Le 4ème H (Tome 1) - "La Règle Primitive" - Post 10
Aulionniens
(Huitième Ecrit)
Je peine à me remémorer le
trajet retour vers Iasal. Pyo et Panthéa restent sur place pour improviser une
sépulture, les corps risquant de contaminer la coursive. Nous ne trouverons que
Léonard à Iasal : un bruit inquiétant – qu’il avoue n’avoir lui-même pas
entendu - a amené Maulian à se glisser au-dehors « l’instant
d’avant ». Nous poursuivons immédiatement jusqu’à Aulis. La Fosse est vide.
Nous avons la Règle. Nous avons l’Ambre, le Cuhc, Iasal et l’Adventus. Nous nous
rapprochions d’Oooye. Que peut bien venir faire le Vasd Neut au milieu de
ça ? Je mâche, encore et encore, la fibre d’Ambre. Nous sommes tous à
mâcher dans le silence.
Des hommes circulent dans cette
portion-là de Troisième. En petits groupes légers, et sans paquetage. Donc il y
a un camp plus important. J’essaie de me familiariser avec cette première idée.
Je reprends de l’Ambre. Personne n’est non plus censé savoir à quoi ressemble Celio
Doom DaBerBeeg, si tant est qu’il ne soit pas un mythe de Surface. Un groupe le
reconnaissant au détour d’un corridor malgré l’obscurité, notre maigreur et nos
crânes rasés, ne peut vouloir dire qu’une chose : le Vasd Neut a investi
la Troisième. Je m’échine à trouver d’autres hypothèses. Je commence un peu à
flotter, sous l’effet de la racine j’ai du mal à organiser mes pensées. Comment
y sont-ils entrés ? Les sas et les grillages sont tous inviolables. Les
rares boîtiers de commande sont enchâssés au fond de sections 617[1],
d’un genre si étroit que seul un enfant, et un fluet encore, est en mesure de
s’y hisser. Le petit Benjah par exemple.
Admettons qu’il ait obligé l’enfant
à leur ouvrir. Hymett me dit quelque chose que je n’entends pas au sujet de
l’Ambre, une sorte de mise en garde. Ils l’ont balancé dans ce trou. Alphan
s’en est peut-être lui-même chargé. Pourquoi ne pas nous avoir tué, nous
aussi ? Je regarde les autres. Hymett me parle encore, je ne l’écoute pas.
En les dévisageant je suis ramené à la mort de mon père, puis à ma donation aux
Verick. J’ai du mal à avaler, on dirait que ma gorge a enflé. Je me sens soudain
si abandonné que je me dégoûte. Alphan ne peut pas être Celio. Alphan ne peut
pas être le Vasd Neut. L’Adventus ne peut pas être le Vasd Neut.
Tilt.
Panthéa et Pyo émergent du
conduit après que le bruit de leur approche nous a pétrifiés de peur. J’ai
l’impression qu’énormément de temps s’est écoulé, beaucoup plus de temps qu’il
n’en faut pour jeter cinq cadavres au fond d’une saillie et les recouvrir. Léonard
leur apprend le départ de Maulian. Ils hésitent un peu, nous regardent. Peu de
temps après ils sont avec leur bout de résine.
A moins qu’aucun de nous
n’ait réussi à gagner sa confiance. Voilà. Nous ne l’avons pas méritée. Aucun.
Tout cela est peut-être tout simplement de
notre faute. Je déteste soudain violemment les cinq Moines, comme Alphan a
dû les détester. Ou Celio. Mes oreilles bourdonnent. Je voudrais les frapper
encore, leur faire entendre à coups de poings l’imbécilité de leur présence. Je
regarde à nouveau ces gens affalés contre les parois de la Fosse, leurs fesses effaçant
les visages du Mur-Mémoire griffonnés au sol par Hört-Henri. Si Balt et Georges
s’étaient montrés moins calculateurs, si cette brute intrigante de Pyo avait
participé davantage, si Jean-Paul s’était efforcé de ronfler un peu moins comme
un ours puant. Si cette petite pute de Panthéa avait été moins arrogante,
Léonard moins avide, Hymett moins mielleuse, Hört-Henri plus viril, si tous
avaient été un peu moins ce qu’ils sont. Et plus cruel encore, pourquoi Maulian
ne m’a-t-il donc rien dit à moi qui dormais face à lui, qui le regardais baiser
sans rien dire ? Je les scrute comme ils me scrutent. Quelque chose
s’interpose entre nous qui ressemble à un verdict. L’Ambre pèse sur ma poitrine
d’une façon désagréable que je ne lui connais pas. Je décide d’essayer de
dormir. Je m’allonge, tâtonne, me retourne. Du cagibi au-dessus, l’odeur qui
descend est épouvantable. Les souvenirs,
la réalité et les hypothèses se dissolvent tandis que je ferme les yeux.
