Le 4ème H (Tome 1) - "La Règle Primitive" - Post 5

L’Exil des Onze
(Troisième Ecrit)


Le Patriarche part régulièrement en avant avec le petit Benjah. Nous progressons ainsi, chacun muré dans ses pensées. Toujours le même genre de dédale. Marche forcée, de l’eau tiédasse, les jambes qui ne veulent plus plier. Quand il nous mène enfin dans cette conduite annexe –première fois que l’on tourne – puis dans cette fosse grossière, nous ne trouvons pas la force de nous réjouir même si au vu des circonstances, la lourde porte étanche à régulation de pression qui en protège l’entrée est inespérée. L’accablement nous empêche de considérer ce premier hasard comme curieux : notre groupuscule n’est plus en mesure d’appréhender quoi que ce soit autrement qu’en tant que désastre.
Nous nous entassons là exténués, refermant précipitamment le battant sur une atmosphère de fin du monde. Au-dessus du volant, une inscription bombée à la peinture. Ahaesk 17. Un panic-bunker pierreux tranchant d’avec toute la perfection stérile de cette Profondeur dont nous sommes séparés, où  nous allons, chacun, constituer l’un de ces éléments qui devront s’additionner. Ahaesk. Pour l’heure, je me sens lié à ces étrangers comme un pendu l’est à sa corde. Je me demande comment, et vers où, nous allons pouvoir repartir.
Dans les premières minutes, nous ne faisons que parler. Profitant de ce que nous ne nous distinguons qu’à peine et que les voix résonnent, quelqu’un se laisse aller à pleurer. La chaleur est insupportable. Pas de paillasses, ni de toilettes. Des rires gênés se répondent.
Le moustachu fait le compte de nos provisions. Nous partageons un repas à tâtons. Bien que cela ne soit plus vraiment nécessaire, on se parle en clanique. Ca me va : cette langue oblige à dire des choses simples. Pour finir, on se déshabille à moitié. Du coup, une complicité maladroite s’installe au point qu’un premier dérapage rompt l’accumulation de tensions. Une moquerie. L’un d’entre nous, un type qui ne m’inspire pas grand chose, profite de l’absence du Patriarche : « Tiens, faut croire que maintenant, il est condamné à aller chier au même endroit que nous, l’éléphant… ». Sur l’instant, personne ne semble goûter à ce trait d’humour nauséeux. Mais il est vrai que le vieux Khal a d’énormes oreilles bardées de poils disgracieux, et un nez plutôt proéminent. Et il s’appelle Alphan. Alphan l’éléphant. Des sourires s’échangent, freinés par la présence de Maulian. Mais lui-même pouffe alors l’un après l’autre, finalement, on s’esclaffe. Cela ne nous empêche nullement, l’instant d’après, de recommencer à essayer de gagner ses faveurs : il n’en est pas un qui n’ait peur de lui.
« Parlons en premier à tous ceux qui ont le mépris de suivre leur propre volonté... »
Peut-être l’un d’entre nous est-il malade. S’enfermer à la merci d’un microbe que nous aurions introduit pour échapper à un container de gaz éventuellement inoffensif serait cocasse. Ce recoin-là de Troisième ne ressemble plus tout à fait à la moindre promesse.
« Parlons à ceux-là qui font preuve d’exactitude par leur division, leur multiplication ou l’extraction de la racine qui les relie : »  Nous sommes fins prêts, probablement. «  …vous qui êtes de cette divisibilité, nous vous avertissons que vous serez extraits de la masse afin de hâter le service de notre tâche ». Et tout commence.

