrigue. Manyan, il aurait compris ;
Giro même, à la limite. Mais le bouboule... La question suivante le cueille
encore.
« Que prévoit l’Ordre pour ceux qui
échouent ?
- Heu… En substance, pas grand-chose. En tant
qu’Oblat, s’il venait à renoncer à la Conversion, il finirait par être confié à
un Avant-poste. Enfin, je crois. On parle toujours de Rod, là ?
- Il pourrait briser ses vœux ?
- Briser ses vœux ? C’est un cas de figure
plutôt…
- Il le peut ?
- Je suppose que c’est possible. Ca ferait de lui un
Retranché. »
Maulian expire bruyamment. Là où sa tête a rencontré
le plafond, le cuir chevelu de Jeen palpite douloureusement. En s’en tenant aux
recommandations de la Règle, les Retranchés aventiens doivent être exclus du
réseau d’Alliance. La plupart d’entre eux sont condamnés à errer dans les
Premières Profondeurs, aux côtés des Reclus.
« Et toi ? Si tu échoues dans la mission
qu’ils t’ont confié… Si tu échoues avec Nadun ?
- J’en sais trop rien. Surtout après avoir assisté à
ça. (Il désigne la vitre du menton)
- Ca ? Tu t’habitueras.
- M’habituer ? Je pense pas qu’ils vont refaire
appel à moi de sitôt… »
Le silence suivant dure un peu. Chacun leur tour, ils
cherchent une position plus confortable, en vain.
« Et vous ? »
Le prêtre esquisse un sourire. Le Convers n’en mène
pas large mais il vient de faire preuve d’audace. Ca l’amuse.
« Je vais essayer de les retarder. Reculer le
moment où ils vont tout faire foirer. Les empêcher que ça arrive trop vite. De
faire sans moi.
- Visiblement, vous y arrivez plutôt bien.
- C’est pas moi qui leur pose problème. Enfin, plus
maintenant. »
Vue de loin, la scène dévoile plus de choses,
étonnamment : le Président et la Mère s’agitent, Saintauret lance des
gestes en avant. Léonard Anmuroy les observe. Le Haut Dévot, lui, est renfermé
sur lui-même.
« C’est vraiment Père Emmerick qui a rédigé la
Règle ? » Cette phrase-là est sortie de sa bouche sans prévenir.
Il la regrette aussitôt mais quelque chose indique aussi, confusément, qu’il
peut poser à son visiteur à peu près n’importe quelle question sans qu’elle ne
revête plus la même charge émotive qu’avec les autres, à l’intérieur.
« Maverick ? Oui. C’est lui qui a tout
écrit. Celle-là, et l’autre. »
La simplicité de la réponse, de fait, ne le surprend
pas. Le père de Nadun vient d’évoquer la Règle Primitive, l’interdite, avec
tant de banalité que lui-même n’y trouve rien à redire. Une sorte d’intimité
les tient assis côte à côte dans le noir. Ce type peut le pulvériser à tout
instant sans prévenir, c’est peut-être à cause de ça. Il plisse les paupières,
réduisant sa vision à un filet trouble. Il sent la bosse vertigineuse en train
de se former sur son crâne, qu’il n’ose pas tâter. Il scrute le Haut Dévot à travers
la paroi.
« Il les laissera pas faire.
- Quoi donc ?
- Le Mur. Il laissera personne y toucher.
- Pfff… Maverick vaut pas mieux que les autres. »
Et vous envisage-t-il de demander à nouveau, mais
cette fois, il s’abstient. Il choisit autre chose :
« Et celui-là, le « Professeur » ?
- Lui ? Il les baisera tous… » Jeen se
promet de se renseigner davantage sur celui auquel Maulian Khal vient
d’attribuer un tel compliment.
« Tu vas transiter par le Ligodon pour
redescendre, c’est bien ça ? Ils vont t’y faire passer, pour rejoindre
Inari. Faut que t’ailles trouver Doug. Doug Anachur. Le CommIntendant. Lui
dire, pour Rod. C’est son fils. »
Le Convers réfléchit un instant. « Lui dire quoi,
exactement ?
- Tu trouveras bien. T’as l’air doué pour ça, on
dirait. Et tu devrais aller faire un tour. C’est pas une bonne chose de rester
là à les regarder. Ils t’en voudront. »
Maulian Khal réside à Orangis. Parler au CommIntendant
lui serait facile, après le Conseil. Mais il sait maintenant qu’il a été choisi
pour ça. Essuyer les coups. Donner les mauvaises nouvelles, celles que personne
n’a envie d’entendre. De l’autre côté de la paroi transparente, à la suite
d’une agitation intraduisible Saintauret lève la tête vers eux, plissant des
yeux pour essayer de les repérer à travers la vitre. Après tout, Maulian Khal a
peut-être raison.
« Vous restez là ?
- Oh, moi, j’en ai probablement assez vu aussi. Et
puis je ne pense pas que qui que ce soit là-dedans soit pressé de me
revoir. »
Il cesse de regarder en face comme s’il en avait
terminé avec quelque chose puis sans crier gare, il se lève. Instantanément, le
Convers l’imite. Faire un tour. Il en a de bonnes. « Y’a qu’à suivre les
ampoules. » Indécis, Jeen jette un dernier regard sur le conciliabule
inaudible puis avec un léger temps de retard, part à la recherche du Fondateur
sans avoir la certitude d’avoir été invité à le faire. Une fois la salle
entièrement contournée, il se retrouve à l’aplomb d’une série de petits
escaliers dans une obscurité frigorifique.
