LA REGLE PRIMITIVE - Chapitre Sixième :::: (Le 4ème H - Tome 1)



CHAPITRE SIXIEME


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« Parce que nous nous tenons avec et autour de la Règle, faisons en sorte
que notre esprit concorde avec notre voix. »
Livre de la Conduite – 1er Tercet


(Puits d’Orangis – Colonie d’Intendance de La Ligne  - Cinquième Profondeur)


« Il existe une probabilité qu’il revienne, n’est-ce pas ? 
- Oui, peut-être dit Doug Anachur avec la certitude qu’il n’en serait rien. Elle l’ennuyait.
- S’ils sont trop jeunes ils ne les gardent parfois que deux ou trois ans, c’est ce qu’on dit… » Rett aurait pu le questionner encore sur la durée exacte de la Conversion, ce qui précédait ou suivait la cérémonie, ou les Encarta. Forcer le trait. Mais à la grimace qui tordait le visage du CommIntendant elle jugea en avoir assez fait.
- Mettons un peu plus. Vous savez ce que c’est, Rett. » En réalité elle en savait bien plus que lui. Nadun ne reviendrait évidemment pas, pas plus qu’elle n’était revenue à son âge. En d’autres circonstances, voir Doug s’empêtrer avec ses questions aurait pu être drôle: il n’arrivait pas à soutenir son regard, qu’il esquivait en multipliant les gestes inutiles. En matière de prélat, il faisait preuve d’un sentimentalisme rare. Les hommes de l’Avent l’avaient davantage habituée au mépris ou à la condescendance : la totalité des Fondateurs encore en vie se préparaient à tenir Conseil à quelques encablures d’ici et il était là à minauder comme un adolescent. Cependant, qu’était-elle en train de lui jouer elle-même, avec cette mauvaise comédie ?
Elle s’était sentie soudainement très seule. Un sentiment étonnamment puissant, dont le genre de panique qui s’en était suivie ne l’avait plus submergée depuis longtemps. Elle avait tout tenté pour chasser ce bouleversant sentiment de vide après que Molin les avait laissés, Nadun et elle, mais le chagrin l’avait aspirée comme un siphon, lui faisant tourner la tête au point de chercher frénétiquement auprès de qui glaner un peu d’affection. Elle avait passé en revue, dans sa tête, chacune des lapones vivant dans l’enceinte de la Clôture avant d’en venir aux enfants. Pour finir, seul Anachur avait semblé en mesure, peut-être, de lui témoigner de l’empathie. Pour vaincre la culpabilité de cette irrépressible envie de lui rendre visite, elle s’était convaincue qu’une dernière touche larmoyante à son personnage profiterait à Molin. C’est sur la foi de ce mensonge médiocre qu’elle s’était enfuie de l’endroit où son fils, tendu comme un fil, l’écoutait froidement perdre pied.
En définitive, pas plus qu’en matière de commandement, le CommIntendant n’entendait rien à la situation. Rien de très surprenant : en dehors d’une poignée, nul n’était en mesure de réaliser à quel point tout allait devenir explosif dans le périmètre. La Triale s’écroulerait probablement ici, à Sephta. Molin voyait les choses comme ça. Si ce n’était la peur de ses anciens tortionnaires elle aurait pu s’en réjouir mais pour l’instant, dans un tel dénuement et en l’absence du moindre allié, envisager de s’affranchir du Temple sur cette simple supposition demandait un courage dont elle ne se sentait pas capable. Voilà aussi pourquoi Doug l’attirait. Pour quelque raison que ce soit, le Commintendant semblait aussi tiraillé qu’elle, en proie à quelque démon intérieur. En tout cas, il était clairement inutile de s’inquiéter pour Molin : avec le spectacle qu’elle était en train de lui servir, il en aurait certainement profité pour tenter de lui tirer les vers du nez. A la place, toute cette faiblesse le mettait horriblement mal à l’aise.
En fait, aucun de ceux ayant, comme lui, intégré l’Ordre par vocation ne pouvait avoir conscience de ce qui se jouait en ce moment-même avec Nadun : les types comme Doug étaient envoyés dans des culs de basse fosse avec la conviction d’y servir des intérêts supérieurs et le plus triste, c’est qu’ils continuaient d’y obéir consciencieusement aux désidératas d’une Cité-Mère régentée par une si grande proportion d’anciens Oblats que c’était à se demander si à Areie, un seul Lanidraque croyait encore au contenu des Tercets. Des centaines de petits soldats zélés comme lui leur garantissaient le pouvoir, avec cette Règle : c’était la meilleure raison de la maintenir en service. Des tas d’esclaves comme elle, aussi. Après l’avoir privée de toute indulgence durant les atroces GrandCycles ayant séparé son enfance de l’adolescence, la Règle avait fini par exiger de Rett qu’elle se soumette en tant que femme. Pour finir, elle était devenue cette sorte de coquille creuse.