Le Patriarche, la bouche tordue, souffle en direction de ses cheveux. Finalement, il n’a rien de commun avec les galimatias du culte péremptoire qu’il nous a fait servir jusqu’ici. La moniale le déteste, ça saute aux yeux. Moi, du haut de ma jeunesse privée de père, il m’en impose. C’est un ancien. Un de ceux qui a peut-être vu le soleil. A vivre mes derniers instants, sa compagnie m’est précieuse. Je calque mon attitude sur la sienne. Tous, nous le faisons. Même elle. Sans le dire, chacun caresse aussi l’espoir absurde que quelqu’un vienne à notre secours. En attendant, nous échangeons nos noms. L’ennui surgit, plus vite que prévu. Finalement nous suivons un rite propre aux Khal – celui où l’on s’empoigne mutuellement les épaules en approchant nos têtes les unes des autres - puis nous l’écoutons, lui. Qu’il ait ou non quelque chose d’optimiste à dire n’a pas vraiment d’importance : tout ce qui compte pour lui, à ce stade, c’est que des accointances naissent. Tout ce qui compte pour nous, c’est de ne pas céder à la panique.
Il choisit un Lied que nous connaissons tous, une rengaine populaire murmurée par beaucoup de rescapés qu’il psalmodie avec une surprenante justesse :
« Il venait de New York City mais il ne put s’y faire : il trouvait ce monde impitoyable
Alors il se rendit à San Francisco et passa une année entière
Dans les limbes, avec une douce petite sanfranciscaine…
Je peux entendre des chants et des incantations, et un homme mentionner mon nom dans ses prières
Et je ne sais pas ce que c’est mais de toute évidence, quelque chose monte les marches :
Creuse en toi-même Lazare, creuse à l’intérieur même de toi
Je veux que tu creuses au fond de ce trou.
New York City, il devait s’en échapper et San Francisco, et bien, je n’en sais rien
Mais à L.A où il a passé la journée, les étoiles pâles du ciel furent assez belles
Je peux entendre des chants et des incantations, et un homme mentionner mon nom dans ses prières
Et je ne sais pas ce que c’est mais définitivement, quelque chose monte les marches :
Creuse en toi-même Lazare, creuse-toi toi-même
Je veux que tu creuses, au fond de ce trou… »
On se sourit un peu bêtement dans la noirceur en fredonnant ces noms de villes oubliées, New York City il devait s’en échapper et San Francisco, et bien, je n’en sais rien. Quelque chose de lent est là. De rassurant. La satisfaction stupide d’être arrivés quelque part. Faire des tas de nos vêtements et de nos objets, les arranger. L’Eléphant continue à chantonner à voix basse et personne ne souhaite qu’il s’arrête parce que du coup, les choses semblent presque normales. Et puis, il a ouvert le sas de Blell. Quel avenir un seul d’entre nous peut-il envisager en dehors de lui ?
Le silence qui suit redevient instantanément cerné par la peur. On se regarde. Panthéa, la jeune moniale aux rêves brisés emmurée avec son détrousseur, surveillée de près par Pyo, son garde du corps. Jolie. Très jolie. Hymmett, la vieille informaticienne du Clan Outgates, collée à son fils Hört-Henri perdu trop loin des côtes ; une vieille peau, et lui a une sale tête. Moi-même, jeune transfuge Verick, néo-mormon et bibliothécaire (je tiens beaucoup à ce titre, même s’il ne signifie pas grand-chose pour eux). Georg Preutt (l’auteur du quolibet) et Balt Ixens, issus d’un regroupement de géologues de la pointe Sud parti en quête d’énergies fossiles. Du Clan éteint Hung, le bio-généticien Léonard Anmuroy : on m’a conseillé de rester à l’écart de lui. C’est plutôt raté. Un type inabordable, de toute façon. Tout le contraire de Saintauret, l’ancien milicien de la Garde Souterraine avec sa moustache dégueulasse, qui parle beaucoup. Il en impose, avec sa centaine de kilos. Enfin Maulian, le soudeur Khal, fils du Patriarche. Plus d’enfant parmi nous : le petit Benjah s’est affreusement cassé la hanche après que nous avons quitté la niche d’incendie quand ils sont repartis, le Patriarche et lui, en quête d’un trajet. Une crevasse profonde, sur le côté d’un goulet, dans laquelle il a chuté. Le vieux Khal a décidé de rebrousser chemin pour nous avertir et c’est là – soi-disant - qu’il a découvert le passage menant jusqu’ici. Malgré les imprécations d’Hymett qui voulait repartir le chercher, aucun d’entre nous n’a cédé. Si on avait entendu ses cris, ça aurait peut-être compté. Pas sûr. On entend des gens crier dans le noir depuis toujours. Appeler à l’aide, agoniser ou devenir dingues. Plus personne n’y va, à cause des traquenards. On se bouche les oreilles. On chante ou on discute, le temps que ça s’arrête. Benjah n’était qu’un gosse. Et alors.
Chacun évalue l’âpreté de la situation : la température est infernale, probablement dans les 40° C. Je me surprends à en vouloir à l’Eléphant (Patriarche, Alphan, Eléphant, quelle importance le nom avec lequel on devrait le désigner?) de cet inconfort parce qu’une épouvantable migraine me vrille la tempe, et que le sol est aussi dur qu’inégal. La mère Outgates, elle, est en proie à de violentes nausées dont l’acidité stagne malgré les efforts de son fils pour éponger ce qu’elle gerbe. Tout le monde les toise, surtout le gros milicien qui sue abondamment. Ses bras font la taille de mes cuisses. Il faut accepter de ne pouvoir échapper à la gêne : le volume est étroit et les raisons de s’y déplacer quasi nulles. Une spéculation désespérée s’engage entre le malaise de l’engourdissement et celui du mouvement. Je me sermonne. Il sera possible de s’y habituer. Combien de temps ? Dans le recoin que nous avons désigné comme latrines, de premières déjections s’entassent.
