Le 4ème H (Tome 1) - "La Règle Primitive" - Post 12

Iasal
(Dixième Ecrit)


On nous appelle « Retsam[1] », nos gestes sont attendus, nos habitudes recopiées. C’est ce que je voulais, avant. Ce à quoi je rêvais. Je participe aux Services, des inconnus me regardent pour savoir quoi faire. Si ces hommes ne nous rejoignent pas sur l’ordre d’Alphan/Celio, quelle raison peut les conduire à se soumettre alors que nous n’avons pas même esquissé l’ombre d’une menace? Seulement parce que nous faisons quelque chose ? L’ennui est l’un des maux les pires de la vie souterraine : le simple fait de côtoyer quelqu’un en train d’agir peut suffire, des fois. Hymett aimait répéter cette idée, que l’espoir naissait de l’acte. Mais j’aurais volontiers torturé l’un de ces types pour qu’il parle, parce que je ne supporte plus de me débattre avec la peur qu’ils m’inspirent. En attendant, j’essaie de m’habituer à ce lot grandissant de privilèges idiots. Derrière le rideau de toile censé garantir l’intimité de ma couche, Georges, Balt puis même Jean-Paul ont pris des maîtresses, qu’ils doivent faire souffrir. Des râles étouffés surgissent ça et là, après l’étrange Cmeop où autrefois nous faisions cercle et où désormais, des gens chantent autour de Panthéa. La paranoïa me gagne. Georges est accompagné sans répit d’une sorte de garde privée. Il arrive encore que j’échange un regard avec Hymett, mais elle a l’air peinée dès lors qu’elle me dévisage. Il n’y a plus guère que Jean-Paul qui semble aussi perdu que moi. Ca ne l’empêche pas d’être omniprésent, circulant le ventre en avant, inutile et dominateur. A l’intérieur de ce manège, au gré de déambulations mal dissimulées, Hört-Henri me guette.
Le forage de prolongement a démarré. Une porte a été ouverte en direction de l’Ouest à travers le béton, derrière laquelle des bras frappent continuellement la muraille. Pourtant, depuis que j’ai fini de souder cette petite pièce électronique qu’Hymett m’a aussitôt saisie, je n’ai surpris aucun de mes ex-compagnons à l’entrée de cette excavation. Elle abrite trois boyaux qui s’étoilent comme une fourche. Sitôt que je m’avance, ce que je me mets à faire souvent, tous arrêtent leur tâche, se redressent et me regardent avec un mélange d’effarement et de peur excessive. Même sans vérifier, je sais qu’aucune de ces trois ébauches de tunnel n’a mis à jour la trace d’une gemme d’Ambre. La frustration me ronge. Maulian n’aurait pas mis plus d’un demi-Quart avant de trouver un filon. Trois voies de percement, pas d’Ambre. Un seul de ces ouvriers interchangeables aurait-il été capable d’en reconnaître, de toute façon ? Après un nouveau Cmeop ridicule où je regarde Panthéa devenir une sorte d’icône, je décide de repartir. A l’entrée de la porte il y a un homme qui sursaute. Je l’interroge mais il ne comprend pas. Je recommence en clanique. Il monte la garde. Que croit-il qui peut venir de la Fosse ?
Dans la Voie tout est noir. J’avance lentement. Puis sans vraiment réfléchir je me mets en marche. Le dos courbé, avant de m’accroupir puis finir par ramper en bondissant à quatre pattes, comme nous le faisions avant. J’arrive à Voolda les genoux en sang.
La vanne ouverte, je contemple la surface lisse de la soute. Je plonge mes doigts dans l’eau noire puis la main cramponnée au rebord, je me lance. A la suite de mes jambes j’enfonce mes testicules, mon ventre et mon torse, jusqu’à ce que le froid m’enserre au point de m’étouffer. Après une dernière hésitation je me laisse couler et entouré de ténèbres gelées, je libère cette longue inspiration qui allait me tuer. Une nuée de bulles danse autour de ma tête.  