Jeune femme, après une demie douzaine d’examens pratiqués dans l’infirmerie de son cloître, ils l’avait emmenée en Sixième où elle était restée de nombreux quarts couchée sur le dos, les jambes sanglées dans des étriers tandis que des silhouettes masquées et gantées fouillaient son entrejambe pour lui ponctionner d’innombrables capsules partant rejoindre, dans des placards, d’autres prélèvements auxquels elle avait dû consentir à une cadence effrénée, des plus superficiels aux plus invasifs. Elle avait ensuite végété deux Grand Cycles dans une unité médicale le corps couturé de cicatrices, l’esprit altéré par des injections plus ou moins douloureuses qui lui avaient horriblement fait gonfler les entrailles et la poitrine, avant qu’à l’issue d’un temps totalement dissolu elle ne soit déclarée « prête » et qu’ils ne la redescende en Septième vidée de toute volonté. Le seul souvenir de Léonard Anmuroy suffisait à lui glacer le sang.
A peine remise, il lui avait fallu prendre Molin pour époux avec pour mission de lui donner un fils et sitôt fait, mettre ses pas dans les siens, où que ceux-ci la mènent. Ici, au Ligodon. Chez ce Doug, pourquoi pas. Ils étaient là tous les deux dans cet endroit ridicule, à se servir mutuellement une part de mensonges dont ni l’un ni l’autre ne saisissait véritablement la portée.
Pour sûr, elle savait que Nadun ne reviendrait pas. Ils ne rendaient jamais rien. Derrière l’embarras stupide du CommIntendant se tenait même tapie l’affreuse probabilité que Nadun finisse par la haïr. Qui pouvait imaginer ce qu’ils fomentaient là-bas à son sujet, à Areie, ou à Ousse[1] en ce moment-même ? Cette armée de salauds. Ils pourraient le conditionner pour qu’il n’ait plus aucun souvenir d’elle, s’ils voulaient. Ils savaient parfaitement faire ça. Ils lui feraient subir d’affreuses choses jusqu’à ce qu’il cède, comme ils le faisaient avec tous ceux qui leur étaient offerts ou qu’ils prenaient de force, indifféremment.
Un vertige la surprit qui paracheva le tableau qu’elle s’était appliquée à offrir à Anachur. En retour, il se redressa un peu et retrouva de la contenance. Il se faisait peut-être un monde de toute cette histoire, en définitive. Cette femme était là dans sa laure, tremblante et désemparée : rien à voir avec la mère d’un monstre ou la femme d’un criminel. Rien de comparable non plus avec la poignée de femmes rondouillardes que comptait la Laponique, il fallait bien le reconnaître. Mais qu’aurait-il pu lui dire ? Il ne fallait pas perdre de vue la nervosité du Haut Dévot. A sa place il la toiserait probablement comme une sous-créature. Allons, leurs Quarts étaient comptés à eux tous : le prélat lui avait écrit que quelqu’un n’allait plus tarder à venir. Qu’ils enverraient un type de chez eux. Ce n’était pas le moment de jouer avec le feu.
Pour tout dire, au plus elle le touchait, au plus ça l’irritait. Ne pouvait-elle pas, elle aussi, lui fiche la paix ? Que croyait-elle, qu’il suffisait de lui étaler son malheur sous le nez pour que les choses s’arrangent ? Idiote, croyait-elle qu’il avait le pouvoir de faire quoi que ce soit ?
« Un an n’est-il pas suffisant ? Les mots sortirent d’elle sans qu’elle n’y réfléchisse plus, avec le trouble nécessaire. Cette ultime supplique fut pourtant parfaitement livrée : un pauvre éclat, trop faible pour l’émouvoir.
