LA REGLE PRIMITIVE - Chapitre Huitième :::: (Le 4ème H - Tome 1)



CHAPITRE HUITIEME


--- - ---



« Le nombre de pierres envoyées se compare au nombre de particules émises par une source radioactive. Le nombre de pierres reçues, et leur force, représentent l’énergie absorbée par kilo ; enfin, les marques laissées sur le corps, selon que les pierres sont plus ou moins lourdes et que
 les points touchés sont plus ou moins sensibles, peuvent se comparer à la dose efficace. »
Livre de la Surface – 11ème Tercet


(Anneaux périphériques d’Utjoski – Zones déclassées  - InterProfondeurs minières)


L’expérience ne leur apportait rien : à mesure qu’ils suivaient la coulée, les deux frères retombaient encore et encore, chacun leur tour voire parfois de concert, dévalant dangereusement de longs mètres sur les fesses. La température s’accroissant légèrement, ils s’enfonçaient probablement dans les couches basaltiques. La partie la plus dure était peut-être derrière eux. Difficile de jauger la Profondeur qu’ils avaient atteinte. Cinquième ? Sixième ? Malgré les nombreuses haltes, Rod, le corps rompu, se plaignait continuellement de ne pas manger à sa faim et n’avançait plus qu’en traînant des pieds. Anachur, les portant tour à tour, avait accepté les choses. Illurgien avait sa préférence. Il avait hérité de la plupart des traits de sa défunte mère, jusqu’à sa silhouette. Rod, de ce point de vue, lui devait tout : pataud, bougon, il était rétif à l’exercice et de surcroît, peu doué pour l’étude. Pas après pas, hésitation après hésitation, l’homme s’était familiarisé avec l’espoir désincarné qu’il soit admis dans l’Ordre bien qu’il ne réponde à aucune des nécessités oblatives, se laissant aller à rêver qu’Ürge seul lui soit rendu. Trois Cycles avaient filé. La coulée dévalait en de longs glissements échouant sur des dénivelés coupants comme des arêtes qu’il fallait descendre en rappel, quand il n’était pas question de se contorsionner au fond de failles à peine plus larges qu’eux, ou de devoir rebrousser chemin dans des impasses.
Depuis que l’inclinaison s’était radoucie, ils marchaient en file indienne encordés les uns aux autres. La fatigue les avaient avalés et profitant de ce que le terrain était moins ingrat, la concentration s’était relâchée : les chutes se multipliaient. C’était le premier Quart qu’ils passaient sans masque. Le souffle de la Surface les avait talonnés longtemps, glissant à leur poursuite sur les à-plats en soulevant des vaguelettes de poussière qui filaient sur la roche. Puis de loin en loin, l’air avait lentement recommencé à se figer, pour ne plus que stagner de crevasse en crevasse. Pour autant, la réverbération de la torche diminuait toujours tandis que la température ne faisait qu’augmenter. Cette fois, c’était la sensation d’enfermement qui se faisait oppressante, les plafonds se resserrant progressivement au-dessus d’eux au point de leur boucher l’horizon. Ils commencèrent à se débarrasser de certains vêtements qui vinrent pendre à demi sur le haut des paquetages en augmentant le poids des sacs. Anachur balançait sa centaine de kilos avec difficulté, boitillant légèrement du pied gauche : de premières gouttières avaient fait leur apparition dans le sol, qui les obligeaient à surveiller où ils mettaient les pieds.
A mi-chemin la pente sembla presque s’inverser : la voussure de la faille qu’ils suivaient s’était abaissée au point de former un corridor. De plus en plus larges, des embouchures s’ouvraient maintenant à travers la roche, semblables à d’étroites galeries plus ou moins raides. Au bout d’un temps, il devint difficile de repérer la voie principale au milieu d’une kyrielle de fissures.
