Le 4ème H (Tome 1) - "La Règle Primitive" - Post 2

Le franchissement du deuxième Etage


Si l’on se réfère à la première tentative de cartographie Minière, les choses ont commencé à deux cent cinquante mètres sous la station d’épuration des eaux usées de Iasu : c’est de là que le clan Sikilê s’est décidé à prendre la route pour Blell un peu après l’Accalmie. Je le tiens de La Mère elle-même.
Au début les malades étaient entassés au même niveau, dans les galeries des réseaux de transport souterrains, les conduits d’alimentation et toutes les infrastructures enfoncées suffisamment bas sous les agglomérations. Mais avec le nombre, et la propagation, tout le monde a fini par chercher à descendre encore plus bas. En dessous, dans une obscurité quasi-totale, on s’est mis à se disputer les points d’eau, les matériaux de construction et de filtrage, les médicaments. A peu près tout. Puis tout a basculé. Malgré l’assurance affichée par les militaires, le niveau des ressources s’est révélé si insuffisant que les troupes ont été renversées en quelques semaines. C’est plus ou moins à ce moment-là que le mythe d’un réseau de galeries pourvues en vivres et en eau a pris naissance. Un sas plutôt banal est même désigné comme point de pénétration de ce « super-abri » au Nord-ouest, à l’intérieur du fortin de Blell – un avant-poste à accès extérieur de première génération. Cette localisation ne repose sur rien de tangible mais ça drainera un flot ininterrompu de réfugiés qui ne tarira pas pendant près de dix ans. Le fait que l’énorme porte à volant fichée dans le sol de Blell n’a jamais cédé malgré un déferlement d’explosifs de toute taille contribuera à renforcer cette légende : au cours des trois dernières années, le fortin finira même par supplanter tout autre objectif dans le conflit territorial opposant les « clans constitués».
A l’issue de ces cent-neuf mois d’étripage, les anciennes foules s’étant disloquées, Blell n’est qu’une zone dangereuse de plus au centre d’un étage à moitié désert occupé par des groupes hagards. Il est devenu impossible de cartographier la kyrielle de réseaux et de sous-niveaux enchevêtrés en dessous des anciens grands axes. Les poches de survivants, trop de fois formées et reformées, sont à bout de forces. Pour cela, en deux kilomètres à peine, l’entreprise des Sikilê – menés, dit-on, par une Moniale - connaît une notoriété fulgurante : dans cette atmosphère de cloaque, la migration d’un groupe entier en direction de Blell suppose soit la découverte d’une clef, soit la possession d’une nouvelle arme - ou du moins, de quelque chose relançant l’espoir de quitter le deuxième sous-sol. Il faut considérer que les Sikilê ne sont alors qu’un Clan de théologiens sans importance, rattaché à aucun des Grands Cultes. Personne n’est en mesure d’avancer combien ils sont mais du moindre trou, on se lance à leur poursuite. Jusqu’aux mormons Verick, chez qui je vis une fin d’adolescence mortifère.
Aralt, notre guide, n’a rien d’un aventurier. S’il se résout à abandonner l’ahurissante collection d’ouvrages amassés par son Clan - et l’ensemble des objets ridicules qui ont transformé en mausolée la citerne dans laquelle on s’abrite -, c’est à cause de l’épuisement de nos réserves. Nous avons de l’eau, mais plus de quoi nous nourrir. Notre meneur n’est pas grisé par l’idée d’une autre tanière : c’est terriblement inquiet qu’il laisse son refuge derrière lui. Moi je laisse Renée, quatorze ans, comme on se désintéresse d’un jouet.
On quitte la Citerne mal armés et sous la surveillance d’un unique compteur RAD, Sud/Sud-est, bien que la voie conduisant à Blell soit quasiment directe depuis notre abri : Aralt envisage d’intercepter la troupe de la Moniale avant qu’elle n’atteigne son but, mû par l’espoir de résoudre ses problèmes d’intendance avec du troc.
Nous passerons plusieurs petites colonies sans trop d’encombre mais à dater de Öie, c’est le spectacle de cadavres recouverts de linges qui aiguille notre route. Nous avons maille à partir avec deux de ces hordes dépenaillées qui se disputent les dépouilles, heureusement sans essuyer de pertes. Mais l’eau que nous avions emportée comme monnaie d’échange nous est volée. Dès lors, nous éviterons soigneusement les feux.
Vingt trois jours plus tard, quand nous les rattrapons, le Clan des rigoristes Khal a pris les rênes de ce qui est devenu « la Colonne d’Union ». Un adolescent décharné vient de nous guider vers l’entrée d’un quai en exigeant son dû – une bouteille 25 cl non filtrée. En se penchant chacun à notre tour au-dessus d’un remugle semé de cliquetis et de cris, nous découvrons enfin le groupe en route pour Blell. Nous ne saisissons rien des conversations les plus proches et la scène est repoussante. Il y a là beaucoup d’hommes, trop de femmes et trop d’enfants. Tout est sale et hostile, éclairé seulement par des torches.
En remontant les premiers foyers de cette grappe grouillante, nous ne tardons pas à nous confronter à quelques hommes portant ce même vêtement à capuche qui nous aboient des ordres incompréhensibles. Après avoir été bousculés et pris à parti une bonne dizaine de fois, nous finissons grâce à Lysann, la deuxième femme d’Aralt, par trouver un guide en la personne d’une fillette à la peau suspecte qui boit avec avidité à notre dernière gourde. Nous n’avons plus d’eau. Du haut de mes dix sept ans, je pense qu’Aralt est un con.
Nous traversons un groupe de femmes silencieuses dans son sillage avant de faire halte le long d’un grillage. Un peu d’espoir nous regagne : nous avons trouvé les Sikilê. On nous prévient prudemment que la langue à laquelle nous sommes étrangers, la « clanique », est imposée et seule autorisée. Comme mes camarades, je tente de m’approcher pour apercevoir la Moniale. S’il s’agit bien des Sikilê, nous ne voyons ni ne ressentons rien de l’émotion à laquelle je m’étais préparé : leur dos sont voûtés et leur odeur me raidit l’estomac. Finalement, quelques capuches se soulèvent, livrant des visages creusés par la fatigue et la faim. Beaucoup de femmes, qui tiennent voilés leur nez et leur bouche en nous dévisageant sans curiosité. Je ne me remémore pas de tout mais ce sourire qui nous est enfin adressé reste une image vivace, qui contraste toujours d’avec le terrible désenchantement des autres. J’accepte immédiatement qu’il ne puisse s’agir là que de la Moniale-Matriarche, que j’avais imaginée vieille, grande et austère et dont la jeune silhouette ne doit, en réalité, pas dépasser le mètre soixante. Le reste est un peu flou. Il nous faudra juste comprendre que le culte Khal n’a fait qu’une bouchée de son Clan : la moniale n’a jamais eu en sa possession aucun code d’ouverture ni le moindre détonateur, mais le nom d’un homme lui ayant été recommandé de la bouche d’un mourant. Cet homme, c’est le Patriarche Khal.

La jeune Matriarche veut nous conduire à lui : avec ce qui nous paraît être une crainte exagérée, loin à travers la marée humaine puante que nous bordons, une haute silhouette aux cheveux grisonnants nous est désignée. De toute ma vie je n’ai vu telle concentration d’individus. Dans les instants qui suivent, j’ai déjà perdu la trace de la plupart de mes camarades tandis qu’un étrange tapage semble signifier l’imminence d’un mouvement de la colonne. Depuis les contreforts de la voie où on l’a fait descendre, Aralt tente de m’adresser des signes. Je ne le reverrai plus.

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