- Oui, parfois je suppose que cela peut être le cas (là ça y était : il y avait de l’exaspération dans le son de sa voix.). Mais je ne peux rien prédire à ce sujet. Ne vous attendez pas à quoi que ce soit de façon trop certaine… » Car Doug Anachur songeait, tandis que l’image de Nadun flottait quelque part entre eux deux, que son enfant ne lui serait certainement pas rendu dans deux ans, pas plus que dans dix. Pas après ce qu’il avait vu. Pas après ce qu’il avait écrit à son sujet. Les choses étaient entre les mains de la Septième et ça, personne ne pourrait revenir dessus. Pas même Molin.
Il acheva de sangler son havresac. La surface polie du bloc de schiste lui renvoyait le reflet de Rett très près du sien. Un visage blême qui avait du être beau, amaigri au point que la lumière pâle du néon créait sans effort de longues ombres sous ses pommettes. Il se sentit nerveux. Les occasions avaient été rares de la voir sans cagoule au visage : son nez était un peu épais pour qu’elle soit vraiment jolie, mais ses cheveux… Il essaya de se rappeler les traits de sa propre femme, sans grand succès. Il y avait bien cette photo, un petit format carré, mais à force de l’avoir regardée, toute âme avait fini par quitter le papier pour n’y laisser qu’une image neutre, sans plus de sentiment.
Quel intérêt de s’enticher ? Rett allait tout perdre, et il n’était pas bien loin de se considérer lui-même perdu. Cette ridicule mission de surveillance, quasi terminée, allait certainement signer la fin de son mandat à Orangis. Ils l’enverraient ailleurs, sans plus de tâche à accomplir cette fois. Il ne leur était déjà plus vraiment utile ici.
En bataillant avec le fermoir de la sangle, il fronça les sourcils. Rester ne valait-il pas mieux, à tout prendre, s’ils lui laissaient le choix ? Peut-être resterait-elle aussi, qui sait. Il savoura inutilement cette idée. Nadun entraîné quelque part en Septième, Molin déporté dans une geôle quelconque. Elle ici. Il surprit son regard : elle essayait de le fixer, elle aussi. Quiconque les surprendrait ainsi aurait tôt fait de s’indigner.
Le claquement de la boucle en acier qu’il arriva enfin à faire jouer mit fin à sa rêverie. Il s’en voulut immédiatement de cet ultime instant de faiblesse. L’idée de l’éconduire le traversa, vite remplacée par celle de la chasser de sa laure séance tenante.
« Ne pourriez-vous pas, vous au moins, rester ici ? » lança-t-elle cette fois en balayant la cellule du regard. Le CommIntendant était un passionné de minéralogie. De petits marteaux aux pointes d’acier, des aiguilles aimantées, des chalumeaux de toutes tailles et d’interminables séries de flacons contenant divers acides ornaient de longues étagères taillées dans les murs. Un collectionneur triste et seul. Aussi seul qu’elle. Pour cela, plus dangereux que l’ensemble des colons qu’il commandait. Lui aurait pu se rendre compte, à force. Finir par faire le lien entre Sephta et Molin, cette histoire stupide de cultures, le Worlex, puis l’ancien BCM[2]. Il était déjà impensable qu’aucun des lapons ne l’ait fait, à croire que le système de ventilation d’Orangis déversait de l’anesthésiant dans les laures, ou une cochonnerie quelconque. Cette pensée lui plut. Ces hommes et ces femmes, pas plus abîmés que d’autres, avaient gobé des sornettes abracadabrantes sans sourciller. Molin était fort pour ça, cela dit. Incroyablement persuasif. Peut-être que ces gens étaient restés si longtemps ici sans voir personne qu’ils en avaient tout simplement perdu le goût des choses. Elle n’était pas loin de leur ressembler. Postés près d’une bombe, ils restaient là à guetter dans la mauvaise direction quelque chose qui ne les intéressait plus. Un concierge. Voilà à qui elle avait affaire. Fallait-il qu’elle soit au plus mal pour avoir cherché sa compagnie… Le plafond bas l’obligeait à tenir son cou penché, même si la laure était étonnamment grande. Peut-être deux fois la taille de la leur. Ca en faisait, des flacons et des pierres. Doug pouvait, à la cassure, à l’aspect, à la dureté, à la fusibilité, au son, à l’odeur, au goût d’un minéral, le classer sans hésiter parmi les quelques mille espèces recensées : il s’en était déjà vanté auprès d’elle, une fois. Elle se demanda l’intérêt de le lancer sur le sujet. Tout cela devenait gênant.