« Je te déconseille d’aller par là. Le sac-poubelle
qui te sert de combinaison ne suffirait pas à arrêter le tiers des saloperies
qui irradient là-derrière. » Bêtement, Jeen ôte sa main du pan de mur
sur lequel il s’est appuyé. Dans la pénombre, il distingue enfin Maulian
affairé au-dessus d’un boîtier. « A Sephta, faut se contenter de
monter » dit-il.
En haut de la deuxième échelle – la première était
rivetée dans un tube, celle-là est à ciel ouvert -, une série de containers
longe un couloir lugubre. Essoufflé, les cuisses encore tremblantes - ils ont
dû monter pas loin de vingt mètres- il échoue à déchiffrer la signification des
peintures qui délimitent le sol à l’équerre. Dans chacune de ces salles de
quarantaine, autrefois, deux médecins étudiaient au cas par cas le degré de
contamination des postulants à l’Enfouissement. Il n’y avait encore que deux
Profondeurs, à cette époque. Le triage était drastique.
Tout au bout du corridor, Maulian se faufile derrière
un pan de béton rectangulaire qui obstrue le passage. Il flotte une odeur
indéfinissable, quelque chose de froid. Jeen, après avoir traversé la moitié du
chemin, tend le cou. Cette fois, c’est un air glacial qui vient de lui souffler
au visage. Un souffle horriblement vivant,
qu’aucun contacteur ne saurait éteindre, qui a gémi le long de la paroi avant
de filer dans son dos. Il recule. Son sac est resté là-bas, avec son masque
posé dessus. Si le moindre danger était là Maulian Khal aurait enfilé son
propre équipement : à elle seule, sa combinaison témoigne d’une habitude évidente
à la fréquentation des Frontières Extérieures. Jeen n’en a jamais vu de
semblable. Il pense un instant à la sienne, aussi mince qu’une couverture. Ils
sont bien plus haut que la Deuxième. Plus haut que la Première même, il ne sait
pas vraiment. Affreusement haut. Il
se force à respirer par le nez, comme si cela pouvait suffire. Puis la
curiosité l’emporte. La peur de rester seul, surtout.
Le souffle l’oblige à cligner des yeux. Sur sa bosse,
l’air aiguise la douleur comme un abrasif. Un chemin s’engage droit devant dans
lequel le vent hulule à plein régime. A quelques mètres, éclairé d’une façon
qu’il peine à définir, Maulian est appuyé contre une rambarde la veste gonflée
comme une baudruche, les cheveux malmenés. Prudemment il s’approche à son
tour : sous l’assaut de l’air gelé, ses joues piquent d’une sensation
inconnue. Lorsqu’il se décide à sortir de l’ultime protection de béton latérale,
une volée de gouttes lui cingle le visage au point qu’il doive ouvrir à
demi la bouche. Une langue claire se détache qui ne prend fin nulle part,
étalée en travers de l’horizon. Le mouvement de la mer est à peine visible mais
le grondement du ressac, lui, enfle tout autour. Ca retentit à l’intérieur de
sa poitrine, soulevant d’une voix caverneuse une vague d’émotions qui
s’agglutinent dans sa gorge sans trouver de passage tandis que des paquets de
pluie lui cravachent le front. Tout devant lui, autour de lui, rugit et souffle :
aucune barrière ni mur ni rambarde ni plafond n’obstruent cette vision
étourdissante si bien que privée de tout repère la tête se met à terriblement
lui tourner : il doit s’accrocher au rebord pour ne pas partir en avant,
le corps aspiré par ce vortex de nuit, d’embruns et de grommèlements liquides.
C’est finalement la bouche grande ouverte qu’il affronte la nuit de
l’Hammerfest penché de façon grotesque, un genou calé contre la rambarde,
l’autre jambe tendue comme un vérin avec son pied ancré dans le sol. Des larmes
ininterrompues partent du coin de ses paupières pour être aussitôt emportées,
cependant que les yeux réduits à la taille d’une fente, il embrasse la démesure
de la côte vrombissante. Ce n’est qu’au bout de plusieurs secondes qu’il
distingue la forme noire sur leur droite. Orangis. Comment ne l’a-t-il pas
remarquée plus tôt ? A quelques pas de lui – il n’a pas réussi à aller
plus loin - Maulian scrute laborieusement un endroit du paysage à quelques
centaines de mètres en contrebas avant que d’un geste inattendu, il ne se
redresse et quitte son poste d’observation. « Allez !... » Jeen
tourne la tête et l’interroge du regard alors qu’il remonte à sa hauteur, un
paquet de cheveux rebattu sur la tempe.
«
Hein ?... »
Une rafale emporte les mots du prêtre vers le large,
noyant leur signification dans une bourrasque rageuse : « Je
dis : FAUT PAS TRAINER TROP LONGTEMPS ! - il crie presque - C’est pas
cent-pour-cent nettoyé non plus, même avec le vent du Nord : quand il
tombe cette putain de pluie, y’a tout qui remonte !… » Les deux
hommes rebroussent péniblement chemin jusqu’à l’auvent.
A l’abri de la colonne de béton, Jeen se recoiffe. La
peau de son visage est anesthésiée et une douleur incisive s’enfonce comme une
pique à l’intérieur de ses tympans.
« Tu les as vus ? Les types, là-bas. Lapons,
probablement. Des Sames. A mon avis tu vas devoir rester encore un peu avec
nous. » Il désigne la direction d’Orangis d’un mouvement de tête :
« … le Worlex a dû les attirer.
- Où ça ? Dehors ? » Mais déjà,
Maulian s’en va.
Cependant, à peine a-t-il entamé la marche qu’il se
retourne :
« J’espère que vous y êtes pas allés trop fort
avec lui, Jeen. C’est qu’un gosse, bon sang. »
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