Rod, qui s’était appuyé à la paroi, poussa une exclamation : l’intérieur de sa paume était entièrement noir. Doug vint regarder de plus près. Ils pénétraient une houillère. En une vingtaine de pas, le sol était devenu terriblement glissant et la lumière de la torche, déjà hésitante, suffisait désormais à peine. Doug avançait les bras tendus en tâtant parfois le sol du pied, inquiet à l’idée de progresser de cette façon sur une grande distance. La fin du dernier Quart approchant, ils atteignirent presque à tâtons une sorte d’excavation dans laquelle régnait une véritable fournaise. Visiblement, le terrain avait été écarté par une violente commotion : bien que leurs lampes ne permettent plus vraiment d’apprécierle moindre panorama dans toute cette noirceur, Doug promena encore la sienne sur quelques mètres et après une dernière inspection, décida de mettre un terme à la marche.
Profitant de ce que ses fils déroulaient leur havresac, il s’éloigna. Le bivouac qu’ils avaient improvisé entre deux mamelons rocheux le masquait à leur vue. Il s’approcha d’une des parois, vaguement contrarié. Quelque chose clochait. Il aurait aimé s’asseoir à son tour, installer son couchage et sortir quelques morceaux de nourriture de son sac mais un sentiment imprécis l’en empêchait : à la place, il parcourait la roche huileuse du plat de la main, avançant à petits pas. Les strates, jusqu’ici espacées, se tordaient les unes sous les autres, comme écrasées par les couches supérieures. A force de tâtonnements, puis en se reculant à plusieurs reprises pour embrasser la cavité dans son ensemble, une idée germa dans son esprit. Il reprit son examen plus posément, puis se déplaça à reculons jusqu’à ce qu’il s’estime au centre de la caverne, et leva la tête. Son opinion était faite.
Rod et Ürge s’étaient dégotté un sac d’algues séchées qu’ils suçotaient tout en bataillant pour enlever leurs bottes. Il évalua la hauteur de l’ourlet. Typique des forages de la première ère. Implosion atomique. A la violence de l’écrasement, il estima que celui-ci avait du être réalisé très tôt, à l’époque où les charges nucléaires étaient encore légions : si son analyse était juste, une quantité démesurée avait du être employée pour en arriver à un tel résultat.
Il erra encore un instant le cou tendu. Après s’être assuré que ni Ürge ni Rod ne regarde dans sa direction, il extirpa cette fois précautionneusement le compteur RAD de sa poche ventrale et commuta le petit contacteur. Après un nouveau regard du côté de ses fils, il scruta l’évolution des trois oscillomètres. Contrairement à sa tentative précédente, ils cherchaient à établir une analyse. Une poignée de secondes plus tard, la première aiguille était stabilisée.
La plupart du temps, les mesures d’activité massique du Becquerel ne sont pas d’un grand secours face à des volumes aussi imposants. Le troisième cadran fut le plus long. 823 mSv. C’était élevé, mais compte tenu du spectacle des strates, étonnamment peu. Il attendit encore mais l’aiguille resta figée sur la section orange du cadran. 
« Ca paraît peu, mais je vous conseille de pas trop traîner dans ce coin-là quand-même. A force, ça file la nausée. » De surprise, Doug laissa chuter le compteur au sol, esquissant une parade nerveuse avec son avant-bras. Mais l’homme se tenait à distance respectable et rien dans son attitude ne témoignait d’hostilité. Il avait parlé avec calme si bien que les enfants, occupés dans le fond du mamelon, n’avaient même pas relevé sa présence.
- Moine ? demanda le CommIntendant en se redressant lentement, cherchant à mieux apprécier la stature de l’homme.
La confirmation laconique de l’individu ne le satisfit guère. « Oui, probablement » n’était pas une réponse. Doug estima qu’il pourrait, en deux enjambées à peine, le mettre au sol d’un coup de coude soigneusement porté. On ne se méfiait jamais de lui, à cause de son embonpoint : cela avait toujours été un avantage. Il ramassa tranquillement le compteur sans quitter l’homme des yeux. Ce qu’il portait pouvait effectivement ressembler à une bure. Il jeta un œil rapide aux cadrans. Le premier était fendu mais globalement, l’appareil ne semblait pas avoir trop souffert. « Il y a un cloître, près d’ici ? » lui lança-t-il en replaçant le compteur dans son vêtement.
