Le 4ème H (Tome 1) - "La Règle Primitive" - Post 9

Adventus / Vasd Neut
(Septième Ecrit)


Aucune des expéditions que nous lançâmes dans les corridors de Troisième à partir d’Iasal ne permit de relever de trace de présence, bien qu’on se soit enhardis vers le Nord sitôt Léonard venu à bout des scellés d’Iasal grâce à un corrosif issu de manipulations de premiers échantillons de gaz mélangés avec nos urines. La Troisième, qui nous déstabilise une fois de plus par sa largeur et sa facture était, semblât-il, restée inviolée. Quand survient la confrontation, elle est donc aussi brusque qu’inattendue : ils ne sont que quelques uns, des Moines silencieux apparaissant au détour d’un coude. Soudainement offerts à notre vue, ils donnent corps à la réalité d’hommes en marche à seulement quelques pas de nous, pendant que nous arpentons des couloirs supposés vides à la recherche d’un axe remontant vers Leaid.
Après une seconde d’hésitation, Alphan fonce sur le premier et lui assène une frappe terrible à la base du cou : sa tête se détache à moitié de son tronc. Dans son sillage, nous nous ruons d’un bloc et frappons à notre tour sans aucune retenue. Comme ils ont l’air surpris et qu’ils ne réagissent pas immédiatement, l’épisode est démesurément violent. Nos cinq adversaires finissent par gésir au sol en une poignée de secondes. Sous le coup de l’adrénaline nous en sommes à peine à nous interroger sur la réaction de l’Eléphant quand un râle s’élève : un Moine tente de balbutier quelque chose. Une deuxième fois encore. Personne ne trouve quoi répondre. Deux « pourquoi » accompagnés d’un nom qu’il répète en tendant la main, essayant de relever la nuque vers Alphan qui lui, n’esquisse pas le moindre geste pour s’approcher. Le Moine renverse finalement bizarrement ses pupilles à l’intérieur de leur orbite.
Je crois m’être remémoré instantanément cet épisode au cours duquel Panthéa confessait à notre groupe Verick que la levée de son expédition vers Blell s’était décidée sur les confidences d’un mourant. A la première fois que nous avions vu le Patriarche. Dans la section rutilante, deux ou trois poussières récalcitrantes tournoient dans l’air. La douleur des coups que nous avons reçus se met à irradier. Ce nom, celui par lequel ce Moine vient de l’appeler, nous le connaissons tous. « Celio ». Celio Doom DaBerBeeg, le fondateur du Vasd Neut. Le Prophète neutien. Je me rappelle une sorte de gêne. Je regarde mes compagnons et ils me regardent. Alphan est là, la manche droite ensanglantée, son gant-pierre à la main. En arc de cercle autour de lui Panthéa encore accroupie, Hymett et Hört-Henri serrés l’un près de l’autre, Jean-Paul les bras ballants, Balt qui interroge Georges du regard, Georges qui crispe ses mâchoires, Pyo qui tourne innocemment la tête en tâtant la blessure ouverte au dessus de son front. Moi. Entre nous, allongé dans une posture ridicule, le Moine au devant des autres corps, de la matière rosâtre fuyant de la tête. Puis c’est lui qui accélère les choses. Alphan dit en effet quelque chose comme et bien je crois que plus personne n’a besoin de moi désormais auquel personne ne réagit, on le regarde enjamber la scène et avancer au-delà des corps, puis disparaître dans le fond de la coursive sans même chercher à emporter de l’eau.
Il faut la lenteur des deux minutes qui succèdent pour que nous finissions par nous regarder, et comprendre qu’il ne reviendra pas. Mon oreille droite bourdonne, écarlate et enflée. Panthéa est belle, couverte de sang. Hymett aime son fils, farouchement. Jean-Paul est un tueur moustachu et inculte. Balt et Georges ne m’aiment pas. Pyo se branle en cachette. Alphan est parti.

