Le 4ème H (Tome 1) - "La Règle Primitive" - Post 7
Enfers, délivrances
(Cinquième
Ecrit)
Tout le monde sait ce que
creuser sans engin veut dire n’est-ce pas ? Chacun finit par supplier
d’être extirpé du boyau les bras tétanisés, le dos brisé, à la recherche d’un
souffle coupé par la peur d’être enseveli. Surtout nous, les Outgates et moi. Cela
aurait dû m’ouvrir les yeux. Quand le supplice s’arrête, ils sont prêts à s’accrocher
à n’importe quelle élucubration pourvu que, bien tournée, elle chasse un peu l’horrible
sensation de voir nos forces diminuer, et le tunnel ralentir. Concrètement, je
ne suis plus, moi, que dans l’attente du dernier Quart. Je leur tombe aussitôt
dessus. J’ai plus ou moins conscience de devenir insupportable mais je suis possédé
par l’envie de répertorier quelque chose pour ne pas céder à la panique. Cette
sensation d’un espoir en train de rétrécir rend fou, du coup, je ressasse sans
discontinuer cet espèce de code. De petits articles, un peu comme des mantras. A défaut d’Alphan j’aspire à supplanter Aralt,
l’érudit Verick. Hors de question que je retourne à mon anonymat. A chacun son
rôle : ils n’ont qu’à creuser, moi, je réfléchis.
Jean-Paul, le plus pragmatique d’entre nous, craque le
premier. Il veut retourner en direction du container : après tout, personne
n’a eu le temps de vérifier qu’il soit vide ou non. Mais même en imaginant
rouvrir la porte du Bunker et revenir sur nos pas, comment tester les vannes
sans risque et surtout, quel moyen aurions-nous de déplacer ce mastodonte ? Alphan
réaffirme la solution du tunnel, dont nous savons pourtant, maintenant, qu’elle
est illusoire. Buté, le moustachu interpelle Léonard sur la possibilité de
venir à bout des soudures bloquant les portes du local technique, au-dessus.
Nous avons déjà évoqué tout ça. Il insiste, les mâchoires crispées : il a
essayé de défoncer la double porte à coup de masse pendant des heures. Hymett
l’a entendu pleurer, après. Je pense qu’il n’est pas constitué pour accepter de
mourir. Il mâche de mauvaise grâce. J’en reviens à mon Code parce que de nouveaux
concepts me sont venus dans le tunnel (au lieu de creuser). Mais à cause de sa
mélancolie, ils ne me prêtent plus vraiment l’oreille. Je suis en train de leur
demander leur avis alors ça m’irrite. Je rappelle Balt à l’ordre parce qu’il lui
dit t’inquiète pas mon gars on va y arriver au lieu de me répondre. En
réaction, comme à cet instant où la moquerie nous avait soudés aux dépens d’Alphan,
il me jette au visage un truc volontairement stupide. Ca fait rire Hört-Henri,
qui y va aussi de sa connerie. Je bous sur place. Ca les amuse tous. Une joute s’engage
pour me pousser dans mes retranchements, chacun ayant soudainement à cœur de me
tourner en bourrique. Alphan reste en marge de la scène jusqu’à ce que Georges,
les mâchoires crispées, menace de m’en coller une juste pour voir de quelle putain
de recharge de puissance tu vas être capable, sale petit connard - vu que je lui ai dit qu’il était
certainement trop con pour trouver autre chose à dire que des conneries, ha
pour ça t’es fort c’est sûr. Son envie d’en découdre est si forte que Léonard doit
se lever. Il a beau ne lui arriver qu’à la poitrine, il le déstabilise. Hört-Henri
me crie d’une voix suraiguë que je les fais terriblement chier. Panthéa le rabroue
sur le ridicule de sa colère, il balbutie une réponse idiote en rougissant, Hymett
vole à son secours sous une pluie de quolibets auxquels Pyo, bizarrement, rétorque.
Jean-Paul l’agrippe par le bras. L’affrontement est imminent.
Nous n’avons pas assez de force pour nous battre. Mais
le Quart suivant, me ridiculiser n’est plus un objectif : il s’agit de me
surclasser. Je crois que nous basculons dans la folie. L’Ambre brûle sans
discontinuer et nous ne descendons pas creuser. Personne. Ils commencent par convenir
d’une même hypothèse de départ selon laquelle des appareils trop lourds, trop
étendus et trop compliqués ont échoué, avant comme après l’Enfouissement, à nous
rendre un Idéal. Deux Quarts plus tard, chacun s’ambitionne réformateur plus
efficace que moi. Rien ne m’empêche de tout noter de cette évolution bardée
d’électricité : j’ai beau avoir frôlé le lynchage, en mon for intérieur
rien n’a changé. Je suis le Nouveau Bibliothécaire. En fait, seul Pyo trouve le courage de
réagir : en bas, l’ouvrage est à
l’arrêt. Léonard confirme du bout des lèvres : le temps nous est compté. Il
faut continuer à percer.