- Un cloître ? Je suppose qu’autrefois, Utsjoki a pu ressembler à une sorte de cloître, oui… Maintenant… » Utsjoki ? « C’est bien ainsi que se nomment les installations qui bordent cette Cheminée, oui… » lui répondit-il. « Vous venez pour leur Conversion, c’est ça ? » ajouta l’homme en désignant du menton le renfoncement du sol au loin. Une Cheminée Centrale ! Comment n’avait-il pas compris ? L’ovale quasi parfait, cette hauteur de strates convexes, la cavité… Au vu de sa paroi extérieure juste à côté de laquelle ils venaient innocemment de faire halte, celle-ci devait mesurer cent pieds de diamètre, et dans les trois cent pieds de tour... Sans qu’ils ne s’en aperçoivent, ils avaient atteint leur but ! Il hésita à appeler ses fils, mais la présence de l’homme l’en dissuada. A vrai dire, rien en lui n’inspirait confiance. Il transpirait la crasse et semblait maussade, comme une flaque d’huile rance. Inutile de les confronter à ça. Et tout danger n’était pas encore totalement écarté.
- Vous êtes du Séminaire, alors…
- C’est ça. Les sas rituels sont juste là. » Il désigna d’un bras maigre un renfort derrière lui, sur sa droite. Un seau que Doug n’avait pas remarqué, pendant à son coude, finit de le rassurer : corvée de terre.
- Faut que j’y aille. Je dois redescendre. Par ce côté-là (son bras ballant s’en alla vaguement en direction opposée). L’Offre ne va plus tarder, en bas. Je suppose que je ferai connaissance un peu plus tard avec ces deux-là, n’est-ce pas ? » poursuivit-il avec la même nonchalance. « Garces, ou garçons ? »
- Ils s’appellent Illurgien. Et Rodney. Mes deux fils.
- Ah… C’est de beaux noms. Mais je n’ai jamais vraiment eu la mémoire des noms de toute façon.
- Je vois… Puis-je vous demander le vôtre ?
- Mon nom ? A quoi vous servirait-il ? Il n’y a qu’eux qui pourront y allez, vous savez… Ils ne vous laisseront pas descendre. »
Bien sûr, les Prétendants devaient se présenter seuls aux portes des Séminaires : Doug connaissait les Us sur le bout des doigts. Cela rendait d’autant plus stupide la réponse de ce moine, si tenté qu’il en fût véritablement un. Il le soupçonnait de n’être qu’un Convers, ou une sorte de réfugié hébergé par compassion en échange de menus services, comme cela se pratiquait parfois dans les zones frontalières.
- … et quand bien même, il n’y a pas assez de place pour accueillir de visiteurs, là-dessous… » Doug lui jeta un regard mauvais que l’autre fit semblant d’ignorer. « … et pour tout dire, je ne vois vraiment pas ce qu’on pourrait trouver d’intéressant à aller faire à Utsjoki, si l’on n’est pas un Prétendant… Et même là… »

« Tu parles seul, Père ? »
Le type était reparti, aussi inutilement qu’il était apparu. Quelques dizaines de mètres plus bas, le séminaire se préparait à l’intronisation d’une dizaine de Prétendants, tous issus de classes inférieures. Leur voyage commun allait probablement prendre fin sur cette apparition maussade.
- Non non, je réfléchissais à voix haute, Ürge. Tu ne dors pas ?
- J’ai un peu mal au cœur… »
Il lui ébouriffa les cheveux, un sourire forcé aux lèvres. Le retour l’angoissait bien plus qu’il ne voulait l’admettre. Il aurait voulu ne plus les quitter et surtout, pouvoir parler à sa femme. Il pensa subrepticement à Rett et sans vraiment réfléchir, s’adressa à son aîné.
- As-tu jamais rêvé de rencontrer l’un des Six ?
- Un Fondateur ?... Je ne saurais pas trop quoi lui dire. - Il réfléchit - Rod, lui, trouverait. Rod a toujours quelque chose à dire. Il parlerait même à des reclus, s’il en croisait !…
Ils échangèrent un petit rire et Doug passa le bras autour de l’épaule du garçonnet. Sa décision était prise.
- Prépare tes affaires…
- Déjà ? Nous repartons ? Je vais réveiller Rod.
- Non, laisse-le encore un peu dormir. Il est plus petit que toi : il a besoin de se reposer.