Elle se remit à pleurer un peu mécaniquement. En réalité, elle en avait trop côtoyé, des comme lui. Anachur n’était pas parmi les pires mais cela ne l’empêchait pas de lorgner sur elle comme les autres. Toute épuisée qu’elle était, assaillie par les derniers stades de la maladie, elle le sentait : il cherchait maladroitement comment l’amadouer, sinuant dans ses pensées comme un gros vers libidineux. Tout le contraire de Molin. La brutalité de la comparaison la ramena à plus de pragmatisme. Trop de choses se télescopaient après que trop d’attente soit venue à bout de chacun d’eux, voilà ce qui se passait. On dirait qu’ils avaient réussi leur coup, tout en bas. Plus aucun d’eux ne tenait debout. A part lui, peut-être. Molin. Quitte à ce que Nadun lui soit arraché, autant que ce soit par lui. C’était son fils. Son seul fils.
C’est pour ça qu’elle avait décidé de se taire. De ne pas les avertir de son manège. De l’aider même, à sa façon, comme elle était en train de le faire. L’aidait-elle vraiment, d’ailleurs ? Elle regarda les séries de flacons. Ils la tortureraient, certainement. Ou tenteraient de l’enfermer quelque part. Quelle importance. Sans Nadun, c’était l’attente de la mort et rien d’autre. Un désœuvrement de plus en plus profond. Les Quarts se succèderaient sans le moindre attrait, sans plus la moindre utilité, sans une once de chaleur humaine. Il n’y aurait rien à faire, plus personne à qui parler ni sur lequel veiller. Elle pouvait bien leur tenir tête, après tout. Une seule fois. Se tenir aux côtés de Molin, comme l’aurait fait une véritable épouse.
Eteindre les soupçons ; énerver Anachur, minauder. Le tourmenter, lui faire lâcher prise au point qu’il ne pense plus qu’à fuir lui-même avec ses deux imbéciles de fils sans vouloir les croiser, aucun d’eux trois. Voilà ce qu’elle était venue faire. Voilà ce pour quoi elle était ici, à l’implorer. Pour laisser Molin peaufiner son plan, préparer je-ne-sais-quoi qui leur exploserait à la figure le moment venu. Qu’ils aillent tous au diable. Qu’ils en crèvent de rage. Molin ne pourrait certainement pas empêcher que Nadun leur soit pris, mais peut-être lui obtiendrait-il une chance de s’échapper ? De ne pas se faire enfermer dans un de leur collège, de ne pas avaler leurs potions, subir leurs humiliations ou ces inhumaines séances de lavage de crâne.
Poursuivre ce but, en avoir un à partager avec quelqu’un, fût-ce Molin, la tint une fois encore au bord du gouffre dans lequel, sinon, elle se serait laissée chuter. Ses petits reniflements emplirent à nouveau la pièce de leur insupportable musique mais cette fois, ni elle ni Doug ne trouvèrent rien à dire.
Pour lui, ça en fut trop. Mais ne comprenez-vous pas, - voilà ce que Doug aurait voulu dire, ce qu’il lui aurait lancé au visage s’il en avait eu le courage -, ne comprenez-vous pas que les choses ne sont plus comme elles étaient il y en encore quelques Quarts ? N’avez-vous pas saisi que la situation nous surpasse, vous et moi? Et peut-être même, pour dire toute la vérité, n’ont-elles jamais été ce que vous les avez crues, les choses ? Ont elles jamais été telles que Molin a essayé de vous les feindre ?… Cessez d’être une mère, je vous en prie ! Cessez d’envelopper Nadun d’amour comme vous le faites ; ne lui collez pas la force de votre amour sur le corps ! Si vous saviez comme c’est affreux ce genre d’amour, pour des enfants comme celui-là… Cessez même d’être une épouse : rien de tout cela ne vous sauvera. Tout est foutu, vous comprenez ?
Mais elle pleurait. A travers ses paupières baissées, les larmes sourdaient goutte après goutte en rigoles. Il se sentit stupide. Depuis la mort de leur mère, il passait des Quarts entiers avec Ürge et Rod à épousseter les graphites, les anthracites et les houilles. Les tourbes étaient leurs préférés. Un peu plus haut, derrière le petit corridor, ils avaient même continué la collection : les bitumes, les résines et les sels organiques surtout, qu’il fallait préserver de la poussière. Il contempla ce décor. Tout puait la défaite et elle pleurait au milieu. Il se retint de tout foutre par terre.