« …celui
qui pourrait voir en un même instant recto et verso réussirait à deviner la
forme ultime des choses… » KILL YOURSELF « …nous sommes probablement
à l’aube d’une nouvelle cosmologie tellement l’infinité des temps peut
s’exprimer comme éternité » KILL YOURSELF « …une boucle… »
KILL
YOURSELF « …imaginons que le temps soit rond… » KILL YOURSELF « …tandis que nous avançons, notre passé
nous attend peut-être dans l’avenir, alors que nous croyons l’avoir laissé… ».
Lorsque je me réveille, l’habituelle
zone intermédiaire rêve/conscience me cueille. Dans tout le deuxième Etage, à l’Accalmie,
les valides avoisinent un million d’âmes. Un nombre suffisamment réduit pour envisager
une éradication totale. Si l’on constitue un groupe déterminé de penseurs, de
stratèges, de biologistes et de soldats, ça peut marcher. Percement d’une
voie-tunnel de combat, puis embrigadement d’une troupe d’élite dédiée à
encadrer la descente de la totalité des Enfouis jusqu’en Troisième et enfin,
conquête du dernier site nucléaire opérationnel. Le groupuscule agit ensuite
comme un détonateur : par la mise en route du système devant alimenter la
Troisième Profondeur à partir de la centrale, il déclenche une déflagration
comprimée dans la Profondeur étanche, et signe la destruction définitive de
l’espèce par l’espèce elle-même, accomplissant la prophétie neutienne.
Je regarde les femmes et
les hommes d’Aulis et leurs traits tirés. Je sais que chacun d’eux se livre à la
même lutte que moi pour relier les faits entre eux. Alphan à Celio, l’Avent au
Vasd Neut. Pourquoi restons-nous là ? Sur le grand tracé qui couvre le mur
Nord, je passe mécaniquement en revue la liste à peine déchiffrable des cités, ressassant
ces noms de colonies qui mènent jusqu’à Yo, puis à la pointe nord, à Sephta. Le
bas de la gravure disparaît sous le monticule de gravats en forme de pyramide qui
a fini par pointer à hauteur d’homme. Le
Vasd Neut a été l’entreprise la plus insensée des derniers mois à l’air libre.
Il a souvent été avancé la probabilité même qu’on lui doive le dérapage du
conflit de Surface. Aucune de ses aspirations ne tend vers quelque chose de
beau ni de noble. Son objectif unique est de détruire et de faire détruire. Il
prêche la mort. Or, ce que nous avons bâti est une victoire de la vie. Ce que
nous avons bâti est noble. Au-dessus, la minuterie mécanique ayant atteint la
fin de sa course, la lumière s’éteint. Quelqu’un se hisse dans la tubulaire
pour relancer le déclencheur. A la façon de gravir les barreaux, je sais que
c’est Balt. La
lumière rejaillit sur le visage de Panthéa. Un long moment je ne peux plus
détourner mon regard d’elle. Ca finit par la gêner. J’aspire le contenu de deux
sachets lyophilisés au goût indéfinissable puis je leur tourne à nouveau le
dos.
Dans mon rêve, elle est
debout et elle dit nous sommes affranchis
de ce que nous avons créé dans la langue de mes ancêtres. Tout vient de nous être laissé, dans la
langue de mon père et des Verick. Je pleure au fond de moi de longs sanglots de
peine. Et cette liberté, nous ne saurions
qu’en faire ? La belle petite moniale. L’Enfouissement dit-elle, n’est
qu’une guerre contre tous où règnent violence et peur incessante ; voilà tout
ce que nous avons connu, et qu’ils connaissent toujours. Tout y est
solitaire, pauvre et pénible : les individus ont beau essayer de s’en sortir en
formant des alliances, aucun engagement ne peut garantir de sécurité. Ailleurs
qu’ici, rappelez-vous
dit-elle, quiconque a avantage à les
rompre le fait aussitôt. Cette langue est comme l’eau. Je me réveille.
Elle dit qu’on peut
réfléchir, que rien ne nous en empêche. Elle dit que la seule façon de sortir
de notre dilemme, c’est de « provoquer une situation dans laquelle il ne
devient plus de l’intérêt de personne d’enfreindre nos choix à nous. » Je
ne sais pas vraiment de quels choix elle parle. « Chacun devra déléguer
son pouvoir à notre autorité. Et afin qu’une telle autorité soit efficace, elle
doit posséder plus de pouvoir que n’importe quel individu ou association
d’individus.
- Dan Mhi taw tuoba ? Taw meh tuoba ? C’est en clanique que Balt laisse éclater sa colère. DESHINAVeyh evha od uy knit ? T’now eyh emoc
kab tat ? Llahs te su od eyh tat ? Tey tsu eyh unr daea eliw klat[2]… Ses mots frappent comme un fouet,
nous secouant de son chant de sirène.