- Mais nous allons le laisser là ?
- Nous sommes arrivés, fils. Nous sommes à Utsjoki.
- Hein ?...
- La Cheminée Centrale, là. Le gros bloc noir. »
Le garçonnet regarda longuement la paroi indiquée sans que Doug ne parvienne à savoir quelle était la teneur de ses pensées. Puis il se retourna et partit en direction de ses affaires. « J’aurais pensé que cela durerait plus longtemps… »
- De quoi ?
- Le trajet. C’est allé vite, finalement. »
Doug se retourna pour dissimuler la vague de chagrin qui venait de le cueillir à nouveau et l’enfant plia son couchage sans bruit à côté de son frère recroquevillé sous sa couverture. Puis, sans que son père n’ait besoin de le lui ordonner, il extirpa de son havresac sa tunique rituelle, la déplia sur une pierre et entrepris de s’habiller.
- Je suis prêt. » 
       Ils traversèrent les vaguelettes de sol charbonneux dans la direction qu’avait indiquée le type, et à peine passé le pan de roche brune incliné qui barrait la vue, ils tombèrent sur la Porte-Croix.
- Pfiuuu… » l’enfant siffla entre ses dents, admiratif. C’était pourtant l’ogive la moins spectaculaire qu’il ait été donnée de voir au CommIntendant : grossièrement taillée dans la houille, son faîte ne devait pas dépasser les sept pieds de hauts et à vue d’œil, il était vaguement de guingois.
- Allons… »
Il encastra sa marque losange dans l’empreinte du pilier gauche et ils passèrent sous l’arche. Plus au Sud, ils suivirent un virage à angle droit. Dans le fond, le bulbe de verre de trois cabines à capsule reflétait l’auréole d’une ampoule au bleu froid, suspendue à même la roche au-dessus de chacune d’elles.
- Il faut que Rod voie ça !...
- Je le ferai descendre sitôt que tu seras en bas : tu sais comme il est quand il n’a pas assez dormi… Sors ton Encarta. »
Ürge fouilla consciencieusement dans l’intérieur de son froc et en extirpa la puce qui lui avait été remise lors de la cérémonie d’attribution. Il la lui montra fièrement. Son père l’encouragea d’un regard et il la présenta face à l’encoche losange bordant la série de capsules : celle du milieu grésilla, et l’ampoule qui la surplombait gagna en intensité. La paroi ovoïde scintilla d’un blanc électrique. L’enfant jeta à son tour un regard à l’adresse de son père qui se contenta de lui sourire, et il se présenta devant la cabine. Ils écoutèrent le ronronnement sans dire un mot. 
Dans un souffle fatigué, la porte coulissa sur elle-même en dévoilant un réduit spartiate affublé d’une glace. Simultanément, ils se contemplèrent. Leur visage s’y superposait, celui bouffi de Doug surplombant celui de l’enfant dont la lumière durcissait étonnamment les traits. Ils échangèrent une moue. Il avait peur, ça se voyait. Quand je te reverrai tu seras devenu un homme pensa un peu bêtement Doug en le poussant gentiment vers l’intérieur de la cabine. « A bientôt, alors… » murmura l’enfant en tentant de dominer sa propre émotion, les yeux brillants. Doug recula, ce qui suffit à la porte pour entamer sa rotation. « Ils seront en bas à m’attendre, pas vrai ?.. » lança le garçonnet sur le volant qui se refermait.
- Ne t’inquiète pas…
Un nouveau chuintement troua le silence, le sol trembla à peine et l’ampoule, après une première baisse de tension, re-déclina jusqu’à sa lumière de veille. Doug resta face à la capsule, paralysé.
« Il est parti ? »
Enroulé dans sa couverture, Rod se pencha dans le dos de son père pour tenter de suivre la descente de la bulle. Sous l’effet de l’électricité statique ses cheveux se hérissèrent, augmentant son allure dépenaillée. Le sentiment de vide s’étant emparé de Doug disparut d’un trait et il empoigna le cadet par l’épaule pour le tirer en arrière. L’expression de son visage se durcit imperceptiblement, et un léger vertige lui monta à la tête. Il n’avait quasiment rien avalé de consistant depuis deux Cycles.