Elle sortit un mouchoir froissé de l’intérieur de sa manche et s’en essuya maladroitement les yeux. Molin lui avait ordonné de rester dans leur dépendance jusqu’à ce qu’il revienne. Elle n’était pas censée en sortir, encore moins pour visiter Anachur. En laissant Nadun tout seul, de surcroît. Elle n’avait fait que ce qu’il lui avait semblé le plus efficace. Elle avait fait comme elle avait pu. Molin lui-même pouvait lui en vouloir tant qu’il le souhaitait.
Il la regarda se sécher le visage. Pourquoi diable a-t-elle jamais permis qu’il vînt au monde ? Il se retrouva à détester l’enfant, une fois encore. Il finit par se lever.
« Rett, il faut que j’y aille. Vous savez que la Conversion de mes propres fils ne peut souffrir d’aucun retard: ils commenceraient sans eux. »  C’était vrai. « Et il faut que je m’entretienne avec les prélats d’Utsjoki » ajouta-t-il de façon vague, lâchant entre elle et lui une sorte d’écran de fumée administratif sensé ramener sa charge émotive à un stade acceptable.
Il avança les mains pour lui saisir délicatement les épaules : « Toutes ces interrogations rendent le cœur faible. Regardez ces larmes. Vous-même… » Elle se détourna et il se sentit immédiatement coupable.
« Je ne pleure pas » répondit-elle en pétrissant son petit carré de tissu humide et boursouflé. « Vous ne pouvez pas rester, bien sûr – elle fit un effort pour sourire – : je suis bête, voyez-vous. C’est totalement stupide. »
Il entreprit de mettre son barda à l’épaule. Si elle savait.
Elle ouvrit elle-même la porte : il ne put se résoudre à la refermer parce qu’elle ne semblait pas se décidée à quitter sa laure, ce qui le contraria. La saluant d’un geste avorté, il s’engouffra quand même dans le petit couloir. Nul n’aurait pu se sentir plus empêtré.
Un premier sas se refermant sur lui, il respira un grand coup. Il allait partir avec ses fils, voilà ce qui comptait. Elle n’avait qu’à se débrouiller avec le sien, après tout. N’est-ce pas ce qu’il faisait, lui ? Ils n’avaient qu’à se dépêtrer entre eux de ce qu’ils avaient amenés, Molin et elle. Et avec le Haut Dévot, aussi. Avec qui ils voudraient.
Il engagea un pas décidé, cherchant quelle allure correspondrait à la marche d’un homme sûr de lui. Mais tout en remuant les épaules pour chercher la répartition idéale du poids d’un sac fait trop à la hâte pour s’équilibrer correctement, il sut qu’il se vantait en vain : inexorablement, tout l’attendrait à son retour. Elle. Molin. Le type d’Areie.
La voix d’Illurgien vint le cueillir :
« Père ! On commençait à croire qu’il vous était arrivé quelque chose !
- Où étais-tu, M’Pa ? lui fit écho le plus jeune, ses petits yeux porcins fouillant les ténèbres.
- En route, fils ! se contenta-t-il de répondre d’un air enjoué : la Gloire nous appelle ! »

Plusieurs cycles de marche les séparaient d’Utsjoki. C’était beaucoup, surtout pour Rod. La veille, il avait longuement hésité devant la Carte : la raison exigeait de leur faire parcourir la distance à l’horizontale de la Cinquième, en empruntant les chariots mécaniques qui filaient à partir de la mine. C’est ce que feraient les autres Prétendants. L’autre option, terriblement plus discutable, consistait à remonter la cheminée jusqu’en Première, atteindre les réduits embourbés traversant le Stabbursdalen, puis rejoindre l’ancienne colonie scientifique de Lakselv pour, de là, redescendre dans les Profondeurs par la Grande Déclivité. C’est le choix pour lequel il avait opté, porté par une motivation toute personnelle : il tenait à ce que ce voyage, dont il avait conscience qu’il ne pourrait revêtir le moindre prestige, puisse graver dans la mémoire de ses fils une vision de la Surface qu’il espérait parvenir à épingler à travers les murailles. Un fantasme qu’il n’avait pu assouvir lui-même. Voir le dehors. A quoi ressemblait l’ancien monde.
Le prix à payer pour cette supposition était de bon nombre de kilomètres supplémentaires et de conditions de voyage autrement plus dangereuses : mais y avait-il réellement d’autres opportunités d’entourer cette étape d’une quelconque aura ? Sa couverture lui interdisant l’usage de privilèges en adéquation avec son rang – n’était-il, en vérité, un Ossibe du Temple ? –, ses fils avaient été appelés à Utsjoki comme de vulgaires lapons. Déjà qu’il était question d’un cloître rustre et sans apparat, s’y rendre accroupi dans une draisine rouillée lui était apparu terriblement maussade. Injurieux, même. L’Ordre lui demandait trop. L’Ordre demandait toujours trop.