« Il faut rompre le fil du récit pour évoquer l’énigme qui entoure la Troisième.[1]
Ce forage mécanisé se démarque ouvertement du chaos ayant succédé à l’Enfouissement par son innovation, sa vastitude et son intelligence : cependant on en ignore tout, il a été mis trop de soin à garder secrètes sa destination et sa fonction initiales. En résumé, la masse colossale de moyens mis en œuvre pour sa réalisation reste un mystère. Doit-on considérer que la nuée d’architectes, foreurs, charpentiers, métallistes et ouvriers nécessaire à son percement a été à ce point soudée qu’aucun n’ait jamais trahi le secret de ce chantier titanesque, ou au contraire, qu’une foule entière a été capturée, enclavée puis muselée pour lui donner naissance ? Cette deuxième théorie semble plus réaliste. C’est ma conviction qu’il faut imaginer la Troisième comme une prison tentaculaire reliant entre eux des camps de travailleurs : l’hypothèse d’une « nation militaire» me semble trop romanesque. La panique régnant dans tout le deuxième Etage, la disparition de grandes quantités d’hommes et de femmes « prélevés » soit pour servir de main d’œuvre, soit en raison de compétences listées, a parfaitement pu ne pas retenir l’attention. C’est une hypothèse recevable, même si cela n’éclaire en rien la question des donneurs d’ordres.
Une deuxième énigme concerne le sort réservé à cette entreprise. Commençons par les charniers. Les empilements de cadavres découverts aux portes des cités-dortoirs[2] portent tous les stigmates d’une grande brutalité, ce qui exclut l’hypothèse d’un suicide collectif : pour cette raison, le massacre des ouvriers stationnés - ou retenus - dans cette Profondeur a été attribué aux « Moines ». De mon point de vue, aucun corpus monastique n’aurait réussi à se structurer ni à s’organiser suffisamment pour pouvoir procéder à une exécution d’une telle ampleur. Par contre, une kyrielle de prédicateurs insanes, une fois manipulés par le Vasd Neut, a très bien pu être fanatisée au point de réunir une armée d’exécuteurs : en ce temps-là, des tas d’illuminés se sont illustrés dans les tunnels (cette nuée de déments, de minables et de criminels a d’ailleurs bien davantage contribué à la durée de la Guerre des Clans que ne le firent les ascétiques). Je ne sais pas si la Conclave - la prophétie neutienne-  est, comme la plupart des prédictions nihilistes de l’époque, un ramassis de foutaises apocalyptiques, ou quelque chose de plus déroutant. Ce que je sais, c’est qu’un acte chargé d’une telle haine de l’espèce humaine ne peut s’expliquer sans qu’il ne véhicule, d’une façon ou d’une autre, un Message. Il n’est pas stupide de croire en ce type de pouvoir. La Règle que nous avons nous-même façonnée a été de cette trempe.
Un élément donne encore à réfléchir : après que ce terrible carnage a été commis, les assassins se sont contentés d’abandonner la Profondeur et de la couper définitivement du deuxième Etage. Or, une discorde entre les commanditaires - un putsch, une rébellion- aurait abouti à une reconquête du volume : les morts ayant été soigneusement rangés à l’écart des zones d’habitat et des voies de circulation, ça laisse à penser que la Troisième a été débarrassée de ses bâtisseurs pour y installer un nouveau contingent. Or ce n’est pas ce qui s’est produit : on s’est juste attelé, après l’avoir « nettoyée », à en sceller méticuleusement l’accès, puis à en taire l’existence. En d’autres termes, à en priver le reste des Enfouis. Qui d’autre que le Vasd Neut serait assez cynique, assez pervers, pour défendre une telle décision ?
Les partisans de la Remontée se plaisent à dire que nous, les Fondateurs, sommes impliqués dans l’histoire de la Troisième : nous avons effectivement mené à bien la construction de trois autres Profondeurs sur un modèle équivalent, et avons choisi aussi de déserter l’un de nos ouvrages[3]. Mais l’artisanat de la Quatrième n’a rien à voir avec ce superbe volume, que nous avons découvert tel quel avant de le renvoyer à son vide morbide. »



[1] Des annotations, des ratures et de nombreux renvois brouillent considérablement la lecture de cette partie du manuscrit. Faute de certitudes, les passages les moins lisibles ont été laissés de côtés, ainsi que les très nombreuses redites. L’écriture elle-même, plus dense et plus confuse, rend la retranscription difficile. Des notes ont aussi été rajoutées afin d’éclairer certains passages (ndlr).
[2] Les murs-capsules, étagement de petites niches longilignes parfois fermées d’une porte et occupées par des dépouilles, ont été tardivement mis à jour: ils entourent quasiment chaque grande installation de Troisième et ont donné naissance, par la suite, aux Colonies de Fossoyeurs en charge de l’alimentation des systèmes de secours par récupération des gaz de décomposition.
[3] Bien que moins impactée à l’issue d’Ultime Offensive, la Quatrième Profondeur sera reléguée à une fonction commémorative et cultuelle, au regard de l’étroitesse des sections qui la composent mais aussi en raison de la trop grande fragilité de ses étayages. Aucun des Fondateurs n’insistera ni ne se battra pour qu’elle soit intégrée aux plans de Réseau de la Duale, ni de la Triale.

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