Il encouragea Rod à ramasser ses affaires à son tour, qui se plaignit de ce que son frère n’allait probablement pas l’attendre. Dans sa tête, il ressassa mentalement leur itinéraire. Sa propre audace l’étonna mais il se sentait calme. L’Ordre pensait qu’il allait sagement rester à Orangis, à espionner des enfants irradiés ou à surveiller des scissionnistes en marmonnant des amours contrariées avec la femme d’un autre… A condamner ses fils à des sous-espoirs. Mais l’Ordre se trompait. Le Temple pouvait compter sur sa dévotion, sur sa discrétion, sur sa pugnacité même, mais nul ne devait oublier qu’il avait lui-même été ordonné. L’Ordre ne devait pas oublier qui il était. Et pour ce faire, il descendrait lui-même jusqu’à Areie. Une fois dans la Cité-Mère dont il était un enfant, il faudrait que le Chapitre accepte le don d’un de ses fils. Ce serait le prix que le Temple aurait à payer pour son silence. Ce serait ce gage qu’en retour, on devrait lui donner, en reconnaissance. Après tout, que risquait-il ? Un exil ? La belle histoire… Quel autre trou pourri pourrait rivaliser en ennui, en isolation et en inutilité, avec Orangis ? Utsjoki, peut-être… Il se sourit pour lui-même. 
Rod, voyant son père absorbé dans une de ces réflexions dont il était devenu coutumier et pressé de retrouver son frère, se hâta peut-être pour la première fois depuis leur départ. En quelques minutes, il avait sanglé ses affaires et enfilé sa propre toge, quoiqu’un peu de travers.
Le havresac à l’épaule, il se dirigea d’un pas décidé vers la Porte-Croix. Doug, soudainement sorti de sa rêverie, lui emboîta le pas.
- Comment faut-il faire, M’pa ?... »
Après une imperceptible hésitation, la main de Doug le retint.
*** * ***


(Voie du Nord – Réseau Primaire - InterProfondeurs aulionniennes)


Les coursives de Biayok sont caverneuses comme si les générateurs, ici, n’avaient pas la force d’enfoncer l’épaisseur des ténèbres. Molin a eu beau dire qu’ils ne croiseraient personne, un premier enfant leur a lancé une pierre, puis bientôt tout un groupe, une dizaine qui se baissent à tour de rôle pour les viser sans qu’aucun des adultes – trois, peut-être quatre - n’intervienne. Nadun, interloqué, tressaille à chacun des projectiles qui rebondissent loin d’eux : s’il avait été à la place d’un de ces tireurs, son père ou lui aurait déjà reçu une pointe en pleine figure.
Au bout de la coursive où plus rien n’est éclairé du tout, Molin choisit une galerie de petite taille au sol en pente. D’autres hommes apparaissent sur la coudée d’en face, le temps qu’ils descendent une trentaine de marches au-dessus desquelles Nadun voudrait courir mais que Molin enjambe presque normalement au milieu d’un concert de ricochets : à son grand soulagement, ils s’engouffrent dans une succession de tubulaires d’assemblage qui les mettent à l’abri des tirs. Des regards les y suivent encore, visibles ou invisibles mais l’Œil lui-même ne dit rien alors à demi courbé, il colle aux pas de son guide. Régulièrement, des hommes et des femmes apparaissent. Des enfants, il y en a partout. Leurs têtes sales surgissent d’anfractuosités, leurs mouvements agitent l’ombre tout autour.
Ils tournent. Une fois sur leur droite, deux fois sur leur gauche. Ils ont atteint une voie bien plus stable dont ils se mettent à suivre la corolle, au pas cadencé cette fois. Un énième fenestrage fait réaliser à Nadun qu’ils font le tour des taudis disséminés de l’autre côté d’un long cratère ovale. Une Cheminée Centrale. Elle est petite, mais ils sont bien en train d’en emprunter la passerelle en longeant l’Anneau, exactement comme au Ligodon. Pour une raison inexpliquée, l’accès de cette colonie se fait encore par un niveau supérieur. Deuxième, ou Troisième. Impossible à dire, ici rien ne ressemble aux standards militaires d’Orangis.