Quant au fait d’avoir été obligé de signifier à Nadun, devant tous les autres gosses, que lui seul se mettrait en route pour Inari, ça l’avait juste couvert de honte. Au moins se consolait-il de ce qu’aucun de ses deux fils n’ait à partager leur Noviciat avec ce dégénéré.

Dans la laure, Rett, qui s’était emparée d’un chiffon au hasard pour finir de sécher ses joues, venait de se barrer le visage d’un trait de crasse noire. A cause du silence, elle reconnut le bruit de pas remontant le fond du couloir, de l’autre côté du mur : la claudication caractéristique la renseigna sans doute possible. Elle espéra qu’il passe la porte et que le bruit s’estompe en direction du réfectoire, incapable de bouger. Quand les coups plurent sur la porte, paniquée, elle entreprit de trouver une cachette.
Lorsqu’une deuxième série de coups résonna contre le chambranle, elle était recroquevillée au fond du couloir, là où la collection prenait fin sur un mur couvert d’étagères, entourée de flacons dormant dans l’ombre. L’atmosphère paraissait désormais bardée d’électricité, une tension palpable qui lui sembla crépiter jusqu’au dehors, traversant la porte sans le moindre effort.
Depuis le derrière du battant, la voix traversa la pièce, comme certaine d’être entendue. « Douglas ? Doug ?... ». Elle retint son souffle, à demi fléchie sur ses jambes dans une posture ridicule qui accroissait son affolement : l’idée que le vieux Kiel la surprenne au fond de l’appartement du CommIntendant lui glaçait le sang. Il avait peut-être les clés, peut-être allait-elle entendre le bruit du pêne se débloquer d’une seconde à l’autre, les gonds grincer sur eux-mêmes. Que ferait-elle, alors ? Des images allaient et venaient dans son esprit à folle vitesse, elle traversant le Ligodon le bras enserré dans sa poigne sous une forêt de regards réprobateurs, ou encore la tête penchée vers le sol pendant qu’une vague de reproches acide déversée par Molin s’abattait sur ses épaules, un gobelet ou un objet quelconque allant s’écraser contre une paroi. Tous ses plans foutus par terre par sa faute. On la prendrait pour une voleuse, ou une sorte de cinglée. Une dingue bonne à extruder de la Clôture. Mais à la place de cette nuée de scenarios catastrophiques, le vieux Kiel grommela quelque chose pour lui-même dont elle ne perçut pas la fin, mais qui démarra par un juron du genre merde, il est quand même pas déjà parti ce con… 


*
A la première désaltération Molin réapparut très droit, tenant sa poitrine saillante. Nadun le trouva si drôle qu’il dut détourner le regard pour ne pas céder à l’envie de rire, lui-même engoncé dans ses vêtements rituels. Rett les jugea tous les deux superbes, c’est ce qu’elle dit à travers le caoutchouc de sa cagoule. Ce qu’il venait de trouver comique lui parut alors désagréable, au point que la situation vienne finalement le mettre mal à l’aise. Il n’arriva plus à la regarder non plus.
La pièce était inhabituellement éclairée : tout semblait singulier, comme si les objets familiers avaient été remplacés par d’autres. Quand il fallut ôter leur robe pour la replier soigneusement dans leur rouleau scellé, son Œil lui chauffa l’intérieur du crâne. Non, il n’avait pas faim, merci. Non, il ne finissait pas son gobelet, il n’avait plus soif. Merci. Il aurait voulu pouvoir tout ralentir, étirer chaque seconde pour que l’instant meure et que le moment du départ recule, encore et encore, jusqu’à refluer dans un futur indéterminé. Ses gestes se firent lourds, l’assurance avec laquelle il s’était levé s’effilochant comme un nuage de vapeur au contact de l’air. Il eut brusquement froid. L’idée de regagner sa couche et s’y allonger quelques minutes l’obséda au point de se sentir malade. Il chancela. La main que Molin posa sur la sienne le surprit : il serrait très doucement ses doigts dans les siens, enfermant ses phalanges de façon si délicate qu’une délicieuse chaleur se mit à le remplir, dans laquelle il se laissa couler. De toute son âme, il souhaita qu’il ne retire pas cette main trop vite, qu’il ne soit pas cruel au point de rendre cette caresse trop furtive. Ils se regardèrent. Avec la plus grande simplicité, il intima à son Œil de se taire et refusa qu’Il lise en lui, et avec le même naturel, l’Œil se retira de ses pensées. Il remisa soigneusement cette incroyable victoire dans un coin de son âme pour ne pas perdre la moindre parcelle de ce regard. Cela dura à la fois une éternité et une fraction de seconde. Quand ensemble ils se relâchèrent, il était prêt.