A la Fosse, j’ai un mouvement de recul. L’odeur est toujours là, mais différente. Anonyme. Je reste au bord de l’entrée à moitié accroupi, incapable de pénétrer plus en avant. Panthéa, nul ne sait vraiment à quel moment, a décidé de se faire appeler « La Mère » et a dévoilé le projet complet à «ses » troupes, celles qui creusent Ouest/Nord-ouest. Ceux-là ont baptisé leur section de forage la « Profondeur Promise ». Quand Georges l’a découvert, dans un de ces accès de rage dont il est devenu coutumier (le manque d’Ambre affecte chacun d’entre nous par des chemins différents), il a exigé que nous réfléchissions à une répartition précise des pouvoirs, sous peine de faire cavalier seul.
Je me demande combien de temps je tiendrai ici, si je décidais de m’y installer. Tout en cherchant une trace de quelque chose qui m’aurait appartenu, je rôde autour des couchettes. Je renifle longuement celle de Panthéa, surpris de l’âcreté qui s’en dégage. Une fois au bout de la pièce, à tâtons, je me hisse dans le local technique sans trop de raison. Là-haut, devant les rangées d’étagères vides éclaboussées par la minuterie, je fais précipitamment demi-tour. Après avoir pleuré de terribles minutes sur la paillasse de Maulian, je mange une boîte de gelée jaune dont je n’aime pas le goût face au fossile de la colonne d’Ambre. Je suis du bout du doigt une rigole qui sinue dans la roche pour aller se perdre dans du gneiss. De retour dans la pièce principale, je pense sans vraiment d’émotion à me couper le sexe avec la lame de rasoir ébréchée. Finalement je me rase. Entièrement, à nouveau.
Debout au milieu du bunker, nu, je regarde la Règle enfermée dans son plastique que j’ai posée sur mes vêtements défaits. A-t-on conscience de devenir fou lorsque cela arrive ?
Je rentre les muscles transis dans mes vêtements trempés. J’ai essayé de les laver pour les débarrasser de leur odeur. Au bout de la coursive, l’homme m’attend. Dès qu’il me voit, il disparaît à l’intérieur. Le temps que j’atteigne la porte, Panthéa est là. Elle me dit juste ah te revoilà, son regard me traverse comme une machine. Elle semble contrariée que je me sois rasé les sourcils. Ca me fait une sacrée gueule, il paraît.
Nous sommes entassés tous les neuf dans la salle de douche. Imprégné de l’affreuse vision de la Fosse, j’y suis terriblement embarrassé à l’idée qu’ils m’aient attendu, puis très vite mal à l’aise qu’ils me regardent. Je ressors donc mes feuillets dans l’atmosphère chargée de tensions de ces retrouvailles, puisqu’ils me le demandent.  En libérant le papier de sa gangue de plastique j’ai la faiblesse de croire à un retour de flamme, Léonard étant sorti de sa tanière. Je relis à voix haute l’intégralité de mes notes avec une aisance surprenante mais personne ne veut être là et avoir à se remémorer ça. Il le faut, voilà tout : nous devons en finir avec Aulis. Il faut réécrire cette Règle. Ca ne servira probablement à rien au stade où en sont les choses, mais l’Avent réformé de Panthéa n’est toujours qu’une abstraction et le Plan dépend dangereusement d’une ligne de conduite à laquelle se conformer : si plus personne ne partage la même vision de ce que nous avions envisagé de construire, à quoi bon. D’ailleurs, s’agissait-il bien d’une construction ?