Quelques silhouettes surgissent à nouveau plus près, dans leur axe. Ne crains rien. La plupart d’entre eux ne distingueraient pas leur propre reflet si tu leur présentais un miroir à plus d’un mètre. Ils s’inquiètent, c’est tout. Nadun marche le regard tendu sur les silhouettes qui les entourent, peu convaincu. Il sait, pour l’avoir entendu à plusieurs reprises, que bon nombre de colons trop éloignés d’une Console Principale sont condamnés à vivre dans une obscurité quasi-permanente et finissent par perdre progressivement la vue. Tout en marchant lui-même à l’aveuglette, il tourne un instant la tête à la recherche d’un signe quelconque de cette soi-disant cécité sur les visages qui lui apparaissent et finit par buter contre son père qui vient de s’arrêter. Devant eux, à travers le verre sale d’une double-porte à hublot, un trou de lumière éclabousse le sol depuis une pièce blanche de dimension moyenne traversée à mi hauteur par un cylindre riveté s’enfonçant dans le mur comme un gros vers.
A l’intérieur, l’odeur de l’eau perce immédiatement son filtre. La crudité blanchâtre des murs, sous la lumière, lui fait plisser les yeux. Molin hésite puis le dirige vers une trappe ronde située sous l’énorme tuyère, que Nadun n’avait pas remarquée. La plaque est si corrodée qu’on distingue à peine le sigle de l’échelle de descente gravé au centre. Il en soulève l’anneau et le temps que le garçonnet s’approche, l’un de ses pieds a déjà disparu dans l’ouverture.
Passées les dix premières marches les échelons rétrécissent. A cause de l’ombre qu’il projette les barreaux sont difficiles à repérer mais au bout d’une vingtaine d’autres, une lumière provenant d’en dessous se met à lécher la silhouette de Molin à l’envers, dont la moitié du corps est déjà ressortie du tube de descente dans une pièce bien plus vaste. D’au-dessus, Nadun ne peut voir de quoi il s’agit : Molin continue d’envoyer un pied en dessous de l’autre et d’augmenter la distance qui les sépare comme si la pièce n’avait pas de fin, ou qu’il faille la traverser sans s’y arrêter. Il descend en gardant les yeux rivés vers le bas et il en voit soudainement d’autres. Des types. Microscopiques. Plus de vingt. De là où il se trouve, encore à demi-coincé dans la tubulaire, il ne peut pas bien distinguer : les hublots du masque empêchent d’avoir l’angle suffisant. Il descend nerveusement cinq échelons supplémentaires pour sortir du garde-corps. Le regard circulaire qu’il jette un peu trop vite lui imprime un terrible vertige : l’échelle débouche brutalement au cœur de la Cheminée Centrale, directement contre la paroi. Par réflexe il ramène vigoureusement son corps contre les barreaux : la cartouche proéminente du filtre tamponne le mur de béton. A l’intérieur, son nez heurte violemment l’armature. Le pic de souffrance passé – la douleur a envahi toute sa cloison nasale, irradiant jusque dans ses pommettes - le fil de l’échelle lui paraît encore plus ridicule, scellé dans l’à-pic vertigineux comme une sorte de corde tendue le long d’un gouffre. Il enserre les montants comme si sa vie en dépendait - ce qui n’est pas loin d’être le cas.  