Il se prêta de mauvaise grâce à l’étreinte de Rett décidée à garder son Liaj au visage, puis agacé de ses cajoleries, finit par s’arracher d’elle avec humeur : l’envie de monter dans le Worlex éloignait déjà toute sensiblerie de son cœur, sans compter que la cagoule l’empêchait de la voir. Ce corps implorant, horriblement contracté, ne l’attirait pas. Il n’éprouvait pas la moindre envie de se lover contre elle ni de se frotter au tissu et d’y entendre, juste derrière, les terribles gargouillis de son ventre.
Pour monter dans l’appareil il fallut ôter ses vêtements. C’était très haut : en bas, la porte du sas s’écrasait dans une drôle de perspective. Juste avant, Molin avait disparu pendant douze quarts. Allongé les yeux levés au plafond, il s’était contenté d’écouter sa mère arpenter leurs trois pièces dans un remue-ménage ponctué de sanglots étouffés. Il avait suivi ses allées et venues d’une oreille inquiète, épiant ses hoquets derrière ces portes qu’elle fermait et rouvrait sans raison. De petits carrés de linge froissés et humides avaient fleuri un peu partout, abandonnés au hasard de sa déambulation, disparaissant à intervalles réguliers pour laisser place à d’autres. Finalement, elle avait quitté la laure et il n’avait pas éprouvé le besoin de savoir où elle s’était rendue. Elle pleurait, il ne pleurait pas. Son absence avait duré presque deux Quarts. Il avait vaguement rangé sa cellule, et elle était revenue.
Le grésillement de la cabine qui s’était mise à coulisser lui serra l’intérieur du ventre : en dessous d’eux, la porte de l’ascenseur se referma tandis qu’ils glissaient vers l’avant et il regretta soudain de ne pas l’avoir serrée contre lui. Molin avait pris place à ses côtés, légèrement en avant sur la droite. Le Worlex était toujours à l’arrêt mais à cause du glissement du poste de pilotage, des picotements dansaient déjà sous la plante de ses pieds. Il détourna la tête juste à temps pour accuser l’à-coup de l’encastrement mais le choc l’envoya à la rencontre de la nouvelle vue offerte par la pointe de l’engin : il eut à peine le temps de se rasseoir à peu près correctement qu’un frisson mécanique fit trépider le cockpit.

La puissance des moteurs l’enveloppa tout entier, et ils se mirent à rouler. Des vibrations remontaient dans ses cuisses comme si les chenilles labouraient directement le sol depuis le dessous de son siège et un bruit rauque tambourina dans ses fesses qu’il serra soudainement très fort l’une contre l’autre tandis qu’en bas, de premiers mètres de piste furent lentement, puis de plus en plus rapidement, et soudain effroyablement vite avalés. La bouche crispée, il s’empêcha de supplier Molin de freiner, regrettant tout d’un bloc : le Worlex, le voyage, et cette fois, vraiment, de ne pas avoir embrassé sa mère.
En repérant une barre d’acier sur laquelle il referma sa main au point de s’en faire blanchir les phalanges, il souleva légèrement le bassin : la noirceur effrayante du tunnel de sortie s’avançait vers eux comme un œsophage. Il tourna la tête vers Molin tout entier absorbé à dompter le véhicule-chenille, qui tenait son front plissé en étendant rapidement ses mains au-dessus du clavier de diodes. Il tenta d’attirer son attention mais ils entrèrent dans l’ombre sans ralentir d’un pouce.