- Ekta fo dseep tey llew evha ot. Ruo ylon cnac, yllatc. » [3]
Balt souffle quelque chose de désabusé puis s’en retourne
à ce petit caillou qu’il fait jouer entre ses doigts. Cette course, nous devons
la disputer au sujet de quoi, au juste ? J’ai du mal à me rappeler. J’entends
Panthéa reprendre le fil de son argumentaire en langue ancienne mais ses
mots, eux, ne parviennent plus jusqu’à moi : je me laisse à nouveau couler.
Quand je reprends conscience, c’est pour entendre sa dernière phrase, il nous faut des
armes et les encartapuces. Quelques discussions sont engagées dans le bunker, par petits groupes, à
voix basse.
Celio n’a jamais pensé,
lui, exercer quelque forme de domination que ce soit sur d’autres hommes. Son
projet a seulement consisté à tous les exterminer. Panthéa peut détourner les
choses tant qu’elle veut, notre plan sert mécaniquement cet objectif. Ouvrir la
Troisième. Déverrouiller le couvercle du tombeau. Attendre qu’ils s’y
entassent. Tout faire sauter. Nous avons été réunis ici pour mettre le
Système-Mur sur pied, conduire des groupuscules fanatisés jusqu’à Yo en
massacrant tout sur notre passage, et sous l’effet de cette vague, faire converger
massivement les Enfouis dans les couloirs de la Troisième, comme une voiture-balai.
A Yo, saboter les hauts fourneaux et les derniers stocks d’acier pour annihiler
toute possibilité de relance ou de défense avant de regagner Sephta, pénétrer
son Bunker, accéder à son Supercalculateur et ses piles atomiques, y introduire
un virus informatique en condamnant tous les ascenseurs de gros tonnage, puis
tout faire sauter. Je m’efforce d’écouter mais des nuées d’insectes battent une
danse macabre sous mon crâne à l’aide de leurs petites pattes. Les neutiens qui
nous attendent quelque part derrière ces épaisseurs de roche, ont-ils tous
acceptés de périr ? Avons-nous été réunis, nous, pour étouffer une éventuelle
révolte de leur part au moment de passer à l’acte ? Aurions-nous été capables
d’assassiner quiconque se serait dressé contre la volonté de Celio, au moment
fatidique ? Oui. Certainement. Alphan nous a conditionnés pour ça. Nous aurions
consciencieusement accompli cette mission sans l’avoir comprise, jusqu’à
l’instant où un contacteur n’aurait plus eu qu’à être poussé. Nous étions si
fiers de cela, il y a deux Quarts encore… Panthéa se fout peut-être du
personnage qu’à été Alphan, de la réalité tronquée de son amour, de sa
reconnaissance, de sa confiance : elle n’avait probablement pas besoin de
père. Elle n’a pas écrit de Règle non plus. La sentir si froide, si désabusée,
si « survivante » me rabaisse. Je regarde à nouveau le grand dessin
et je réalise qu’Alphan - non, Celio cette fois - est parti avec le plan de la
Troisième, le seul que les Enfouis aient jamais possédé. Combien de choses
figurant sur ce plan n’apparaissent pas sur le nôtre ?
Mourir, ou se laisser
séduire : dans mon ventre c’est un vide sans fond. Je perds le sens de
l’équilibre par vagues, sans même remuer. J’ai l’impression d’entendre le pas
lourd d’Alphan résonner quelque part au-dessus de nous, et celui plus rapide de
Maulian lui répondre. Celio. Je viens de passer des Cycles entiers à quelques
centimètres de Celio Doom Khal DaBerBeeg. L’Adventus
n’a eu que le temps de se doter d’une Règle qui ne sert plus aucun souffle, et
d’un plan de bataille levant une armée fantôme : nous, nous aurons
l’AVENT. Il nous appartiendra. Il ne sera plus l’anagramme de rien. L’Avent,
c’est nous. Nous seuls.
A travers ses lèvres si provocantes
l’Adventus vient de perdre une règle et deux lettres. Pour elle, ça suffit à nous
débarrasser de la menace Vasd Neut. Aulis, le lieu sacré, a perdu son
Patriarche mais il a peut-être gagné une Mère. Une Matriarche. Une sale petite
pute.
[1] Sections les
plus étroites de la Profondeur, référence chiffrée égale au diamètre en
millimètres
[2] « Et que
fais-tu de Lui ? Que fais-tu d’eux deux ? Penses-tu qu’ils aient
disparu ? Qu’ils ne reviendront pas ? Qu’ils nous laisseront
faire ? Ils doivent déjà courir loin devant pendant que tu parles… »
[3] « Il faudra les prendre de vitesse.
C’est notre seule chance, effectivement. »
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