Nous redescendons dans le trou
comme des damnés. Les visages sont creusés et pour la première fois, consommer
la fibre se présente comme un pari dangereux : le simple fait de se laver
nous a causé des vertiges. En même temps, nous n’avons plus qu’une seule gemme
à fondre, vu que le tunnel n’avance plus. La fatigue s’abat. Je pense à mon
père. Je hais mon père. Je me hais. J’exulte pour rien, tout seul dans ma tête.
Au moment de faire cercle autour de la dernière bulle d’Ambre, personne ne
prend la parole. Ca fait tout drôle. La tentative de l’Eléphant pour nous
ramener à une discussion se heurte à un mur. Il me harangue un peu dans
l’espoir que je réagisse mais il m’est devenu égal que nous n’avancions plus,
ni là-dessous, ni sur le reste. Mes jambes ne me portent plus. Ils n’ont qu’à
aller au diable.
La parenthèse de l’Ambre se
referme. Quasi instantanément, c’est le retour de la faim. Collée à l’aplomb de
la paroi, l’entrée du tunnel nous toise, à côté du monticule de terre et de
pierres devenu énorme. Avons-nous été assez fous pour croire que nous nous en
sortirions ? Un Cycle supplémentaire s’abat. Nous nous obligeons à faire
cercle lorsque Pyo remonte. Maulian n’est pas là. Hymett grommelle quelques
mots pour s’en inquiéter et c’est un long cri de victoire rageuse, éructé
depuis le tunnel secondaire, qui lui répond. L’instant d’après, nous le découvrons
hilare face à une colonne d’Ambre de la taille d’une cuisse, dans une partie du
coude de déviation. Personne ne l’avait entendu descendre. Un pan que l’on
devine encore large disparaît dans la roche.
« Un signe nous a été
adressé » : nous percevons l’homélie d’Alphan à travers un brouillard
poisseux. Ses mots, une fois de plus, nous pénètrent sans que nous ne puissions
leur opposer le moindre filtre. Nous l’entendons baptiser « Cuhc » –
la Chapelle, en clanique - cette saillie d’Ambre miraculeuse.
A mon réveil, je bute dans
un objet anguleux. Les yeux encore mi-clos je palpe le pourtour de ma couche
avant de réaliser m’être endormi à même le sol, dans le cercle, après avoir mâché
de l’Ambre à m’en donner la nausée. Je me redresse : dans ma main trône un
objet parallélépipédique familier aux parois ondulées, mordoré et froid, dont
le couvercle est traversé d’une inscription plaquée au jet d’encre un peu en
biais. « Confit d’oie aux haricots blancs ». Je lève la tête,
une phrase déjà au bord des lèvres quand je croise le regard enfiévré d’Hört-Henri
qui grimace à mon attention les joues barbouillées de sauce. « C’est le
moustachu. » Sans plus réfléchir – je me fous sur l’instant des détails
qui m’apprendront par la suite comment Saintauret a dégotté cette caisse de
rations de survie là-haut, dans le local, en descellant un pan d’étagère entier
dans un nouvel accès de rage - je me coupe profondément le majeur de la main
gauche en tirant trop violemment sur la languette : la douleur me ramène à
la date de péremption de ce plat « à la française », puis l’odeur
froide de la viande, écœurante, me pénètre les narines. Dans ma
précipitation je me mords plusieurs fois la langue.
J’ai dû rester allongé deux
Cycles entier, durant lesquels j’ai senti Maulian se lever à côté de moi, vu
des formes se mouvoir dans la Fosse sans m’y intéresser, et mangé couché en
lapant des fonds de bocaux ou en aspirant des sachets. Salade de fruits 125
grammes. Pâte de coing. Préparation pour chocolat lacté. Se peut-il que nous
ayons souffert au point de ne pas avoir vu dans ce que nous avons appelé « système »
le fruit d’une divagation collective ? Car maintenant que des protéines,
des glucides et des lipides circulent à nouveau en moi, je n’éprouve plus du
tout d’excitation à l’idée de « régénération », de « potentiel de
compensation » ou de « mise en marge ». Je veux juste partir
d’ici. J’entends de loin le timbre éraillé de Georges qui parle fort, ce qui
signifie qu’il se lave. La tête me tourne. Finalement, le ventre tordu de
crampes, je descends dans le boyau à la recherche d’un coin tranquille du
côté de la zone sableuse car les latrines de l’étage sont devenues
inutilisables.
Je vais enfin pour
m’accroupir quand un bruit étouffé, comme un feulement, accroche mon oreille. J’attends
un instant par crainte d’une hallucination auditive – je suis toujours sous
l’effet de la racine, je peux parfaitement sentir ce flottement léger, comme un
bourdonnement dans le fond de mes tympans – mais j’entends bien un chuchotement
suivi d’une sorte de plainte. Je reviens du côté de la déviation, m’approche
davantage du « Cuhc ». Bêtement, mon cœur bat la chamade. A trois pas
de l’embouchure, j’entends à nouveau distinctement ce qui ressemble à un soupir.