Une fois dans le noir, le Worlex gronda davantage. Loin de modérer leur vitesse, Molin déplaçait la masse d’acier avec un même entêtement, les mâchoires serrées. Agrippé à la barre glaciale, Nadun tenta de deviner la route dans le faisceau des phares. Une énorme tourelle surgit de nulle part droit devant eux, qu’ils évitèrent de justesse. Il eut si peur qu’à plusieurs reprises, il faillit renoncer à se retenir : ses sphincters se tordaient de spasmes. Quand ils commencèrent à tourner sur eux-mêmes avec les moteurs au point mort, il se mit à pleurer : les parois de l’ascenseur les enserraient de toutes parts, et le mouvement invisible de cabine les hissant tous ensembles Molin, lui et l’énorme Worlex lui procurait une horrible sensation tout au fond du ventre, quelque part en dessous de la bite. Il disait comme ça, Rod. La bite.

Enfermé dans ce cauchemar, Nadun tenait les yeux rivés dans une encoignure, brinqueballé sur son strapontin d’acier. Il sursautait en étouffant des cris, soulevant par à-coups une cuisse maigre, les coudes aux côtes.
Ils venaient de ruer dans une double porte à moitié enfoncée, fracassant le venteau à pleine allure : M’Pa était devenu dingue, semblait-il. Après avoir carrément roulé sur le montant couché au sol, tanguant dans la cabine comme sous l’effet d’un tremblement de terre, ils étaient ressortis de l’autre côté sur une piste anormalement calibrée dans laquelle l’engin s’était mis à frémir, étonné de ne plus rencontrer de résistance. Les chenilles, cette fois, claquaient d’un roulement sec contre la platitude d’un sol presque égal tandis qu’ils fonçaient droit devant. Molin agitait quand même des leviers, poussait des clapets ou pressait des séries de boutons sans lui accorder la moindre attention. Il se demanda enfin par où ils étaient partis.
Ils avaient quittés le grand périmètre d’Orangis, il en était à peu près sûr. Ce n’était pas par les cultures en tout cas, lorsqu’il tendait ses cuisses pour passer la tête à travers le hublot il n’apercevait pas la moindre empreinte sur le sol et les murs, eux, nus et épais, défilaient sans aucune indication. Finalement, il tenta de se lever, son corps nu tranchant la noirceur de l’habitacle comme un coup de craie. Est-ce que Molin connaissait la route menant à Inari aussi bien que sa conduite le laissait supposer ? Où donc son père était-il allé, lui, au cours de sa vie ? Laquelle de ces dizaines de Cité-Puits matérialisées sur la carte avait-il pénétré ? Areie, la Cité-Mère, qui semblait sur le plan des Profondeurs située à l’autre bout du monde ? La Laponique était implantée au Nord. La Cité-Mère était non seulement tout en bas de la carte, droit au Sud, mais légèrement décalée vers l’Ouest : il convint qu’un tel voyage prendrait probablement plusieurs GrandCycles et en déduisit que c’était improbable. Après tout, le Séminaire, lui, n’était pas si éloigné du Ligodon. Il avait du prendre une sorte de raccourci. Il réalisa avoir aussi oublié de lui demander s’il avait déjà rencontrés ceux qui vivaient là-bas, comme il avait envisagé de le faire une fois qu’ils seraient dans l’intimité de la cabine. Les prêtres, les Dévots et leurs Ossibes. Les instructeurs.
Le sol redevenant rugueux, il grimaça à l’idée d’avoir à subir à nouveau la dureté de son strapontin. Comme en écho à sa prière muette, leur allure décrût : devant eux, un chapelet de petites galeries divisaient la route en un méandre de couloirs bardés de lampes oblongues, tous numérotés cette fois. A l’idée de rencontrer de nouveaux venus, leur nudité commença à le gêner.
Après avoir choisi l’une d’entre elles, Molin entama un autre ballet nerveux au-dessus des commandes. Lorsqu’il tira à lui un dernier levier, l’engin se tut non sans avoir secoué la cabine d’un spasme.
Rien dans le bout de décor offert par le hublot ne donnait d’indication.
Etait-ce Utsjoki, la première des stations de cette route dont il s’était appliqué à apprendre chaque étape ? Le temps avait semblé à la fois si long et si court…
Les fantômes d’Ürge et de Rod traversaient à peine son esprit qu’il se laissa surprendre par le mouvement du carter, qui reculait tout aussi précipitamment qu’au moment du démarrage.





[1] Bastion Scientifique codé LRAR (Laboratoire de Recherche à Accès Restreint) de Sixième Profondeur
[2] Bunker Central des Mines : ancien site géostratégique ayant abrité le supercalculateur quantique qui a servi de base pour la conception du Terminal du Mur-Mémoire. (Se reporter aux Notes en début d’ouvrage)

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