L’échelle descend la Profondeur entière jusqu’au niveau suivant. Pas le moindre parapet. En bas, leur comité d’accueil se tient rassemblé sur une plateforme. L’idée de la descente le paralyse. L’intérieur de ses coudes refermés sur les montants métalliques comme des grappins devient déjà douloureux. A cheval sur le même barreau, ses pieds se mettent à trembler d’avant en arrière. Le regard planté dans la paroi, il sent, aux vibrations de la ferraille, que Molin continue à descendre sans l’attendre. Ses yeux sont noyés de larmes, à cause de la douleur : l’intérieur du masque est couvert de morve. Il baisse très légèrement le menton pour tenter de l’apercevoir et trouve le sommet de son crâne, moins loin qu’il ne pensait. Plus bas, le groupe semble évaluer son courage. Peut-être attendent-ils qu’il tombe parce qu’il sent que tout son corps se tétanise. Il tente de libérer un barreau, raide comme une statue. Son pied d’appui oscille dangereusement. Il parvient à trouver l’échelon d’en dessous sans cesser d’enserrer l’échelle. Quand le deuxième pied a rejoint le premier, il se hasarde à jauger à nouveau la distance entre ses jambes, comme si cet effort lui avait fait gagner plusieurs mètres. Molin est beaucoup plus bas cette fois. Après un regard inutile vers le haut il se résout à dégager lentement son bras gauche. Son souffle est terriblement bruyant, ils doivent entendre le dégazage de ses filtres d’en bas. Sa respiration a d’ailleurs raison de la ventilation du masque, les hublots sont cintrés de buée. Il se renferme dans la réalité étroite du caoutchouc et recommence l’opération. Un pied, puis l’autre, lentement. Son courage fond à vue d’œil, en même temps que ses forces. Ses bras n’en peuvent déjà plus. Il marque une pause. Ils semblent propres, en bas. Peu de femmes. Allez, un autre barreau. Ils portent tous leur masque à la ceinture, des plutôt récents, des mono-cartouches. Un autre échelon puis un deuxième, enchaînés. Ses jambes tremblent comme des feuilles. Quelques uns des armes, pas vraiment menaçantes. Trois échelons d’affilée, cette fois. Ils le regardent. S’ils comparent avec Molin, il doit avoir l’air d’un pétochard. Tout son corps vibre et son front trempé collé au latex comme une ventouse. A force de sur-ventiler, une micro-atmosphère s’est installée dans la cagoule : en plus de la buée, les hublots sont maintenant constellés de gouttelettes. Il tressaute presque de l’échelon à l’autre, comme une grue en train de vaciller sur elle-même. En bas, Molin a atteint le sol : un mot qui lui échappe est échangé avec le groupe. Il ne lui reste que cinq ou six mètres. Il enchaîne une nouvelle dégringolade dans une embardée dangereuse, puis fait une nouvelle pause. Son cœur va éclater. Il va lâcher, c’est sûr.
Molin a ôté son masque on dirait. Est-ce que c’est possible ? Le laisse-t-il là ? Il vient d’engager un pas ferme sur la plateforme et fend la petite foule vers ce quai lourdement grillagé, de l’autre côté de l’esplanade. L’idée de devoir se retrouver seul lui fait dévaler la dernière portion dans un ultime accès de panique, comme s’il tentait d’échapper au brasier d’un tunnel en proie à un souffle de gaz.
L’horizon est entièrement bouché de silhouettes. Ils sont nombreux. Il essuie brièvement ses deux hublots les jambes chancelantes. Tous le scrutent bizarrement. A l’abri de sa cagoule, il passe d’un visage à l’autre le souffle court. Les verres embués rendent le spectacle fantomatique. Celui là n’a pas de nez. A la place, deux orifices informes trouent son visage, ourlés de chairs violettes. Derrière lui, cet autre a les joues couvertes de bubons, qui le regarde de haut. Il se remet à haleter à l’idée d’attiser leur hostilité par sa maladresse : il n’arrive qu’à tanguer entre eux comme un ivrogne hébété. Aucun ne lui parle. Ils le suivent avec de surprenants mouvements de tête. Il s’embronche dans un pan de grillage qui traîne au sol puis dépasse enfin le dernier, une femme probablement, dont il ne cherche pas à croiser le regard. En face, pas si loin, les passerelles de descente où il a vu Molin disparaître. Il a envie de vomir.