Je décide de passer la tête, un genou levé, et je les découvre. Panthéa, le nez
écrasé contre la paroi, pantalon aux chevilles. Derrière elle, Maulian à
genoux. Je les regarde faire. Leurs chairs blanches luisent dans l’obscurité, lui
les dents serrées, elle dont le visage est caché par les cheveux qui émet de
drôles de grognements. Leurs flancs sont horriblement osseux.
Lorsque je regagne la
fosse, je reprends silencieusement ma place à côté de la couche vide de
Maulian. J’essaierai d’apaiser mon ventre et de penser à autre chose mais je
reverrai leur nudité encore et encore, comme un film rembobiné à l’infini. Rien
ni personne ne m’attends à la Citerne Verick. De vieux livres, des objets
ridicules et une gamine à demie débile.
*
La Quatrième Profondeur
n’en est peut-être pas une, mais il y a un tunnel que nous remontons dans un
sens et dans l’autre, par équipes. D’après les mesures de Georges, nous ne
devrions plus tarder à atteindre Voolda. J’ai arrêté de creuser avec les
Outgates : maintenant, je descends avec Jean-Paul. Les Quarts ont été divisés
en plusieurs Services : les brefs Lutw
et Sauaud où nous réfléchissons aux
moyens d’avancer le plus efficacement possible, le long Ere durant lequel nous descendons étayer et creuser, le repos de Esstse, Ewhrt qui demande à ce que nous redescendions, Rfo qui nous fait remonter pour les ablutions et enfin le repas qui
prépare Cmeop, où nous ferons cercle autour
de l’Ambre avant le coucher[1].
Quant à nos corps, même si la dysenterie a remplacé tout aussi violemment les
affres de l’occlusion, ils deviennent de terribles machines.
Ca s’est passé au cœur du Sauaud : nous bataillions autour de
la notion de libre arbitre une fois de plus Léo, Panthéa, Alphan et moi, quand sans
crier gare, comme il l’a toujours fait, Alphan sollicite l’avis de l’ancien
Sikilê qui lève des yeux surpris, puis paniqués. Il ne peut pas répondre :
quelque chose dans sa bouche l’empêche de parler. Sans qu’on le lui demande, il
ouvre une main lente sur trois grains de sucre à moitiés dissous. Le sucre est
ce que nous avons de plus rare. Avant que l’incrédulité ne s’estompe, il
déglutit sobrement et s’essuie la bouche. Chacun se raidit. Pyo ne nous
ressemble pas. Il est un corps. Il se nourrit rigoureusement, en fonction de
paramètres différents des nôtres. Nous lui sommes étrangers, depuis le début.
Il avoue d’une voix blanche
avoir besoin de grandes quantités de sucre pour maintenir son métabolisme à son
maximum, avant de reconnaître mériter d’être giflé sur le champ, et par chacun
d’entre nous précise-t-il. Un autre silence tout aussi gêné va pour s’avancer
mais Alphan, contournant Léonard, lui assène un soufflet d’une telle puissance
que nous en restons estomaqués. Le coup l’a presque renversé. Je relate l’évolution
qui a suivie de la façon la plus simple possible : dans la Fosse, à cet instant
précis, l’idée de faire physiquement mal est atrocement tentante, mais celle
d’y résister l’est encore davantage. Je ne chercherai pas à expliquer pourquoi.
Etre battu par les autres est apparu comme une sorte de transcendance, quelque
chose de suffisamment fort pour n’appartenir qu’à nous Onze. Je ne sais pas
quoi dire d’autre. Que les autres Fondateurs soient interrogés à ce sujet, ils
pourront peut-être donner une meilleure explication. En tout cas, après que
nous avons chacun giflé Pyo à tour de rôle avec la même absence de retenue – sa
joue gauche est luisante, cramoisie - Jean-Paul ne peut s’empêcher d’intimer à
Balt de le battre sur le champ. Frappe-moi l’encourage-t-il. Frappe-moi, je ne
te répondrai pas. Balt le fera et tour à tour après lui, nous souhaiterons subir
le même régime. Les choses se sont déroulées ainsi. Ce n’est qu’après que nous
nous sommes mis à combattre les uns contre les autres.
Au début, nous nous
faisions rosser tour à tour sans répliquer sous couvert de nous endurcir.
Chaque coup reçu était un délice, surtout les plus mauvais. Après, on s’est
juste battus. Dans la plus dense obscurité, puis dans chaque recoin du bunker, du
local technique jusqu’au tunnel.
J’affronte Alphan. Je
frappe Alphan. Je frappe l’Eléphant. Il me frappe. J’ai mal. Je frappe Pyo. Je
rate Pyo. Je frappe plusieurs fois Balt. Maulian me jette au sol. Jean-Paul
m’ouvre l’arcade sourcilière. Je sens Panthéa dans le noir. Je renifle son
entrecuisse avant de la battre à mains nues, dans la hanche.
Je m’endors sur des
érections douloureuses.
[1] De ces sept rites naîtront les deux grands services
Aventiens, celui observé par les moines ayant prononcé la Mue - qui continue de
s’en inspirer par la conservation de sept offices - comme celui des prêtres,
étendu aux sociétés civiles par les accords de la Duale, ramené aux quatre
Grands Quarts initiaux.
Commentaires
Enregistrer un commentaire