Notre tour ne viendra pas, dans la mesure où nous l'avons passé.

"... Cette histoire, c’est un peu toujours la même : les types se retrouvent sous terre parce que tout a pété ; on ne dit pas comment : tout le monde s’en fiche. Pas besoin de préciser comment ce monde finira par se foutre sur la gueule au point de devoir se carapater fissa en espérant que ça se tasse : que chacun se fasse son film, c’est pas les pistes qui manquent. C’est devenu un genre à part entière, pour finir. Le « post-apo ». Des dizaines et des dizaines d’histoires traitant toutes à peu près de la même chose. Il paraît que c’est un syndrome du siècle.
Après, c’est quitte ou double : ou ce qui va se passer, une fois le décor posé, est suffisamment bien trouvé pour qu’on ait envie de suivre les aventures de quelques gugusses plus ou moins bien brossés, ou on se coltine un alignement de poncifs. Faut bien le dire, la plupart du temps y’a pas grand-chose de neuf qui émerge, parce que cette histoire-là, on nous l’a déjà servie sous toutes les coutures ; des histoires carrément soufflantes ont déjà été imaginées, dont tout le monde se rappelle et que personne ne saurait plus aborder sans établir de fatale comparaison. Des fois, y’en a qui arrivent encore à exploiter des pistes rabâchées, parce qu’ils le font avec une certaine grâce, un rythme bien tenu, un personnage bien ficelé : alors on est indulgent, on se laisse prendre au jeu ; on sait plus ou moins ce qui va se passer, on connaît déjà les ficelles mais on se laisse séduire, avec un peu de flemme ou de condescendance, parce qu’au fond, on aime ça. Ce type d’histoire.
La plupart du temps ceci dit, on tombe sur une digression un peu bâclée qui se contente de rouvrir des voies précédemment ouvertes, et à ce moment-là il n’y a rien de plus ennuyeux : entamer un voyage en wagon de seconde classe dès lors qu’on a traversé le même paysage au volant de la locomotive de tête, c’est assez morose pas vrai ? Alors les chances sont maigres, si l’on est réaliste, de prendre un nouveau ticket sans être un peu défaitiste, un peu aigri. Mais ça tient à peu de choses. Des fois, on a l’impression, au départ, qu’on va replonger dans un de ces bains tièdes et sans véritable saveur et pourtant, quelque chose de subtil commence progressivement à vous intriguer avant que vous ne vous retrouviez, sans même l’avoir réalisé, complètement harponné. Le bain n’est pas vraiment tiède, en fait, il est déviant. Il fait frissonner. Le savon, les sels de bain, ont bien la même couleur que ceux avec lesquels on n’avait plus vraiment envie de se laver mais voilà qu’une fois jetés dans l’eau, leur dissolution génère une odeur déroutante, familière mais bizarrement désagréable, suffisamment intrigante en tout cas pour que l’on ne se relève pas aussi sec du bac, ruisselant d’eau pisseuse à la recherche d’un peignoir. On se raidit au contraire un peu au fond de l’eau, et on se remet à l’écoute de sentiments diffus, de ceux qui forcent à se concentrer sur soi-même pour être bien sûr de les éprouver. Cette histoire-là, elle est de cet acabit.
On y retrouve tout, les types réfugiés sous terre, des leaders obscurantistes, des ratés propulsés au pouvoir, des scènes violentes voire même un peu dégueulasses, quelques astuces technologiques amusantes, des types et des nanas, tout est là pour souffler et se dire bon, ok, et alors, mais les choses se creusent, une page après l’autre.
Dans cette histoire-là, y’a qu’une seule nana. Et personne ne se la fait. Enfin, personne n’en tombe amoureux plutôt. Y’a un gamin aussi, mais là non plus, pas de déchirement, pas de mise en abîme entre sa faiblesse, sa fragilité, et la rudesse ou la férocité de l’environnement. Le gamin, au contraire, c’est lui qui fout la trouille aux autres, et on n’est pas vraiment certain d’avoir compris pourquoi. Y’a pas de certitudes. Y'a pas non plus de héros ; c’est juste plein de mecs plus ou moins tordus, des banals, des inoffensifs, des timbrés ou des casse-cou. On ne suit personne en particulier mais l’attention reste retenue par cet ensemble un peu vaseux ; on guette une info sur l’un ou sur l’autre, sur la fille qui n’est pas l’héroïne non plus. Y’a aucune figure emblématique, enfin, pas vraiment. On pense reconnaître les gentils mais on n’est pas sûr. On parie un peu, puis on comprend que ça ne sert à rien. On attend des dénouements, des retournements, des surprises; il y en a, mais pas dans le sens classique. On n’a envie de ressembler à personne ; c’est juste comme dans la vraie vie, des choses se passent qui ont des incidences sur d’autres choses, et des mecs se débattent avec ça. On a l’impression de s’emmerder un peu mais dès qu’on referme le récit, ça nous manque. On poursuit quelque chose qui ne viendra pas, et on le sait. C’est terrible, parce que retourner quand même dans cette histoire dans l’espoir d’un truc qui ne viendra pas, c’est assez stupide si on y pense. Mais c’est justement ça qui fait que cette histoire-là est en soi une nouvelle façon de raconter cette même histoire.
Et finalement, c’est ça qu’on veut : qu’on nous raconte éternellement une même histoire, mais pas de la même façon. Peu importe que l’on connaisse déjà les images, les sons, les personnages ou les situations ; peu importe que l’on juge de tout, tout le temps, à l’aune de récits plus anciens et plus excitants : du moment qu’elle est bien racontée d’une nouvelle façon, ou strictement de la même façon mais par une voix différente, cette histoire nous happe.

Alors nous trouvons le sommeil, et rêvons ; et nous nous sentons rassurés de retrouver au matin cette autre réalité de papier posée à nos côtés, avec laquelle on sait pouvoir échapper un peu à cette vie morose et dépourvue de sens qui nous attend, cette vie là que précisément, le récit déguise sous un jour fantasmé qui nous la fait paraître moins dure, moins solitaire, alors même que le récit lui-même s’est donné pour but d’en hypersonder les incohérences. Car regarder son ennui dans les yeux, ses angoisses nez à nez, et s’étonner soi-même de cette forme qu’ils ont pris, chasse inexplicablement un peu de la monstruosité de leur banalité quotidienne. 
Et ce n’est pas que notre apocalypse nous attend ; ce n’est pas que nous frissonnons à l’idée de l’attitude, des choix et des destins que nous aurons à affronter quand le moment fatal sera venu ; c’est que nous nageons nous-mêmes en pleine post-apocalypse, et que nous n’arrivons toujours pas à comprendre quand, ni comment nous en sommes arrivés là."

Jean-Georges Outremont*
1er comité de lecture restreint de "La Règle Primitive", Tome 1 de la saga "Le Quatrième H"
(*nom d'emprunt)

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