Le voyage suivant, ferroviaire et inconfortable, relègue le souvenir des maraudeurs dans un sommeil nauséeux. L’Echangeur Neutre fait penser à une machine organique en mutation : le dédale d’artères par lequel ils ont quitté le quai n’obéit à aucun plan, le chemin semblant se créer au fur et à mesure de leur progression comme si l’on creusait dans l’instant les voies qu’ils empruntent. Au bout, le décor s’évase. Verticalement, Raz s’élève sur un entrelacs de viaducs. En dessous, ils pénètrent un nuage étouffant où tout se présente turbulent et indistinctement proche, des gens ou des choses surgissant sans crier gare dans un voile poussière dense comme un rideau. C’est par une sorte de miracle, estime-t-il, qu’ils s’extirpent de la place centrale. Dans les Anneaux, dont pas une seule section n’affiche un diamètre identique, ils zigzaguent au milieu de dizaines de gens à la recherche d’un départ quelconque. Nadun sinue la main crochetée au sac de Molin, le cou désarticulé : dans la Zone Neutre[1], certaines créatures lui paraissent si extraordinaires qu’il se retourne plusieurs fois sur lui-même pour vérifier ce qu’il croise, les yeux écarquillés sur des femmes quasi nues, les jambes enserrées de mailles montant jusqu’aux cuisses. Il pense à Rod, imaginant ce qu’il aurait dit de ça – probablement une de ces terribles grossièretés dont il a le secret qui les aurait fait rire aux éclats, à la fois de gêne et de concupiscence – en traversant cet ahurissant catalogue féminin exposé à hauteur de poitrine : à l’évidence cependant, en dehors des ouvriers eux-mêmes personne ne semble devoir faire autre chose que de traverser cet endroit en jouant des coudes. L’Echangeur de la Voie du Nord, dans son ensemble, ne semble d’ailleurs disposé à n’offrir à ses visiteurs que des enfilades de ponts et de passerelles reliant des quais entre eux.
Ils finissent par se repérer grâce aux indications salvatrices d’un moine en partance pour Iao-Aou : Molin échange un peu d’eau avec lui avant qu’il ne disparaisse vers une autre destination sans qu’ils aient pu connaître son nom. Enfin, en haut du tunnel d’escaliers humide à forte odeur de pisse qu’il leur a indiqué au loin, un double-quai plus calme leur permet de s’asseoir. Molin repère une borne. Après de laborieuses manipulations, il revient l’air satisfait avec un code de transfert. Nadun répond faiblement à son enthousiasme : hagard, il contemple le mouvement des voyageurs à travers un abrutissement ouaté. Il est rompu. La longueur du voyage a fini par installer certains réflexes : son corps ne réagit plus avec autant de nervosité aux à-coups, aux variations de températures, aux changements de paliers ni aux descentes brutales. Il s’est adapté aux sommeils furtifs, à cette faim étrange sans appétit, à s’asseoir et à se lever, à tanguer, et surtout, à s’ennuyer. A déglutir pour ne pas que ses oreilles se bouchent, la bouche pâteuse.
Molin ne se contente pas de lui faire traverser la plus grande distance séparant deux points sur une carte. Il le plonge sans cesse plus bas dans le grouillement fou des Nouvelles Profondeurs le long d’un périple insondable les enfonçant, mètre après mètre, dans les entrailles du monde. Il le suit comme un automate, les paupières rougies.

 Ils ne prennent pas la peine d’entendre les Séduales données au Temple de Raz-Septième, qu’ils ont soigneusement contourné sur l’avis de Molin : il encastre son paquetage sans plus aucune précaution dans le premier casier du compartiment de la Chenille du réseau Aventien. Assis dans le réduit d’un cabinet de toilette mal isolé, il essaye de déféquer. Mille sept cents kilomètres de coursive et deux Profondeurs les séparent maintenant de la Laponique. Ils sont en Septième. Il s’en moque. Il a mal au ventre.



[1] Réseau ferroviaire autonome de quatre stations, creusé en dehors de la juridiction de la Triale sur le tracé d’une ancienne voie de pipe-line de Troisième Profondeur. Traversant en diagonale le nœud formé par les trois Profondeurs Aventiennes, il est relié à la Ligne et au Chevron grâce au gigantesque Echangeur Neutre de Raz, et au Polygone par le puits de descente de Ius : s’il n’est pas soumis aux lois de la Règle, il est en revanche privé de l’alimentation du Central Mur-Mémoire et ne bénéficie donc ni de l’éclairage, ni de la ventilation, ni des ressources en nourriture, en eau et en énergie fournies aux Cité-Puits d’Alliance.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Coemeterium

Les Cités Blanches

LA REGLE PRIMITIVE - Chapitre Dix-Huitième :::: (Le 4ème H - Tome 1)