L’Eléphant dit que nous ne trouverons pas de meilleur point de chute. L’Eléphant dit que tenter de rouvrir la porte est dangereux. L’Elephant dit que si nous voulons nous échapper d’ici, il faudra creuser. Les choses s’enchaînent sans autre issue que la sienne. Lui le sait : plus loin vers l’Est, il n’y a rien.
Après une rapide estimation des deux miniers, nous entamons le sol en dessous de l’endroit où Hört-Henri a machinalement gravé un drôle de dessin représentant une sorte de puits descendant sous un abri antiatomique de Surface[1]. A peine une heure plus tard, une gouttière large d’un mètre et demi éventre la dalle. Après un premier cafouillage, nous convenons - enfin, Alphan convient - de creuser à l’oblique, en direction du Sud. L’objectif est simple : trouver de l’eau. Sinon nous allons crever dit-il. Du coup, Hört-Henri s’attelle à un plan du chemin que nous avons parcouru depuis Blell, sur du papier cette fois. Un carré froissé que sa mère a méticuleusement déplié d’une des poches de son sac. Son petit croquis fait apparaître des côtes, des terres, et certainement ce qui doit être la mer. Je ne sais pas si ce tracé constitue un semblant de réalité mais Aralt considérerait certainement ce gribouillis comme une sainte relique. Mais Aralt n’est pas là. Personne n’a pu bien voir le vrai plan que le Patriarche a, lui, agité brièvement sous nos yeux afin que le cartographe complète son dessin : il l’a immédiatement replié pour le rentrer dans son vêtement et ça a suffi pour couper court aux palabres. Nous irons jusqu’à Iasal, une base technique dont nous sommes séparés, à mi-chemin paraît-il, par une soute d’écluse creusée sous un lac, du côté de Voolda[2]. Je ne connais rien de ce coin-là. Aucun d’entre nous. A la réflexion, le fait que nous ayons à nous éloigner davantage de nos derniers camarades en fonction d’une carte que nous n’avons pas eu le loisir de consulter est un deuxième indice de l’horrible manipulation dont nous sommes victimes. Mais comme il détourne aussitôt notre attention nous n’y voyons que du feu : il souhaite se destituer de son titre clanique pour lui préférer « le simple nom d’Alphan ». Nous n’avons plus de Patriarche. Se moquer de lui sera moins drôle.
En nous relayant souvent de sorte que seule des énergies neuves s’attaquent à la roche, nous atteignons l’enfoncement voulu. « Alphan » s’en réjouit beaucoup trop : comme j’ai toujours horriblement mal à la tête j’ai envie de lui sauter à la gorge pour qu’il la ferme. Ce truc est juste un trou à la con. Le travail s’enchaîne quand même. En chancelant sous l’effort, nous excavons courageusement de gros blocs que nous nous passons de main en main : sous l’effet de la chaleur et du manque d’air, notre réserve d’eau (quel nom ridicule pour quatre gourdes à demi pleines) est déjà à l’agonie et nous avons tous sommeil. Une nouvelle Profondeur ? Nous désemplissons à onze un goulet tordu, remontant tour à tour par équipe de deux dans l’étouffoir du bunker les paumes couvertes de cloques. Ce que nous faisons est absurde mais à tout prendre, creuser vaut mieux que… Que tout le reste.
Pyo et Jean-Paul ont vidangé un petit goulet séparé de la pièce principale par un bout de tôle : cela ne supprime pas les odeurs, mais c’est moins humiliant. C’est qu’à cause de l’obscurité, nous avons tardé à découvrir le hublot. Une pièce s’étire au-dessus de nos têtes, dans ce qui doit être une partie basse du deuxième Etage : un couloir d’un demi-mètre circulant entre deux échafaudages. On se bouscule. L’excitation est de courte durée, les montants de la double porte sur laquelle ce débarras s’achève ont été soudés l’un à l’autre depuis l’extérieur.
Cette découverte brouille encore les pistes. Pas un d’entre nous ne songe avoir atterri ici sciemment : comment imaginer que les Sikilê puissent avoir été mis sous tutelle, puis que la colonne d’Union tout entière ait été menée pour descendre en Troisième et ce, dans le seul but qu’une poignée d’inconnus étrangers les uns aux autres viennent ahaner dans cette panic-room inachevée ? L’étroite réserve d’étagères rajoute à ce sentiment de détresse : depuis son décor longiligne de fin de parcours, nous nous faisons passer des matériaux en file indienne, relançant le bouton cranté de la minuterie d’une ampoule de plafond jaunâtre s’éteignant toutes les deux minutes trente. Quelques barres d’acier, puis les planches qui serviront à l’aménagement de la Fosse. Le reste fera office d’étai pour le tunnel. Puis Maulian la trouve. La première veine d’Ambre.



[1] Cahier central p.36 > reproduction à retrouver dans un post à venir
[2] Cahier central p.36

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