Savoir écrire ne fait pas de moi l’auteur de tous les manuscrits des Profondeurs : si la calligraphie est bien la mienne, la Règle d’Iasal m’a été entièrement dictée. Et l’exercice, cette fois, a été l’objet d’interminables tractations, de crispations et de ténacités ridicules. Je conviens avoir pris l’initiative de remplacer tel mot par tel autre mais enfin, cela n’a guère d’importance : cette révision s’est contentée d’encadrer des idées disparates, l’exercice ne retrouvant un peu d’intérêt dès lors qu’il s’est agi d’imposer quelque chose aux autres tandis que nous sommes passés sur les questions dogmatiques avec la plus grande rapidité, Panthéa maîtrisant bien plus adroitement les codes et les rites de son « Avent » que nous le pensions. Preutt, après un instant d’étonnement, a veillé à rendre tout très pragmatique, tandis que Balt a pinaillé sur chaque Tercet jusqu’à estimer le tout parfaitement égalitaire, et légiférant. Léonard y a introduit d’innombrables nuances et les autres ont tenu, peu ou prou, à y faire figurer, chacun, une idée quelconque dont la maigreur n’aurait pas résisté plus de quelques secondes à l’analyse d’Alphan, et nous sommes parvenus à une autre Règle.
Une terrible vague de fatigue nous a ensuite laissés muets au milieu d’un bruit de gouttes s’échappant du robinet de douche, jusqu’à ce que Jean-Paul se manifeste. Voilà ce dialogue.
« C’est bien, je trouve. Ca éclaircit les choses. L’autre, c’était si…
- Théâtral ? (Georges)
-…primitif. »
Jean-Paul trouvait ma Règle primitive. Jean-Paul. C’est depuis lors qu’ils ne l’ont plus jamais nommée que comme ça. La Primitive. Puis encouragé par ce succès sémantique, il a fini de sceller les choses. « Celle-ci est plus claire. Plus franche. Il n’y a plus de salamalecs ni de trucs bizarres. Ca nous ressemble plus. Celle-là, c’est l’Aulionnienne. »
Je pense que Léonard et Panthéa ont trouvé ça aussi ridicule que moi mais nous n’aspirions plus qu’à sortir de cet huis-clos pour dissoudre aussi sec cette infâme copie de ce que nous avions été. Et puis, Jean-Paul était si fier : à vrai dire, avec le recul et au regard de nombre de choix pour lesquels il va opter par la suite, je le soupçonne d’avoir fait preuve d’un incroyable humour. Jean-Paul a toujours joué sur cet apparent manque de finesse. Primitive, la Règle si perfidement induite par celui qui voulut nous transformer en bourreaux de l’Humanité ? Une vengeance sur le sentiment de supériorité de Celio à notre égard. Une vengeance sur nous tous. Parce que les gens comme Panthéa, Georges, Léonard ou moi feront toujours preuve de condescendance envers ceux que nous estimerons rustres ou mal dégrossis, que nous jugerons incapables, du haut de notre fatuité, de cette intelligence dont nous nous pensons, nous, dotés : nous serons bienveillants avec eux, maternalistes et paternalistes. Magnanimes, nous leur pardonnerons ce que nous prendrons pour des erreurs de jugements, des carences de grâce ou une limite intellectuelle. Et à cause de cet orgueil qu’il suffira de flatter, nous nous ferons invariablement baiser. L’Aulionnienne, a-t-il dit ? Un scellé nous liant irrémédiablement les uns aux autres autour d’une honte partagée. Un avertissement donné à notre arrogance, dont aucun de nous n’a tenu compte, évidemment : pour moi, nous venions juste de nous avilir au point de laisser le plus con d’entre nous donner un nom aux deux Règles. Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai été capable de comprendre toute l’ironie - et finalement, la portée sentimentale - de ses appellations. L’ours de la Fosse était probablement le plus clairvoyant. J’ai remis le manuscrit de cette nouvelle Règle à Panthéa qui s’est empressée de le faire disparaître, et tout a repris sa place dans le fort. Car c’est ainsi que se nomme Iasal désormais : le Fort.
Le sentiment qui me domine alors est celui de nous être débarrassés de cette Règle. Par la suite, je me revois ressasser sans répit les mêmes ressentiments en les regardant gagner en violence. Iasal fore tête baissée un triptyque d’agressivité tandis que livré à moi-même, j’erre sans me trouver de rôle, incapable de freiner ma chute. Je me mets à affirmer avoir détruit l’autre manuscrit, celui de la « Primitive », que je cache pourtant toujours contre mon torse, exactement comme autrefois Alphan serrait contre le sien les plans de la Troisième : quelques feuillets crasseux remplis d’une écriture serrée et inégale, maculés de terre et de sueur dont ils acceptent comme ça, sans s’interroger, que je puisse les avoir anéantis quand ils représentent ce que je sais avoir généré de plus beau, de plus noble et de plus puissant pour toute la durée de mon existence. Je cimente de nouveaux murs très hauts et très épais dans mon esprit, puis je me désolidarise calmement de leur esprit de silex. Quand Léonard exhibe ces trois corps de fusils d’assauts surmontés d’étranges cônes grillagés longs d’une soixantaine de centimètres, ils crient comme des primates.
Je me suis approché un peu pour écouter le début de l’exposé sur leur maniement. Ces armes s’alimentent de munitions assourdissantes censées perforer le tympan par effet sonore dirigé, provoquant à distance nausées, diarrhées et pertes de connaissance. Nouveaux cris de joie. Il me semble que je suis le seul à peiner pour suivre. Le tir de ces engins n’est pas audible. Leurs infrasons de 16 hertz poussés à leur intensité sont terriblement dangereux. « En produisant 170 décibels, on cause des ruptures d’organes, on peut même créer des cavités dans les tissus humains et causer des traumatismes létaux. » On écoute Léo comme nous écoutions Alphan autrefois, au début. Léonard l’asiatique. Léonard le connard. Qui pue. Lorsqu’il passe à son « superacide » avec lequel pourra être franchie la barrière métallique de la Troisième sur tous les points stratégiques, je capitule. On courrait sous ces grilles tous les deux, à ce moment-là. On nous jetait des boulons dessus. En me massant mécaniquement l’avant-bras, je recule discrètement jusqu’à ne plus entendre qu’une bouillie de mots : acide hydrochlorique, acide nitrique, caustiques, corrosifs sous forme de liquide, décomposer l’asphalte, détériorer les câbles, réserves de ci ou de ça, quantités d’hommes, matériel... Réfugié derrière mon rideau, je me concentre sur autre chose : Hört-Henri, assis à une table, gomme mollement un pan de feuille. Dans l’étroit rai de vision que nous partageons, nous échangeons un instant de désarroi. De loin, je n’y vois plus rien. De près, pas grand-chose non plus. Il me fabriquera des lunettes.



[1] « Maître », en clanique

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